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Channel: Il a osé !
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Édouard et Caroline

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Édouard et Caroline, de Jacques Becker, sorti en 1951, fait le pont entre le meilleur du réalisme poétique et la nouvelle vague, entre Renoir et Godard, entre la satire de la grande bourgeoisie de La Règle du jeu et le portrait du couple moderne dressé dans Une femme est une femme. De part et d’autre du petit drame conjugal au cœur du film, Daniel Gélin, physiquement à la frontière entre Jean-Claude Brialy et Charles Aznavour, avatars majeurs des premiers soubresauts de la nouvelle vague, dans la peau d'un pianiste de génie en slip poutre-apparente ; et Anne Vernon, actrice au physique ophülsien mais dont le jeu préfigure celui d’Anna Karina, que l’on croit entendre par anticipation quand elle gueule « Merde !  Merde ! Merde ! » au téléphone. Libre, sautillante, grimaçante, vivante en clair, quand elle nous sourit à travers son miroir ou quand elle danse entre deux pièces, écrase une fleur sous son pied nu ou reçoit une baffe avant d'essayer de mordre son compagnon, Anne Vernon est pour beaucoup dans l'énergie et la beauté du film.




Le conflit, la scène de ménage, que dis-je, la guerre conjugale est déclarée quand Gélin colle cette gigantesque baffe à Vernon, dans un gros plan brutal où l’on croirait la mâchoire de la jeune femme littéralement déboîtée. Pourquoi la gifle-t-il ? Tout naît d’un problème vestimentaire, donc d’apparat, donc de classe. Le couple doit se rendre chez le parrain fortuné de la demoiselle (qui l’appelle « Carolaïne », à l'américaine, de son ton pédant de bourgeois crétin) afin qu’Édouard y fasse monstration de ses talents de musicien face à ces gens du beau monde. Sauf que Caroline a jeté son seul gilet, vieux et abîmé, et qu’Édouard doit aller en quémander un au fameux parrain de sa fiancée, ou au cousin de cette dernière, qui la courtise sans grand secret. Et tandis que les deux aristocrates se foutent peu discrètement de l’artiste-bohème démuni, Caroline décide de découper sa propre robe pour découvrir ses jambes, comme le lui conseille un magazine de mode (on sent venir l'importance de la presse et de la publicité à l’œuvre dans les futurs films de Godard ou de Truffaut). Quand il rentre chez eux, Édouard découvre les retouches portées à la robe et réagit au quart de tour. Après l’avoir traité de « gros paysan abruti » sur un ton assez comique, Caroline hurle à Édouard - qui entre-temps a jeté tout ce qu’il a trouvé par terre - qu’il la dégoûte, et lui jette ses souliers au visage, obtenant pour toute réponse la gifle qui met le feu aux poudres.




Le symbole de la gifle, et le gros plan qui en marque la violence, donnent à penser qu'Édouard est le coupable de l’affaire, qui en outre se veut réactionnaire et machiste face aux innovations textiles et aux velléités chics de sa femme. Mais c’est aller un peu vite en besogne. Quand Caroline traite Édouard de « gros paysan abruti », elle ne se contente pas de remettre en cause son ignorance des choses de la mode, elle le renvoie à sa condition de prolétaire besogneux. C’est d’ailleurs elle qui a jeté le gilet honteux d’Édouard et qui a tout manigancé pour qu’il doive aller en demander un au parrain fortuné. Et la violence de ses « Tu me dégoûtes ! », répétés à l'envi, comme celle de ses lancers de chaussures, n’est pas inférieure à celle de la baffe lancée par Édouard en retour. La réponse qu’elle fait est d’ailleurs révélatrice de sa propre part de monstruosité. A peine remise de sa gifle, elle lui dit cette chose terrible : « C’est exactement ce que j’attendais ! ». Caroline savait qu’un homme du peuple comme lui serait forcément un rustre et un violent. Il n’avait aucune chance. Le mépris de classe que Caroline inflige à Édouard est parfaitement horrible, et la gifle, en comparaison, bien peu de choses.




Cette phrase, « c’est exactement ce que j’attendais », sous-entend aussi que le couple joue un scénario entièrement pré-écrit, une comédie de mœurs donnée d’avance. Tout pour eux ne consiste qu’à se mettre en scène, qu’il s’agisse de jouer en virtuose devant une assemblée de mondains dans l’espoir d’obtenir un contrat, ou de jeter les vases par terre à la moindre dispute. La comédie aristocratique (de courte durée : après s’être pâmés à l’écoute du morceau de classique d’Édouard les mondains se mettent à chanter en chœur, euphoriques, un air populaire idiot) et tous ses rituels de séduction aussi factices que crétins (quand une comtesse joue à faire craquer le parrain de Caroline d’un "regard qui tue" face aux invités attroupés) trouvent leur pendant chez nos jeunes gens, Édouard et Caroline, dont on ne sait jamais s’ils sont réellement en conflit ou s’ils jouent la comédie du mariage, se déchirant pour la première pécadille venue avec une exagération jubilatoire. 




De la fête à la Colinière à la dispute des amants gordardiens à base de titres de livres, des mondanités à l’intimité du couple, tout n’est qu’affaire de mise en scène et de comédie. Le monde est un théâtre, comme disait l'autre, le mariage en tout cas est une scène, et, comme toujours en matière de spectacle, les américains ont une longueur d’avance. C’est, parmi tous les invités de la soirée mondaine, l’américain bien tranquille, celui qui méprise les festivités fantoches de ses pairs mais y participe, le cynique parmi les cyniques, qui accepte d’être trompé par sa femme à condition de la tromper en retour, c’est bien lui, l’américain, qui sait reconnaître le talent de pianiste d’Édouard, qui lui fait signer un contrat qu'on devine juteux, et qui, en le faisant accéder à la classe à laquelle il avait le tort de ne pas appartenir, règle aussitôt le différend des deux amants. Le film pose ainsi, et brillamment, la question éternelle, moins de la lutte des classes que du poids, au sein du couple, de la réussite et de la reconnaissance sociale.


Édouard et Caroline de Jacques Becker avec Daniel Gélin, Anne Vernon, Betty Stockfield, Jacques François, Jean Galland et Elina Labourdette (1951)

L'Imaginarium du Docteur Parnassus

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Heath Ledger est mort en tournant L'Imaginarium du Docteur Parnassus. Je me contente de cette phrase scrupuleusement factuelle et je vous laisse faire les liens que bon vous semblera (mais qui s'imposent au bon sens). L'acteur est décédé avant d'avoir pu tourner toutes les scènes du film de Terry Gilliam, et fut remplacé au pied levé par ses amis Johnny Depp, Jude Law et Colin Farrell, tour à tour appelés à faire le déplacement par le réalisateur à chaque fois que le héros de son film devait passer dans un nouveau miroir vers un autre monde parallèle. Si Ledger n'a pas pu tourner toutes les scènes autant vous dire qu'il n'a pas non plus eu le temps de poser pour l'affiche, et on devine à sa petite taille et aux reebok portées avec un costume trois pièces que c'est Colin Farrell qui a prêté son corps à l'acteur mort, dont le visage a ensuite été collé là sous photoshop pour un résultat qui laisse à désirer mais qui n'égale pas, en termes d'atrocités, le contenu du film.


Colin Farrell est soit un pur génie soit une vaste enflure, j'ai encore des doutes.

Le début, c'est très finement vu. Ça commence par le spectacle, dans une sorte de foire, du fameux docteur Parnassus, et personne n'y assiste, personne n'en a rien à battre. C'est une belle méta-analyse. Personne n'en a effectivement rien à foutre de L'Imaginarium du docteur Parnassus. A part moi qui ai maté cette daube à 23h01 un samedi, en maudissant le petit quart d'heure qui me séparait de l'émission hebdomadaire d'Alain Ruquier, l'épouvantail du PAF, cet empaffé, mon pote Ruquier. J'en rate pas une, de Ruquier. Je suis accro à la perruque peroxydée de Ruquier, je suis gaga de ses blagues en bois, de son vieux dentier et de ses mimiques affreuses, et ça fait de ma vie un suffisant merdier pour en prime m'envoyer, alors que personne ne m'y force, les élucubrations cafardeuses de Terry Gilliam, l'idole des réalisateurs français à la ramasse (Dupontel en tête).


Parnassus lui-même se contrefout de son propre imaginarium...

Cette brillante méta-introduction du film nous présente donc le show du docteur Parnassus, qui n'amuse personne et encore moins ce dernier vu qu'il pionce assis en tailleur sur un tabouret au milieu de la scène. Après ce spectacle morbide, un mec complètement bourré monte sur l'estrade, balance tout le monde par terre et affirme vouloir "se faire" Parnassus. Il veut se "taper" le docteur Parmesan et le crie à la cantonade, bien décidé à, je cite, "s'enculer le doctor paillasson" (sic.). C'est son projet, il est là pour se "faire" Parnassus. Et je ne peux que me rallier à sa cause désespérée. Mais tout dérape avant que l'enculade n'ait lieu et le type entre dans un miroir pour se retrouver dans un monde parallèle prodigieusement laid, criard, usant, typiquement "décalé" et tragiquement déprimant, plein d'effets spéciaux piteux, de freaks poisseux (quid de Ron Perlman et du "mini-moi" d'Austin Powers, ce nain star en forme de verge), enfin bref de tous les éléments habituels et autres tocs sempiternels du fameux "univers Gilliam".


L'univers Gilliam fait mal aux yeux, et la vision de ce film peut réclamer plusieurs mois passés au fond du gouffre de Cabrespine avec un sac isotherme opaque enfoncé sur le crâne, pour réhabituer la rétine à la vie et aux choses belles en particulier.

Malgré les apparences, je termine cette critique heureux. J'ai écrit tout ça en croisant les doigts pour que Gilliam sorte une nouvelle marque d'engrais sur grand écran et me donne un beau prétexte pour poster cette critique un jour. La nouvelle livraison de lisier signée du maître est enfin venue. Du coup félicitez-moi, je crois que mon petit texte est à peu près lisible, pourtant quand on écrit les doigts croisés, AZERTYUIOP devient YTRUEIEZOPA.


L'Imaginarium du Docteur Parnassus de Terry Gilliam avec Heath Ledger (aka Jude Law, aka Johnny Depp, aka Colin Farrell), Christopher Plummer et Tom Waits (2009)

La Servante

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Nettement supérieur à The Housemaid, remake réalisé il y a quatre ans par Im Sang-Soo, La Servante de Kim Ki-Young, qui remonte à 1960, nous présente le quotidien d'une petite famille coréenne qui vient de s'installer dans une maison plus grande pour accueillir un troisième enfant. Le père est professeur de piano, la mère, enceinte, coud quand son état le permet. En dépit de leurs difficultés financières, ils décident d'engager une bonne pour lui confier le soin de la maison et des enfants en attendant l'accouchement et le rétablissement de la maîtresse de maison. Mais la servante en question investit les lieux plus vite que prévu, force le père à devenir son amant et ne tarde pas à faire plier toute la famille sous sa volonté.




Le film passe ainsi très vite de la vague comédie de mœurs teintée de critique sociale au home-invasion et au huis-clos malsain. Et si Kim Ki-Young convoque explicitement Hitchcock en citant sans détour la plus célèbre scène de Soupçons, celle du verre empoisonné porté dans les escaliers, non plus ici illuminé de l'intérieur mais pratiquement filmé de l'intérieur, son film est avant tout hitchcockien en tant que c'est un film polanskien par anticipation.




La Servante n'est pas tant un huis-clos qu'il en devient un, comme Répulsion cinq ans plus tard, se refermant progressivement mais sûrement sur la maison vérolée par l'intruse, comme Le Locataire se recroquevillera lentement sur la psychose de son protagoniste. Tout va se jouer dans les murs d'une demeure hantée, contaminée même, en cela que l'envahisseuse est tour à tour associée à différents types de bêtes horribles. D'abord les rats, quand, dès son arrivée chez ses patrons, et sans dire un mot, la servante entre en tout premier lieu en contact avec l'un des rongeurs qui pullulent dans la cuisine, le tue sèchement et déclare quelque chose comme : "Ça va être la fête des rats". Antiphrase qui pourrait bien être une phrase tout court, dite au premier degré, et qui se pare d'une toute nouvelle ambiguïté du fait que la servante, incarnée par Eun-shim Lee, actrice au visage inquiétant et aux yeux notoirement écartés, est elle-même filmée à la fois comme un rat et comme un serpent, ennemi privilégié des rongeurs. Toujours tapie dans l'ombre, observant ses hôtes depuis son trou (une petite chambre à part qui lui offre un accès bien pratique au bureau du chef de famille par l'extérieur, via la baie vitrée du balcon), la servante est immédiatement identifiée à un nuisible, d'abord discrète puis vite incontournable et omniprésente, elle prend peu à peu possession des lieux, comme dans la nouvelle Les souris de Buzzati. Mais elle évoque aussi bien un reptile par sa façon de se glisser dans les pièces sans se faire entendre (le cinéaste fait montre à ce titre d'une remarquable appréhension de l'espace), et par son art d'enlacer ses proies pour les étouffer. Après s'être libérée de sa tunique trempée comme d'une mue, elle enveloppe les corps étrangers pour les soumettre, doigts croisés dans le dos du professeur de piano, pieds enroulés autour de ses jambes. Plus tard, elle tuera ses victimes en les empoisonnant, crachant son venin sans prévenir, qui n'est autre que de la mort-aux-rats... Or cette arme pourrait bien se retourner contre elle, qui est serpent et rat, victime et bourreau : après avoir violé le père de famille et se l'être accaparée en véritable mante-religieuse, elle perd l'enfant né de cette union volée et sombre dans la folie, obsédée par une soif de vengeance destructrice qui la pousse à terminer son ouvrage de destruction du cocon familial. Némésis de la mère de famille couturière, elle achève ainsi de tisser sa toile (visible à même les murs de la demeure infectée - là encore on pense à Polanski - où les jointures entre les pierres s'entrecroisent en tous sens) telle l'araignée annoncée par le jeu des deux enfants du couple dans le générique d'ouverture, qui consiste à entrecroiser indéfiniment les boucles d'une ficelle tendue entre leurs doigts.




Le seul problème, au fond, c'est que le film a tendance à s'empêtrer lui-même dans sa toile et souffre de la répétition des motifs de son propre jeu, ce malgré une montée exponentielle de la perversité à l’œuvre au sein du foyer. Mais les longueurs et le léger patinage de la deuxième partie n'enlèvent rien aux éclats de la mise en scène, à la belle composition des cadrages, au travail subtil sur les éclairages et à ces mouvements de caméra qui ménagent une tension bien réelle quand ils font buter un personnage sur le regard d'un autre ; ni d'ailleurs au terrible bloc de mystère du personnage principal ou au charme morbide de l'actrice qui l'interprète, et encore moins à la charge érotique qui imprègne le film et qui parvient à faire oublier le symbolisme appuyé d'un scénario un rien sur-écrit. Ne citons que cette scène où, après leur première étreinte, la servante se jette aux pieds de son employeur et enlace sa jambe, tenant sa cigarette incandescente à la verticale en lieu et place du sexe tenu, enserré, d'une victime bientôt castrée virtuellement, quand la jeune femme retire brutalement sa main de l'entrejambe de son amant forcé dans un geste d'arrachement, pour jeter sa cigarette dans le hors-champ. La métaphore, qui serait pesante sans la puissance sexuelle accumulée précédemment, est superbe. On ne peut alors que regretter le finale, en forme de twist, où l'un des personnages s'adresse directement au spectateur à travers la caméra pour pointer sur lui un doigt accusateur, sur un ton entendu et rigolard, dans une conclusion plutôt lourde, et doublement quand ce clin d’œil satisfait succède, avant l'arrivée dudit twist, à une morale déjà trop clairement exprimée par le personnage de la mère (ils seraient punis, elle et les siens, pour leur folie des grandeurs et leur bonheur à crédit). La servante aurait gagné à s'abîmer dans la psychose de son personnage éponyme sans chercher à nous cueillir par cette pirouette finale, d'autant plus inutile que le film avait déjà suffisamment d'arguments pour nous saisir plus en amont, et plus fermement.


La Servante de Kim Ki-Young avec Eun-shim Lee, Jeung-nyeo Ju et Jin Kyu Kim (1960)

Blackfish

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A la différence du lion ou de l'agneau, l'orque, véritable merveille de la nature au potentiel cinégénique ahurissant, n'a, jusqu'à présent, jamais été très gâté par le septième art. Sauvez Willy est le premier titre venant à l'esprit du quidam qui essaye de se remémorer les apparitions cinématographiques de ce si noble cétacé qui mériterait infiniment mieux que cette triste production familiale sans âme. Plus récemment, l'infâme Jacques Audiard s'en est pris très sournoisement à l'odontocète en le faisant passer pour l'enflure de service impliquée dans tous les mauvais coups du scénario ridicule de son affligeant De Rouille et d'os. Les plus fins limiers penseront quant à eux à Orca, anecdotique mais sympathique sous-Dents de la mer sorti en 1977 où un épaulard particulièrement rancunier s'en prenait à l'équipage entier d'un malheureux chalutier pour venger la mort de son fiston transformé en mille sushis. A part ça : RAS.




Avec son documentaire sobrement intitulé Blackfish, Gabriela Cowperthwaite voulait donc réparer cette terrible injustice et rendre aux baleines tueuses la place qu'elles méritent dans la nature et sur pellicule. Blackfish est un documentaire à charge contre les parcs à thèmes marins qui gardent en captivité nos épaulards préférés plutôt habitués à la vie nomade (ils parcourent une moyenne de 10 miles par jour, soit 16.09344 km !). Avec une efficacité redoutable, Blackfish montre tous les dangers de cette captivité en s'attardant essentiellement sur la carrière ponctuée de coups d'éclats sanglants d'un orque mâle nommé Tilikum, impliqué dans les morts plus ou moins accidentelles et préméditées d'une petite tripotée d'employés imprudents d'un Marineland de Floride. C'est bien simple, le documentaire de Gabriela Cowperthwaite (seul Tilikum parvient à prononcer le nom de la réalisatrice) est si profondément engagé dans sa thèse que les personnes décédées paraissent presque fautives, coupables. Si j'étais parent de l'un de ces pauvres entraîneurs de baleine, retrouvé haché menu dans les siphons des aquariums ou simplement gobé tout rond, je ne sais pas comment j'encaisserais la chose...




Mais le fait est que je ne connais aucun des disparus et j'ai donc pu prendre un pied pas possible devant Blackfish. Car s'il n'est pas vraiment subtile, ce documentaire évite le racolage et atteint ses objectifs : dénoncer les dérives de notre société du spectacle et, plus largement, blâmer la soi-disant supériorité de l'Homme occidental, son arrogance et son infini manque de respect envers le règne animal dès qu'il s'agit de se remplir les poches. Les accidents provoqués par Tilikum, en particulier ces assassinats de sang froid dont il est l'auteur pleinement responsable, sont généralement coupés au moment opportun ou montrés sans réelle lourdeur. Tous ces drames ont en effet été immortalisés sur vidéocassette, les caméras des aquariums étant toujours allumées, quand ce ne sont pas celles des spectateurs, tétanisés. On retiendra cette image troublante d'une jeune employée de SeaWorld ressortant en larmes du bassin avec, à la place de la jambe, le bras ensanglanté de Jamel (la demoiselle avait simplement voulu caresser la bête qui n'était hélas pas d'humeur très joviale ce matin-là).




La compagnie SeaWorld est directement visée. On condamne sa gestion irresponsable des orques avec, à l'appui, des témoignages d'anciens employés, dégoûtés à vie, et les commentaires de spectateurs encore sous le choc d'avoir assisté aux démonstrations gores de l'adorable Tilikum. On retrace en détails le traitement qui est réservé à ces pauvres baleines, recrutées dès leur plus jeune âge dans les eaux glaciales islandaises pour atterrir dans les fournaises de Floride, séparées prématurément de leur mère avec lesquelles elles entretiennent naturellement un rapport fusionnel jusqu'à la fin de leur adolescence (étonnantes bestioles...), puis parquées dans des prisons d'eau sans lumière négligeant les proportions et, enfin, contraintes à finir leurs jours aux côtés de congénères éprouvant les mêmes sentiments de haine et d'amertume envers l'homme et la vie en général. Tout cela fait véritablement froid dans le dos ! La thèse du film pourrait aisément être résumée en deux mots "Free Tilly", ou par la tagline de l'affiche, "Never capture what you can't control" (une phrase qui figure également, toute déformée, sur mon slip).




La réalisatrice s'applique également à révéler tous les mensonges énormes véhiculés sans honte par les directions de ces parcs à thème. Celles-ci promettent notamment que les orques jouissent d'une plus grande espérance de vie en aquarium alors qu'elle y est en réalité divisée par deux ! Ils soutiennent également mordicus que le pathétique repli de la nageoire caudale de l'animal est tout à fait banal à l'état sauvage, là où cette anomalie ne touche en réalité qu'un infime pourcentage de leur population. Une chose est sûre, après avoir vu ça, je n'irai jamais dépenser un seul centime dans un Marineland, si ce n'est pour jeter cette pièce dans le premier bassin venu en priant pour leur pardon. Je partage l'avis de cet intervenant chauve et ventru assurant qu'il ne veut pas montrer à son enfant un monde où de si majestueux animaux sont réduits à l'état de clown gaffeur par des hommes sans scrupules, aveuglés par l'appât du gain et l'argent facile. Le film de Cowperthwaite prouve quant à lui son honnêteté absolue en choisissant délibérément une véritable photographie de Tilikum en guise d'affiche, alors qu'un orque à la nageoire caudale glorieusement dressée aurait été plus esthétique (bon, d'accord, cet argument-là ne vaut pas un kopeck).




La principale réussite du film est de nous placer devant l'abîme vertigineux d'incompréhension et de mystère qui nous sépare d'une espèce animale si évoluée, au comportement définitivement autre, que les recherches scientifiques encore balbutiantes ne parviennent toujours pas à saisir. Ce documentaire participe en cela à nous faire réaliser qu'il manque seulement aux orques l'équivalent de nos mains pour dominer le monde et nous réduire en bouillie. Face à la force de certaines images de ce documentaire, qui parvient à laisser dans un véritable état d’hébétude en réussissant régulièrement à capter toute la grâce naturelle des orques, capables d'un grand pouvoir de fascination, mais aussi face à l'incontestable puissance dénonciatrice de l'ensemble, on comprend sans mal que Blackfish ait été l'étonnant invité de quelques tops annuels en 2013. Mais en ce qui me concerne, je ne suis tout de même pas allé jusque-là.




J'ai certes pris un réel plaisir à suivre ce film, j'y ai appris certaines choses et il m'a amené à réfléchir à des questions bien plus larges que celles concrètement abordées. Mais il y a toutefois un côté très américain, avec ces témoignages la larme à l’œil et quelques petits surlignages dispensables, qui m'a un peu gêné. A mes yeux, cet aspect-là empêche Blackfish d'être autre chose et davantage qu'un documentaire particulièrement efficace. Je saluerai tout de même le savoir-faire incontestable de la dénommée Gabriela Cowperthwaite. Il fallait quelqu'un de très doué pour réussir à faire passer ces lascars des océans pour des anges totalement innocents. Tilikum est entièrement pardonné et a bien droit à quelques seaux supplémentaires de sardines. Sa folie destructrice apparaît comme la seule conséquence de ses conditions de captivité déplorables. La réalisatrice réussit amplement sa mission. L'ardoise des orques est complètement effacée. Leur agressivité et leur mesquinerie naturelles sont oubliées. Plus personne, après avoir vu ce film, ne pensera, comme moi, qu'il s'agit de véritables poisons à effacer de la surface de la planète. C'est déjà ça !


Blackfish de Gabriela Cowperthwaite avec Tilikum, ses spectateurs et ses victimes (2013)

Rabies

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Présenté comme le tout premier slasher du cinéma israélien, Rabies est avant tout un film d'horreur plus intelligent que la moyenne et prenant un malin plaisir à déjouer méticuleusement les attentes des spectateurs. Son étiquette de slasher est ainsi totalement factice, même si ses deux auteurs, Navot Papushado et Aharon Keshales (qui ont co-signé la réalisation et le scénario), connaissent parfaitement le genre et s'amusent à mettre tout en œuvre pour que l'on croie bel et bien qu'ils nous mènent droit vers cette voie si familière. Leur film débute ainsi avec une petite bande de jeunes qui s'en vont jouer au tennis et se retrouvent malencontreusement coincés dans une sorte de réserve naturelle après avoir percuté un type déjà bien amoché avec leur 4x4. La pauvre victime finit par se relever et leur demande de l'aide : une jeune fille serait retenue prisonnière dans les bois, vaste espace truffé de pièges en tout genre, et vraisemblablement hantée par un mystérieux tueur. Un brave berger allemand, un couple de géologues sympathiques et un duo de flics idiots se mêlent ensuite à la fête, le massacre peut alors commencer... Tous les personnages finiront en effet par y passer, sans qu'une logique compréhensible ne semble jamais régir cet étonnant carnage, ma foi assez plaisant à suivre et plutôt amusant dans sa majeure partie. Quand on comprend enfin que le film s'échine à éviter toutes les étiquettes pour finalement apparaître comme une sorte de parodie sanglante à l'humour noir particulièrement glaçant et corrosif, on finit tout de même par s'ennuyer un brin. Le petit jeu de massacre devient progressivement un peu trop systématique et le film peine à tenir la longueur. Las, on peut même se demander si l'exercice n'est pas un peu vain, et c'est bien dommage, car avant que le film s'essouffle et que son rythme patine, on goûtait là une vraie singularité. 




Il y a en effet un réel talent, chez les auteurs de Rabies, pour surprendre et intriguer l'audience habituée à voir défiler sous ses yeux des produits horrifiques aseptisés et se ressemblant tous comme deux gouttes d'eau. Bien qu'imparfait et maladroit, leur film apparaît du coup comme une réponse modeste et maligne à ce cinéma d'horreur sans âme ni aucun imprévu qui abreuve nos écrans depuis des lustres. Leur mise en scène parfois très inspirée réussit à faire surgir l'inattendu et à provoquer la stupeur, avec par exemple cette scène très bien menée où, tandis qu'un des flics est au téléphone et que la caméra le suit dans ses déplacements, nous devinons en arrière-plan une situation a priori anodine qui prend peu à peu une tournure épouvantable. Autre particularité : Navot Papushaldo et Aharon Keshales ont le chic pour faire monter la tension et nous quitter juste avant la conclusion paroxystique attendue de la scène, pour mieux enchaîner avec une autre situation tendue, en reproduisant encore le même schéma, ce qui a pour effet de créer un suspense original et une attente toujours bien entretenue. Arrivé dans une scène, on a hâte de revenir à la précédente, que l'on ne reprend pas au moment où on l'a quittée, mais après : on peut alors deviner ce qui s'y est produit, et ainsi de suite. Bref, leur petite idée fonctionne comme il faut ! Notons aussi que les acteurs sont tous bons, et permettent eux aussi d'élever le film nettement au-dessus des standards habituels. Une jeune actrice brune aux yeux bleus, AniaBukstein, intrigue beaucoup. Son corps avantageux correspond parfaitement à ceux de ces bimbos décérébrées que l'on croise inévitablement dans ce genre de films, mais il est surmonté d'un visage de caractère, très particulier, presque masculin, dont les réalisateurs exploitent très bien la bizarrerie. Malgré les défauts de ce qui est leur tout premier film, Navot Paspushado et Aharon Keshales s'affirment comme un duo de cinéastes à suivre. Leur Rabies reste une bonne surprise, un film étrange et étonnant qui mérite amplement que l'on en dise quelques mots.


Rabies de Navot Papushado et Aharon Keshales avec Lior Askenazi, Danny Geva et Ania Bukstein (2010)

Big Bad Wolves

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Après le plutôt prometteur Rabies, slasher hybride étonnant, voici donc le deuxième long métrage du duo israélien, Aharon Keshales et Navot Papushado, déjà accompagné d'une réputation assez enviable. Le duo est encore bien décidé à explorer différents genres cinématographiques en nous proposant cette fois-ci ce qui ressemble d'abord à un film de gangsters, avec sa tripotée de personnages de truands idiots, et mute progressivement en un thriller en huis-clos louchant clairement du côté du torture-porn, le tout étant régulièrement teinté d'un humour noir plus ou moins heureux. C'est sans doute cet esprit aventureux, à la fois riche en références et visant malgré tout l'originalité, qui a dû taper dans l’œil de Quentin Tarantino, lui-même régulièrement cité par les deux israéliens. Le cinéaste le plus vénéré de sa génération a ainsi fait de Big Bad Wolves son petit poulain. Son coup de pouce s'avère malheureusement assez cruel tant il apparaît démesuré : il a pour effet de gonfler les attentes de spectateurs qui seront, du coup, inévitablement déçus. Sa citation définitive, inscrite en gros sur l'affiche, dessert totalement le nouveau film de Keshales et Papushado. Il s'agirait donc du "meilleur film de l'année", tout simplement... On connaît la spontanéité de Tarantino en interview et son enthousiasme excessif pour un certain cinéma bis, il est donc nécessaire de prendre cette phrase avec de sacrées pincettes, autrement dit, de ne pas la prendre au sérieux du tout. Je vous y encourage, vous risqueriez sinon d'être de nouveau plongé dans la plus grande incompréhension face aux préférences de celui qui pourrait utiliser son immense aura pour mettre en avant des titres autrement plus remarquables...




Car Big Bad Wolves est une œuvre bâtarde, beaucoup moins originale que Rabies, un film raté, qui peine tout du long à surprendre et à trouver un équilibre entre sérieux et second degré. Deux hommes, le père d'une fillette assassinée et un flic aux méthodes discutables, se lancent à la poursuite d'un tueur en série pédophile. Après avoir mis la main sur le principal suspect, ils se retrouvent dans le sous-sol d'une maison isolée. Leur objectif est de faire avouer au suspect ses crimes avant de le tuer. Le point de départ est d'une grande banalité et on attend que le duo s'en serve comme base pour enchaîner les péripéties. Que nenni. On attend toujours que le film aille plus loin, d'un côté comme de l'autre, vers le sérieux ou l'humour ; en vain. Les moments de tortures sont à la fois timides et suffisamment démonstratifs pour être dérangeants (en particulier le passage au chalumeau). Les problèmes moraux que pourrait interroger le scénario sont tout simplement ignorés (ce qui n'a pas dû embêter Tarantino...). Quant aux quelques blagues, elles tombent très souvent à plat et sentent vraiment le réchauffé. Pour ce qui est de la forme, la mise en scène et la photographie sont très pro, très américaines, on jurerait qu'on est en train de regarder un film hollywoodien ou une série-télé soignée. En bref, rien à signaler. Là encore, on est en droit d'attendre autre chose d'un tel film... Keshales et Papushado faisaient preuve de plus d'inspiration dans leur premier essai, ils attestent ici d'une personnalité bien plus hésitante et timorée. Pas de quoi s'enflammer, et quand survient le générique final, on est carrément sur notre faim. Inutile de dire que je ne me ruerai guère vers les autres titres qui constitueront le fameux top annuel de Tarantino.


Big Bad Wolves d'Aharon Keshales et Navot Papushado avec Lior Ashkenazi, Rotem Keinan, Tzahi Grad (2014)

L'Empire des ombres

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Retour à l'horreur pour Brad Anderson après Session 9. Comme toujours, on retrouve à l'affiche une tripotée d'acteurs en manque de reconnaissance mais bien décidés à relancer leur filmographie avec le petit film d'horreur "culte" qui va bien, et croyant sonner à la bonne porte chez le réalisateur de The Machinist. C'est oublier que Brad Anderson, livreur de pizzas de son état, est plutôt habitué à faire du porte-à-porte lui-même, et à ramener la marchandise en bonne et due forme, sans oublier la petite sauce piquante indispensable, celle qu'on finit par balancer dans la gamelle du chat, pour le voir réclamer une douche froide en miaulant à la mort. Sont allés sonner chez Brad : Hayden Christensen, le Raazad-gul de Star Wars (deuxième trilogie, première dans l'ordre chronologique, soit la première trilogie) ; Thandie Newton, le sosie de Marion Jones, l'athlète camée qui a définitivement arrêté sa carrière après être passée sous les 5 secondes au 100 mètres haies, départ arrêté ; John LeGuizamo, la fameuse tête brûlée, au sens propre, qui chante ses dialogues avec son accent de marriachi et son sombrero sur la tête et nous transporte dans les favellas de Rio de Janeiro dès qu'il ouvre la bouche. Soit un casting black-blanc-beur bien trouvé vu que l'idée était de réunir un panel de la race humaine confrontée à la peur ancestrale du noir, concrétisée ici par un phénomène paranormal flippant faisant disparaître tout être vivant happé par l'obscurité, y compris les chauves-souris et les mannes, espèces pourtant rodées à la pénombre.


Photo volée de Brad Anderson, après une dure journée de tournage.

Filez un script pareil à Carpenter (ou à n'importe quel grand cinéaste) et il vous chie des lingots d'or, jouant sur le hors-champ, sur la profondeur de champ, sur la profondeur du champ, sur le champ, le contrechamp, le champ-contrechamp, le tout en allant à Auchan (pour régaler son équipe technique de plats mitonnés aux petits oignons). Toute la grammaire la plus simple du cinéma y passerait, le b.a.ba au service de l'effroi et d'un concept minimaliste mais permettant toutes les expérimentations formelles de France et de Navarre. Quand il a lu le script, script qui pour ne rien gâcher était exceptionnellement écrit en noir sur fond noir, John LeGuizamo déclare s'être écrié "Hé carràmba !". Thandie Newton, renouant tout-à-trac avec le bonheur connu sur le tournage deCollision, aurait quant à elle tapé un sprint. Rien sur la réaction à chaud de Hayden Christensen, qui affirme en revanche ne pas savoir lire. Et pourtant le scénario tourne vite au banal et au grand guignol (c'est paradoxal mais vrai, dans le sens où l'on prend conscience que le type aux manettes est un grand guignol). Passées les premières séquences un peu étonnantes, dans lesquelles on voit le noir envahir l'image (et qui poussent le spectateur à ouvrir ses volets), on nage dans un énième film post-apo, post-nuke, peuplé par une bande de survivants malodorants, antipathiques au possible, qui se retrouvent dans une cave où, par hasard, l'ampoule tient bon, à jouer aux cartes et au billard pour tuer le temps, et à se demander comment trouver de la bouffe dans un Harlem plus que jamais plongé dans le black.


John Leguizamo tétanisé par sa peur des noirs dans un film limite.

Ultime et seule surprise de cet Empire des ombres : le dernier plan, qui nous montre, dans un monde définitivement vidé de toute vie, un pont sur lequel une main maladroite a tagué "Josué wuz here". Cette scène, dépourvue d'explications, qui tombe comme un cheveu sec et cassant sur une soupe de merde, a cependant l'effet pervers d'amener les spectateurs les plus curieux, ou du moins ceux qui refusent de rester comme des cons après une heure et demi passée à maudire le frère de Sonny Anderson, le festival de Gerardmer et le cinéma tout entier, à taper "Josué wuz here" sur google (après avoir fait un arrêt sur image pour déchiffrer ce tag maléfique). Cette phrase rappelle directement l'un des plus grands mystères irrésolus de la vie et de l'histoire humaine, en l'occurrence la disparition de la 13ème colonie de pionniers quaker wasps partis à la découverte du nouveau monde. Le chiffre 13 portant malheur, la colonie était mal barrée d'office et se volatilisa sans crier "gare !", du jour au lendemain. Aucun cadavre ne fut retrouvé, aucune trace de combat, de catastrophe, aucune télé allumée sur Ruquier qui expliquerait une fugue collective, aucun google-image resté tanqué sur le décolleté de Laury Thilleman pour justifier qu'on abandonne tout vêtement et qu'on aille se foutre à l'eau en groupe. Bref, pas l'ombre d'une explication ou du moindre indice. Seule demeura l'écorce d'un arbre où quelqu'un avait griffonné, on vous le donne en mille, et Brad Anderson s'en est souvenu au moment opportun : "Josué wuz here"... Cet événement reste et restera un phénomène inexpliqué, dont l'énigme aura alimenté des tonnes de mémoires, de thèses, de pages web, de critiques ciné et de documentaires, ainsi qu'un beau film en bois signé Bradley Michigan Anderson. Le cinéaste a toujours réussi à sauter la haie de la diffusion salles, sauf pour ce film, sorti directement en dvd après un accueil glacial à Gerardmer, où Brad Anderson, juge et parti puisqu'il était à la fois en compétition et membre du jury, déclare avoir passé deux semaines "calfeutré dans une chambre d'hôtel". A la fin du festoche, n'ayant aucune nouvelle du cinéaste, les organisateurs ont forcé la porte de sa chambre pour découvrir qu'il s'était volatilisé. Griffonné sur le miroir de la salle de bain avec un rouge-à-lèvres, on pouvait lire : "Brad Anderson wuz here".


L'Empire des ombres de Brad Anderson avec Hayden Christensen, Thandie Newton et John Leguizamo (2011)

The Call

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Qu'il est loin le temps où Brad Anderson incarnait un mince espoir pour le cinéma de genre américain... Lui qui avait commencé sa carrière avec des petits films indépendants honorables et prometteurs tels que Happy Accidents et Session 9, travaille désormais à la pige. Il enchaîne les boulots alimentaires en se spécialisant dans la mise en image d'histoires à suspense ou horrifiques, y compris pour des tas de séries télévisées comme Fringe, principalement, mais aussi Treme et Broadwalk Empire. A l'annonce d'un nouveau Brad Anderson, on a tout de même encore cette très maigre curiosité qui suffit à nous faire perdre une heure et demi en sa compagnie. C'est depuis The Machinist, son plus grand succès, et un succès immédiat, contrairement aux deux films plus anciens déjà cités, dont le "cult following" s'est bâti avec le temps, que Brad Anderson a tiré un trait sur son honneur pour garnir un compte en banque sans doute bien portant, quitte à ce que son étoile sur le walk of fame hollywoodien trace sa route au loin. Les fans de The Machinist, jadis nombreux, ont désormais oublié jusqu'au nom du réalisateur de ce film.




The Call ("Le coup de fil" en Français) est donc la dernière livraison de Brad Anderson, qui trimballe une telle tête de zonard qu'on l'imagine facilement sur un scooter en rade, la goutte au nez, affublé d'un gilet phosphorescent sans manches et d'une casquette "Speed Rabbit Pizza". Comme d'hab, une star en perdition au casting, qui essaye de se refaire la cerise en espérant tourner un de ces thrillers qui marchent et dont on se souvient en se disant : "Ah oui, ce soir-là où on s'était bien foutu dedans !". Halle Berry, affublée d'une coupe de cheveux digne des plus belles heures de Carlos Alberto Valderrama saison 92-93 (celle où il a littéralement "mis le feu"à la Mosson avec sa fameuse technique dite des "mains qui traînent", qui consistait à caresser les couilles de ses adversaires dans le mur du coup franc ou bien sur les corners afin qu'ils oublient de sauter), Halle Berry donc, qui se vante d'avoir elle-même trouvé sa coupe de cheveux et de l'avoir imposée sur le plateau, incarne une standardiste du 911, l'appel d'urgence aux USA, que bien des demeurés bercés aux séries télé composent en France pendant des heures avant de mourir seuls. Dès la première scène du film, un appel la relie à la future victime d'un serial killer, qu'elle ne parviendra pas à sauver. La deuxième scène, pratiquement, nous plonge au cœur du film avec ce deuxième coup de fil qui durera près d'une heure et quart où Halle Berry, en position assise 90% du temps (son Oscar de la Meilleure Actrice lui permet de jouer ça), s'acharne à extirper une nouvelle victime des griffes du même psychopathe. La nouvelle cible n'est autre qu'Abigail Breslin, petite star joufflue et binoclarde de Little Miss Sunshine devenue Big Mama Monkeyshine, qui quant à elle passe 75% du film dans les coffres successifs d'une Lincoln Rouge et d'une Audi Black Metal.




Force est de constater que nous n'en menions pas large dès les premières secondes d'un film qui démarre tambour battant. Ce thriller au pitch en béton est conçu pour accaparer le chaland et ne pas lui laisser le choix des armes. Même Jean-Luc Godard serait médusé devant cette merde. Car oui, The Call, tout conçu qu'il est pour embobiner son spectateur et le garder à sa botte jusqu'au générique de fin grâce à un enchaînement très régulier de péripéties, passerait inaperçu au milieu d'un tas de fumier. Brad Anderson a définitivement cessé de s'aimer. Il ne s'était jamais abaissé à de telles pratiques. Le réalisateur utilise le "fisheye" pour rendre compte de la claustrophobie en milieu carcéral (le coffret de la voiture du tueur), abuse d'une image saccadée pour représenter l'état d'esprit du tueur en plein stress, et torche tout simplement des plans d'une pure laideur. En bref, on se croirait vraiment dans une série télé, et ce n'est pas un compliment. Le pire reste toutefois cette dernière demi heure où le scénario cesse à tout jamais d'être cohérent et nous entraîne maladroitement vers un face-à-face final ridicule pour conclure un jeu du chat et de la souris déjà vu et mieux vu mille fois ailleurs. Le comble du ridicule est atteint à la dernière minute du film, où little miss shoeshine et Halle Berry décident d'un commun accord de ne pas livrer le meurtrier à la police pour plutôt se venger elles-mêmes, nous laissant sur un arrière-goût d'autojustice à la morale bien pégueuse. Quand le générique de fin survient, on se dit qu'on s'est fait avoir comme des rats.


The Call de Brad Anderson avec Halle Berry et Abigail Breslin (2013)

The Game

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The Game de David Fincher est un labyrhinthe, une mise en abyme, bref un film de ouf avec Michael Douglas et Sean Penn. Parler de The Game me rappelle que j'ai un ami, je dirais plutôt un Mentor, surnommé Le Tank, de son vrai nom Konrad O'Toole, vétéran du Viet-Nâm, "espion"à la solde de la CIA et "addict"à toutes les drogues légales et illégales répertoriées par la FDA (Food and Drug Administration). Le Tank a en effet la particularité d'avoir un gros faible pour Sean Penn (qu'il orthographie Shawn Penn) depuis qu'il a vu Outrages, à tel point qu'il avait nommé son premier chien Shawn Penn, qui fut suivi de Shawn Penn II, Shawn Penn III etc... Il est aussi atteint d'un certain fanatisme par rapport à l'oeuvre de David Fincher, Fight Club et Sevenétant parmi ses films de chevet, le premier parce qu'il lui rappelle le Viet-Nâm,le second parce qu'il lui rappelle l'Indochine. Alors quand j'ai vu que The Game commençait à peine l'autre soir à la télé, je me suis empressé d'envoyer un sms au Tank : "TheGame frnce4 maintnt SeanPenn!". La réponse du Tank ne se fit pas attendre : "Suis devant. Terrible. DommageVF". Puis plus de nouvelles pendant quelques jours, normal car le Tank a besoin d'un moment pour "digérer" une séance signée Fincher, d'autant plus quand c'est avec Sean Penn. Puis il m'a envoyé un long mail que je vous retranscris tel quel ci-dessous.




Salut petit con,

Il m'a fallu du temps pour t'écrire ça, tu sais que je suis pas très littéraire comme gars, je préfère le face-à-face pour exprimer mes idées, surtout qu'un coup de latte est souvent plus efficace qu'un long discours. Comme le dit le proverbe, "ne fais pas confiance aux mots, fais confiance aux actions". Je voulais te raconter une de mes petites "escapades", rapport au film The Game. Tu sais, le cinéma de David Fincher et moi, c'est une histoire amour-haine, rappelle-toi quand on a maté ces merdes-la, Social Network et Zodiac. Fincher il se plante quand il veut raconter un truc compliqué, il est bon quand il raconte que dalle comme dans Fight Club, ou Seven qui m'a rendu fou à l'époque. J'ai failli devenir serial-killer après ça ! Alors quand The Game est sorti, j'étais à cran, il fallait que j'aille le voir dès sa sortie ciné, question de vie ou de mort.




Pour "en profiter pleinement", j'avais économisé, mis de côté pour pouvoir me payer la séance en VO de ce film, une séance qui m'a presque foutu sur la paille, rapport au supplément "version originale" qu'ils tarifaient le prix de deux places, les salops. Un jour, je me ferai un de ces exploitants qui nous prennent pour des vaches à lait pour "faire un exemple". Quand je pense aux exploitants, j'ai mon "membre fantôme" qui me démange, ça me rappelle le Viet-Nâm, et c'est pas un compliment ! Tu sais, il faut de la tristesse pour comprendre la joie, du bruit pour apprécier le silence et surtout l'absence d'un bras pour s'apercevoir du manque de sa présence.




Pour en revenir à mon histoire, je suis allé au ciné de la grande ville la plus proche de chez moi, le seul qui passait la VO, à Troyes, dans un multiplexe flambant neuf, le Ciné City, trop beau comme endroit : un bowling, un MacDalle et un ciné, tout ça au même endroit ! J'ai dû prendre le bus de mon village, celui qui passe une fois par semaine, ce qui tombe mal ! Le bus passait le mardi et le film était diffusé uniquement le jeudi :( Résultat, j'ai aussi pris ma tente Igloo Quechua pour aller camper en bord de Seine, pas loin du multiplexe. Le problème, c'est que mon fauteuil roulant a eu un mal de chien à rentrer dans le bus et personne n'a pu m'aider vu qu'il y a que des vieillardes qui prennent ce bus. Ça a été une galère, mais comme me le disait feu mon père (lui qui a fait le D-Day sur une jambe) au sujet de son cinéaste favori "À en perdre haleine, je foncerai toujours voir le dernier Woody Allen". C'était un putain de poète mon père, accro à Woody Allen comme je le suis de Shawn Penn. Il a trépassé devant Celebrity, c'était le film de trop pour lui. On n'a pas réussi à le sortir de son fauteuil tellement il s'était accroché aux accoudoirs. Il parait qu'on meurt comme on a vécu, c'est totalement exact pour mon père, il est mort "à cran"... On l'a enterré avec son fauteuil, ça a fait des frais supplémentaires pour ma pauvre maman. Fumiers d'exploitants...




J'en reviens à mon histoire. Durant mon petit séjour en bord de Seine, j'ai fait la connaissance de quelques personnalités troyennes, tu sais, celles que les troyens respectables préfèrent ignorer. Certaines de ces personnes sont à éviter, crois-moi, heureusement que j'avais mon flingue à portée de main ; j'ai toujours mon flingue, il me sert de bras droit de substitution. Un de ces "originaux", qui trainait autour de ma tente, s'en souviendra toute sa vie... S'il a survécu à cette balle que je lui ai envoyé droit dans son rein gauche... Dans sa fuite sanglante, il a laissé son chien. Qui est devenu mon chien, Trafalgar. Ça tombait bien car je venais de perdre Shawn Penn VI dans un bête accident de ski. Trafalgar ! Dès que je l'ai vu ce nom a tilté dans mon crâne, faut dire que j'étais "blindé"à ce moment-là. Et donc Trafalgar parce que je suis un fan de l'amiral Nelson (comme moi il a perdu de nombreux morceaux de son corps mais il n'a jamais cessé de se battre !). Enfin, quand est venu le jour et l'heure de ma séance de The Game, je m'y suis rendu avec mon désormais fidèle Trafalgar. Il a fallu un peu que je le "travaille" avant qu'il m'obéisse, ça a été court et intense, mais il s'est soumis. Je ne sais pas s'il a été heureux avec moi mais il a été soumis...




Pour continuer mon histoire, je suis arrivé au multiplexe avec une heure d'avance, de peur de ne plus avoir de place et pour profiter du meilleur emplacement handicapé de la salle (dans notre communauté d'handicapés on se connait bien et je savais qu'il y en avait deux ou trois du côté de Troyes qui avaient planifié d'aller voir le film uniquement pour me faire chier. En parlant de notre fière communauté, je connais bien Oscar Pistorius, c'est un pote, je lui ai tout appris sur le maniement des armes et sur ce qu'il faut faire en cas d'intrusion de cambrioleurs...). Et là j'apprends que le film ne passe qu'en VF ! Pas VO mais VF ! J'ai procédé à la méthode Coué pour ne pas sortir mon flingue et écrire l'Histoire... Donc, bon, pas grave, même si je me faisais un plaisir d'écouter la voix de baryton de Shawn Penn et la voix de crécelle de Michael Douglas... J'ai utilisé les sous supplémentaires pour acheter une place à Trafalgar parce qu'ils n'ont pas voulu croire que c'était un chien d'aveugle. Faut dire qu'il est borgne, mais je continue à croire que ça aurait pu passer si j'avais été dans la file de gauche, celle du caissier qui avait l'air sacrément con. J'ai préféré la file de droite, avec une puuuuure bonnasse à la caisse. Elle avait des einss, je t'en parle même pas ! Tellement gros et ronds qu'elle devait les poser sur le comptoir pour soulager son dos ! Et une tronche de puuuuuure s******, à tel point que même Trafalgar en a été ému, tant et si bien que j'ai dû faire croire qu'il avait 5 pattes. C'était un peu gênant quand même mais on s'est bien rincé les mirettes au moment de payer. J'ai fait faire le beau à Trafalgar pour qu'il puisse la voir de plus près. Ça a été une erreur presque fatale, on a failli se faire embarquer par la sécu, tout ça parce que je pensais qu'on aurait droit à une ristourne si on faisait assez pitié. Quelle femme sans coeur :(




Une fois dans la salle, à cause de toutes ces émotions et les deux nuits précédentes à veiller pour protéger mes maigres biens, je me suis assoupi et j'ai rien vu du film. Mais pendant mon sommeil je l'ai ressenti tout au fond, ça m'a fait un drôle d'effet. Je l'ai pas vu avec mes yeux mais je l'ai vu avec mon coeur, toutes les émotions étaient là, prégnantes. Et Shawn Penn m'a encore ébranlé, à tel point que Trafalgar se mettait à aboyer quand il sentait que l'émotion me submergeait devant sa performance habitée. Ce type c'est un roc, si on l'avait eu au Viet-Nâm, on s'en serait mieux sorti, je te le dis.



 
Bon je te laisse, faut que je sorte Trafalgar III sinon il va encore saloper mon tapis. Tu sais, à l'époque de The Game j'en menais pas large et j'ai eu quelques "confessions intimes" avec mon flingue. J'avais perdu mon dévoué Shawn Penn VI, j'étais seul. Et Trafalgar a croisé mon chemin comme si c'était écrit. Ce chien m'a donné une nouvelle raison de vivre, de goûter à la joie de faire des promenades, de humer l'air frais et pas uniquement celui de mes pets. Heureusement que j'ai tremblé la première fois que j'ai vu ce chien, sinon il aurait une balle entre les deux yeux et je serais encore seul... Ou j'aurais utilisé mon flingue... Tu ne peux pas faire la même erreur deux fois, car la deuxième fois c'est pas une erreur c'est un choix. Bref, tout ça c'était écrit, c'est l'émotion qui a fait son taff.

Au fait j'espère que tu ne traînes pas autour du Stadium sinon tu vas passer un sale quart d'heure, y a "Petit Caramel" qui a été remis en liberté.

A+
Ton Mentor




PS. Une petite question pour toi : tu sais comment revoir le Canal Toofball Club sur internet ? J'ai pas mal cherché mais je ne trouve rien même si je suis sans doute la personne qui correspond le moins à la définition du gogol. Je suis sûr que cela ne pose aucun problème à un pro comme toi. Passe me voir à l'occase, j'ai trouvé des vidéos "borderline" pour ton anniversaire, historik chacal.


The Game de David Fincher avec Michael Douglas et Sean Penn (1997)

Barbara / Gold

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Ci à gauche, Barbara. Ci à droite, Gold. Ci à gauche Nina. Ci à droite, Hoss. Nina Hoss, une femme Barbara Gold. Nina Hoss devant derrière, donc, sur deux affiches qui sont les deux faces d’une même pièce, que d’aucuns appellent « École de Berlin », et qui s’inscrit pleinement dans ce que d’autres nomment la « Nouvelle nouvelle vague allemande ». Mon petit doigt me dit que cette vaguelette ne fera pas beaucoup de remous et ne laissera que peu de perles sur sa plage, pour couler une métaphore qui s'est néguée dans l'Huveaune. Après de soporifiques années 2000, dans les proches contrées du cinéma allemand, où, côté films populaires, surnageaient de faibles Good Bye Lenin !, La Chute et autres La Vie des autres, les années 2010 ne sont guère plus excitantes de l’autre côté du Rhin. En 2010 même, deux films d’auteurs assez prometteurs nous sont parvenus, Le Braqueur, de Benjamin Heisenberg, et surtout Sous toi, la ville de Christoph Hochhäusler, mais en 2012 et 2013 les deux œuvres majeures qu’on nous a présentées comme les plus dignes représentantes du joyeux renouveau du cinéma allemand, Barbara de Christian Petzold, et Gold de Thomas Arslan, figures de proue de la fameuse « École de Berlin », ont plutôt signé son énième arrêt de mort.




Il se dit que tous ces gens, qui depuis le début des années 2000 ont pris la relève, travaillent ensemble, mettent la main à la patte sur le film du copain, s’entraident. Aucun mal à le croire devant Barbara et Gold, qui se ressemblent énormément, partagent la même tête d’affiche, et qu’on croirait réalisés par le même bonhomme. Un type pas totalement dépourvu de savoir-faire, mais pas totalement pourvu de talent, d’énergie, d’idées et de choses à dire. On s’ennuie horriblement devant les aventures congelées de la froide Barbara, chirurgien-pédiatre dans un hôpital de Berlin-Est en 1980, qui doit s’évader vers l’Ouest avec l’aide de son ami mais tombe amoureuse d’un collègue qui pourrait bien être un espion. Et mon dieu qu’on se fait chier devant les aventures d’Emily Meyer dans les non moins hostiles forêts du Canada, en 1898, où, pionnière embarquée dans la ruée vers l’or avec un convoi d’immigrés allemands désespérés, ladite Emily devra se méfier des traitres et tombera amoureuse d’un guide rapidement rattrapé par son passé. « Après Barbara » comme le dit l’affiche (on aurait aimé lire "Avant Gold" sur l'autre...), énième variation sur l'ombre du mur de Berlin, le western de Thomas Arslan a le mérite de traiter de la conquête de l’or par des immigrés européens, sujet plus ou moins enterré par Chaplin mais peu traité de ce côté-ci de l'Atlantique, même si on préférera revoir mille fois de suite La Dernière piste de Kelly Reichardt que subir une seule fois de plus ce Gold (se prononce Cold) bien plat et sans force. Originaux ou pas, ces deux films torpides se rejoignent in fine dans leur vocation à assimiler le soi-disant nouveau cinéma allemand à un parfait paysage de morne plaine.


Barbara de Christian Petzold avec Nina Hoss, Ronald Zehrfeld et Rainer Bock (2012)
Gold de Thomas Arslan avec Nina Hoss, Marko Mandic et Peter Kurth (2013)

Grace is Gone

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J'ai vu le seul film dont Clint Eastwood a composé la musique originale sans en avoir écrit le scénario ni assuré la mise en scène. Je ne pouvais pas garder ça pour moi ! Sous l'insistance des frères Weinstein, l'ancien maire de Carmel a en effet charitablement envoyé au jeune cinéaste James C. Strouse les chutes d'enregistrement de la musique de Million Dollar Baby. Après une journée passée à s'arracher les cheveux sur Fruity Loops avec l'aide indispensable de son cousin troubadour, James C. Strouse est parvenu à tirer une mignonne petite balade au piano à partir des déchets d'Eastwood. C'est ce morceau très lacrymal que l'on entend à différents moments du film, recyclé à toutes les sauces, ma préférée étant sa version la plus minimaliste où l'on devine seulement les râles du "mage de Carmel", s'essayant sur son piano, sans oser accoucher de la moindre note. Un remix techno house réalisé par le groupe Crazy Monkeys, disponible en libre écoute sur Deezer, enrichit simplement le morceau original d'un rythme dansant qui l'égaye considérablement mais il est hélas absent du long métrage. Il a en effet été jugé qu'il ne collait guère à l'ambiance déprimante et cafardeuse de l’œuvre très personnelle signée James C. Strouse, également auteur du scénario.




John Cusack a refusé 300 pour ce rôle, au plus grand bonheur de l'opportuniste Gerard Butler. L'acteur, très impliqué dans la vie de son pays, voulait ici démontrer son engagement politique. Il souhaitait s'élever face à George W. Bush dans, disait-il, "la crainte d'une deuxième réélection", réélection qui était de toute façon rendue impossible par le XXIIème amendement de la Constitution des États-Unis. Cusack l'ignorait et, quand on le lui faisait remarquer, il se défendait d'être simplement acteur, et non historien. Plus largement, cela lui tenait à cœur de prendre position contre la guerre en Irak et contre la guerre de manière générale, son grand cheval de bataille. C'est ainsi qu'il accepta le rôle de cet homme s'occupant seul de ses deux filles tandis que sa femme est engagée en Irak dans l'infanterie américaine. Alors qu'il prépare des cordons bleus de la marque Père Dodu (le meilleur rapport qualité-prix) à ses filles en attendant leur retour de l'école, Cusack apprend par la bouche de deux soldats en costards et au look de croque-mort que sa femme a trouvé la mort dans une attaque surprise menée par les troupes de Saddam Hussein. On est à peine au quart d'heure du film et John Cusack affiche dès lors un masque de cire qu'il n'abandonnera plus jamais.




Ne demandant pas plus de précision à ses deux oiseaux de malheur, Cusack leur referme la porte au nez, retourne mécaniquement à ses cordons bleus, les retourne une fois ou deux pour qu'ils soient dorés de chaque côté, consulte l'emballage pour être sûr d'appliquer strictement la recette, puis lâche sa spatule en bois, le regard perdu dans le vide. Il se dirige ensuite vers son salon où il échoue sur un ignoble fauteuil tapissier. Au meilleur de sa forme, l'acteur choisit alors de saisir sa tête entre ses mains pour nous montrer toute la tristesse et le désespoir de son personnage. Il en profite pour arranger discrètement sa coupe de cheveux et faire le beau gosse (marque de fabrique de l'acteur). A l'arrivée de ses deux filles, il n'aura pas bougé d'un iota, les mains littéralement vissées sur le haut du crâne, le séant bien enfoncé dans son fauteuil. Dans un réflexe d'auto-défense compréhensible, il choisira de ne rien dire à ses filles et de repousser au plus tard le moment de leur annoncer la terrible nouvelle. Il préfèrera les inviter soudainement à prendre la voiture (un 4x4 Volvo) et à filer vers un parc d'attraction à l'autre bout des États-Unis, Walibi Florida, pour leur faire plaisir, les amuser, et mieux chasser l'insupportable réalité. Et nous voilà partis pour un road movie sous morphine... 




Grace is Gone n'est pas un mauvais film, c'est un film totalement anodin que l'on regarde sans passion mais sans être dérangé, en attendant patiemment cet instant fatidique où les deux petites gamines sauront enfin. Quand ce moment arrive, à la toute fin bien entendu, nous sommes plutôt agréablement surpris par son traitement, sans toutefois trouver ça formidable, loin de là. Disons que Grace is Gone parvient à ne jamais trop tomber dans le pathos, ce qui, pour les canons hollywoodiens, est déjà pas trop mal vu son sujet. James C. Strouse dépeint le deuil de Cusack sans prendre de risque, timidement, comme s'il n'osait pas. Sans rien faire de notable ni de désagréable. Finalement, on se souviendra de Grace is Gone comme l'un de ces nombreux films anti-Bush sortis à cette période et on le rangera par exemple aux côtés du nettement plus mauvais Dans la vallée d'Elah de Paul Haggis ou du médiocre The Messenger d'Oren Moverman. Les performances des deux gamines sont bien plus à saluer que celle de John Cusack, qui en fait parfois des caisses dans ce rôle taillé sur mesures. L'acteur a notamment eu la sale idée de s'inventer une démarche ridicule pour donner vie à son personnage. Il marche en canard et les jambes totalement rigides, à tel point que j'ai d'abord cru qu'il avait deux jambes en bois ! Comme à leur habitude, les frères Weinstein ont organisé une campagne acharnée autour de l'acteur pour que celui-ci finisse par obtenir le Saint Graal, un Oscar. Il ne fut même pas nominé et ce n'est que justice ! Par contre, la bande originale pourtant tout à fait moisie de Clint Eastwood décrocha de nombreuses récompenses, mais aucune ne fut jugée suffisamment prestigieuse par la star pour que celle-ci ne daigne se déplacer et la recevoir en mains propres. On ne se refait pas... 


Grace is Gone de James C. Strouse avec John Cusack, Shélan O'Keefe, Gracie Bednarczyk et Alessandro Nivola (2008)

9 mois ferme

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Avec pas moins de six nominations aux César*, 9 mois ferme est le premier film d'Albert Dupontel à être à ce point adoubé par ses pairs. L'homme, que l'on a pu entendre déblatérer toutes sortes d'idioties atterrantes durant la promo, a même été reconnu en tant que réalisateur, puisqu'il a eu droit à une nomination dans cette catégorie, où il concourait aux côtés de Roman Polanski, Abdellatif Kechiche, Alain Guiraudie, Asghar Farhadi et Arnaud Desplechin. Cherchez l'erreur... Rappelons que, question mise en scène, les deux grands mentors d'Albert Dupontel sont très vraisemblablement Jean-Pierre Jeunet et Terry Gilliam : le premier, pour cette hideuse couleur jaunâtre qui inonde son film, le second, pour ces plans obliques dont il abuse. Autant dire que le rejeton de ces deux cinéastes a une sale gueule. 9 mois ferme est très laid, vraiment. C'est une sacrée épreuve pour les yeux. Il y a sans doute de quoi sortir de la salle fou et violent si l'on voit ça au cinéma.




On pourrait regretter cette laideur de chaque instant si, à côté de ça, le film était marrant, mais il ne l'est pratiquement jamais. J'ai ri une fois. Lors de cette scène où un avocat, collègue de Sandrine Kiberlain, fait chuter un gros bibelot de l'étagère située derrière lui, à force de taper sur son bureau par énervement, bibelot qui lui retombe pile poil sur l'arrière du crâne. Bam. Mort sur le coup. Là j'ai ri. Pas un fou rire, loin de là, j'ai simplement pouffé. Mais Albert Dupontel y est-il vraiment pour quelque chose ? Ça ressemble plutôt à un accident de plateau qu'il aurait eu la bonne idée d'immortaliser avec sa caméra et de garder au montage. On m'a déjà suffisamment reproché d'avoir rigolé, un véritable fou rire cette fois-ci, lorsqu'il est arrivé sensiblement la même chose à mon vieux pépé, alors je ne vais pas épiloguer là-dessus...




J'ai aussi aimé la fin du film. Assez soudaine, elle m'a agréable surpris, moi qui n'étais plus tout à fait dedans. J'étais ravi. Reconnaissons au film de Dupontel cette qualité-là : il ne dure que 82 minutes ! C'est une durée tout à fait adéquate pour une comédie, et encore plus quand elle est très mauvaise. Je ne dirai rien de la prestation de Sandrine Kiberlain, qui ne méritait toutefois aucune récompense. Non, la seule personne à blâmer ici est Albert Dupontel, pathétique énergumène tellement sûr de lui qu'il en a oublié de s'inventer un personnage et doit s'imaginer que sa seule présence à l'écran suffit à provoquer l'hilarité, lui qui met en place un suspense tout à fait malvenu avant d'apparaître enfin, comme s'il s'agissait d'une star au charisme fou, alors que c'est bien tout l'inverse ; lui dont l'humour beauf et le style adolescent, quelque part entre la bande-dessinée et le gore idiot, semblent épuisé depuis le départ et condamné à la plus triste répétition. Comment peut-on décemment être fan de ce gars ?!




* Petit rappel indispensable car on a vu beaucoup d'accrochages à ce sujet pendant la période des cérémonies : le mot "César" est invariable, contrairement aux Oscars, où l'on met bien la marque du pluriel, même en français. En anglais, on accorde les noms propres. Pensez à la série d'animation The Simpsons, qui devient en français Les Simpson. Songez aussi aux Beatles que quelques fans français très tatillons nomment encore Les Beatle. 


9 mois ferme d'Albert Dupontel avec Sandrine Kiberlain et Albert Dupontel (2013)

Pina

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Le film hommage de Wim Wenders à Pina Bausch trouve sa faiblesse dans le tout et sa force dans le détail. Commençons par ce qui déçoit dans cette noble entreprise : le film envisagé dans sa globalité. Considéré comme un ensemble, Pina répond à une structure bâtie sur un enchaînement de séquences tirées des divers spectacles de Pina Bausch, entrecoupées de brèves interviews des collaborateurs de la chorégraphe. L'effet collage, best-of, tient un peu de la facilité et peut assez vite agacer dans la mesure où les extraits montrés sont de plus en plus brefs et laissent le spectateur sur sa faim en tronquant des représentations qui s'apprécieraient davantage dans leur continuité. Quant aux commentaires des partenaires de Pina Bausch, au lieu de témoigner d'une ambiance singulière en coulisses ou de révéler certaines techniques particulières de travail, ils se contentent de déborder d'admiration béate pour l'illustre chorégraphe et de répéter de phrase en phrase à quel point elle était géniale (on aura même droit à des répliques un peu grotesques du genre : "Même les yeux fermés, elle voyait tout" ; à ce compte-là nous aussi on pouvait apparaître dans le film, pour dire que Pina doit swinguer dans son cercueil, que dans son caveau c'est danse macabre matin, midi et soir… ça ne mange pas de pain), et si on comprend le tour hagiographique qu'aura pris le tournage du documentaire après la mort de Pina, survenue durant la préparation du film, il n'en reste pas moins que le ton élégiaque des interviewés au disque légèrement rayé confère au film un air de culte aveugle aussi creux que répétitif, l'accumulation de saynètes dansées multiples et bigarrées favorisant par ailleurs et en dépit de chorégraphies presque toujours subjuguantes le sentiment de tourner en boucle sans que le point sur le sujet ne soit jamais fait.




Mais si l'on veut bien faire fi de l'organisation facile et lassante du film pour se concentrer sur les détails de chaque scène, ou plutôt de chaque mise en scène, alors on peut librement apprécier le travail de Wenders, qui filme les spectacles de Bausch avec une intelligence peu commune. On est souvent gêné devant les pièces de théâtre, opéras et ballets filmés qui se voient généralement amputés par des cadrages resserrant, découpant, raccordant, limitant, sélectionnant au petit bonheur la chance dans ce qui est conçu pour occuper une scène entière simultanément et pour s'offrir d'un seul coup et d'un seul tenant au spectateur. Le téléspectateur, censé embrasser un spectacle entier du regard, conçu à cet effet, se voit alors plié au bon vouloir d'un réalisateur qui aura préféré se concentrer sur telle menue action dans un coin de la scène quand celle-ci n'a peut-être - on ne le saura jamais - d'intérêt ou de force qu'admirée concomitamment à tel autre geste à l'opposé des planches. Devant Pina on a cette impression inverse que la mise en scène du cinéaste ne va pas contre celle de la chorégraphe, l'accompagnant au contraire, lui ajoutant une plus-value de sens et de puissance.




Wenders fait un film de danse, sur la danse et par la danse. A ce titre le premier ballet filmé est d'autant plus sidérant que la caméra participe de son mouvement et le transforme en film de cinéma à part entière. On y voit un groupe masculin et un groupe féminin, respectivement vêtus de pantalons noirs et de robes blanches, également couverts de boue dans un décor terreux, combattant pour une femme tiraillée. L'un des hommes veut attirer cette proie à lui avec l'aide de ses camarades, malgré la résistance de ses consœurs, et un vêtement rouge symbolise la possession. Wenders quitte le sempiternel quatrième mur et investit l'espace pour donner de l'ampleur aux corps et de l'envergure à leurs mouvements collectifs fascinants dans une mise en scène en parfaite adéquation avec la brutalité mystérieuse du ballet. Le talent déployé dans cette séquence est tel qu'on aurait aimé que le cinéaste ne filme que cette pièce durant une heure et demi au lieu d'essouffler son film par un inutile souci d'exhaustivité tout en s'éparpillant en compliments superflus : représenter la danse de Pina Bausch comme Wenders le fait au début de son film vaut tous les éloges du monde.


Pina de Wim Wenders (2011)

Bird People

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Le nouveau film de Pascale Ferran, surprenant à plus d'un titre, en aura dérouté quelques uns et en décevra peut-être d’autres, notamment les admirateurs de Lady Chatterley, merveille de film, parmi lesquels je me compte. Mais la déception, de mon côté, n’aura duré qu’un temps, pour laisser place à l'admiration. Le film n’est pas parfait et n’est pas aussi sublime et bouleversant que le précédent de son auteure, certes. Il souffre même de quelques longueurs et d’une paire de tentatives plus ou moins maladroites, disons hasardeuses (telles l’utilisation de la chanson Space Oddity de Bowie ou le générique de Batman brièvement chantonné par l’héroïne dans le sillage d’un avion au décollage). Mais le film est si audacieux et si libre que ces menus défauts ne sont finalement d'aucun poids dans la balance.




L’immense qualité du film de Ferran, sa grande force, au prix parfois d’une réelle mise en danger, car la cinéaste brave tous les risques sans frémir, c’est sa capacité à croire, et à nous redonner à croire, dans le pouvoir de la fiction et dans sa propension à réenchanter le monde. Film au présent, Bird People s’attache à nous faire voir (et entendre, car les sons et les voix ont dans le film une immense importance) le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, ce monde dans lequel le plus grand nombre, hommes d’affaires clients des grandes chaînes hôtelières ou femmes de chambre à temps partiel dans lesdits hôtels de luxe, est esclave de sa vie et de son travail (chronophage et, sinon humiliant à tout le moins peu épanouissant), et où le déploiement des technologies de communication n’a pas empêché, voire a favorisé, l’absence de dialogue (terrible scène de rupture par webcams interposées). Mais le film ne s’arrête pas à ce constat et propose des issues : la rupture totale avec travail, pays, et foyer, en vue d’une, pardonnez l'expression deleuzienne, "reterritorialisation" radicale - ou la pure et simple métamorphose. Des issues, des solutions et de l’espoir, osons le terme, Bird People en a à revendre, avec cette fin en forme de premier contact entre deux êtres qui n’ont cessé de se croiser et qui, débarrassés de leurs oripeaux habituels (un téléphone vissé à l'oreille, des chaussures de travail), libérés de leur carcan rituel, finissent par se regarder, en même temps, face à face, et se touchent même, d’une simple mais fantastique poignée de main, sans qu’aucun écran, aucune fenêtre (réelle ou virtuelle) ne les sépare.




Dire que tout va très mal en ce monde ne suffit pas, encore faut-il chercher des moyens d’aller mieux, se donner de la vue, croire en nos chances. C’est vrai pour les personnages, qui ne se contentent pas de sortir de leurs cadres mais partent à la découverte de nouveaux lieux. C’est vrai pour la cinéaste, qui refuse de se complaire dans un rigoureux mais consternant état des lieux et se met en quête de fiction et de merveilleux.




Et dans cette visée, pourquoi pas, comme l’ont récemment fait, et de diverses façons, d’autres cinéastes, tels Leos Carax (Holy Motors), Manoel de Oliveira (L’étrange affaire Angelica) ou Apichatpong Weerasethakul (Oncle Boonmee), retourner vers les origines du cinéma, vers la foi dans les forces d'impression d'un art aux potentialités inouïes, dont les ressources les plus évidentes sont aussi les plus stupéfiantes. Renouer en somme avec la puissance initiale du cinéma, simple mais sans bornes, son inclination naturelle à nourrir les rêves. Les premiers exégètes du septième art naissant, de Jean Epstein à Guillaume Apollinaire, ont pour beaucoup loué le pouvoir d’émerveillement du cinéma en des termes oniriques, comme parlant d'une étonnante magie. Quant à Stendhal, que l’on a souvent considéré comme un précurseur du cinématographe, il fantasmait, dans ses Privilèges du 10 avril 1840, un autre monde possible, où l’homme (en fait Stendhal parlait surtout pour lui) serait ponctuellement doté de pouvoirs magiques. Le film de Pascale Ferran réalise certains de ces souhaits, en particulier ceux de l’article 2 des Privilèges : « Vingt fois par an le privilégié pourra se changer en l’être qu’il voudra, pourvu que cet être existe », et de l’article 7 : « Quatre fois par an, il pourra se changer en l’animal qu’il voudra ; et, ensuite, se rechanger en homme. Quatre fois par an, il pourra se changer en l’homme qu’il voudra ; plus, concentrer sa vie en celle d’un animal, lequel, dans le cas de mort ou d’empêchement de l’homme numéro un dans lequel il s’est changé, pourra le rappeler à la forme naturelle de l’être privilégié. Ainsi, le privilégié pourra, quatre fois par an, et pour un temps illimité chaque fois occuper deux corps à la fois ». Dès lors la magie opère au moins (car on pourrait aussi évoquer l'introduction du film, où nous sont données à entendre les pensées des passagers d'une rame de métro) sur deux niveaux : quand le personnage se transforme, et quand le spectateur croit à cette transformation, voyant un être dans un autre.




C’est aussi ça le beau sujet de Bird People : changer de peau, de point de vue, être là où l’on ne devrait pas, se dédoubler, avoir don d’ubiquité, observer le monde depuis la place de l’autre ou s’observer soi-même depuis un nouveau lieu. C’est ce que fait Gary (Josh Charles), quand il regarde décoller l’avion qu’il devait prendre depuis la fenêtre de sa chambre. Il observe son lieu supposé, son moi virtuel, depuis un autre lieu réinventé, cette chambre d’hôtel dont l’existence, fonction de la présence de son occupant, vient de se renouveler comme par magie. Et si le personnage peut se dédoubler ainsi c’est parce qu’il vient de décider de devenir un autre, une autre version de lui-même dans un autre monde possible.




C’est ce que vit aussi Audrey (Anaïs Demoustier), qui, à l’inverse, car femme de chambre, n’a cessé de regarder ces avions dans lesquels il ne lui était pas offert de monter, comme autant d’opportunités refusées, et qui finira par prendre leur place, volant à son tour, libérée de ces lourdes et, il faut bien le dire, affreuses chaussures noires cirées à grosses semelles de femme de chambre sur lesquelles Pascale Ferran a judicieusement insisté auparavant. D’où l’intérêt, en d’autres instants moins sûr (et on peut se demander à quoi le film aurait ressemblé sans elle), de la voix-off de la jeune femme quand elle est dans un autre corps que le sien et s’exclame « Whouah » à la simple vue, en légère plongée, de l’entrée de l’hôtel. Ce n’est pas la vue qui est extra-ordinaire, c’est de pouvoir l’adopter. Le cœur de ce très beau film est peut-être finalement là : trouver un autre lieu, se mettre à la place de l’autre (expression courante et toujours ô combien abusive), embrasser un regard pour se sauver de sa propre condition, pour se penser autrement, se réinventer et se donner une autre chance d’exister. Et le génie du film ne s’arrête pas là, puisqu’il nous donne, à nous aussi, spectateurs, une chance de voir le monde - et les moineaux, qui en font partie et y sont légion - autrement, ou tout simplement de mieux le voir, avec dans le regard une part cruciale de rêve et de croyance.


Bird People de Pascale Ferran avec Anaïs Demoustier, Josh Charles, Roschdy Zem, Radha Mitchell et Camélia Jordana (2014)

Situation amoureuse : c'est compliqué

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Dans ce film, Anaïs Demoustier et Emmanuelle Chriqui sont toutes deux amoureuses de Manu Payet. La première l'est déjà, la seconde le devient, tout naturellement séduite par l'homme qu'est devenu celui dont elle ignore avoir été l'obsession durant toute l'adolescence, Manu Payet. Après quelques heures passées avec lui, à le regarder s'agiter dans ses habits d'enfant, à l'écouter déblatérer de sa petite voix des expressions insupportables, elle tombe logiquement sous le charme de Manu Payet. De son côté, Anaïs Demoustier est jalouse car elle est en couple et habite avec Manu Payet. Elle est, elle aussi, follement amoureuse de Manu Payet. "Tu es l'homme de ma vie" répète-t-elle à Manu Payet. Elle prévoit de se marier dans les jours qui viennent à Manu Payet. Car elle en est persuadée, et dès qu'elle l'a vu, lui dit-elle, elle l'a su, c'était lui, le bon, l'idéal, il n'y avait plus personne d'autre que lui, Manu Payet. Elle ignore que cette autre jeune femme, beauté libre et convoitée de toutes parts, tourne autour de Manu Payet. Elle aussi a choisi Manu Payet. L'affiche résume pratiquement tout, Emmanuelle Chriqui et Anaïs Demoustier se battent pour Manu Payet. Elles n'ont d'yeux que pour Manu Payet. Ce dernier se perd, pris entre deux feux, hésite, tergiverse, mais il peut heureusement compter sur des amis dévoués, prêts à tout sacrifier pour l'aider et le remettre dans le droit chemin, car c'est forcément un ami des plus précieux, ce Manu Payet. Tous ensemble, ils sont ravis de l'aider à remonter la pente, respectant ainsi, à la virgule près, le vieux schéma classique de la comédie romantique hollywoodienne, prise comme glorieux modèle par ce maudit Manu Payet. C'est vrai qu'on en voit pas assez, des films bâtis sur ce pénible canevas, qui plus est dénué d'originalité et d'humour, c'est ce qu'a dû se dire le brillant Manu Payet. Car bien sûr, cette comédie romantique merdique est écrite et réalisée par Manu Payet !




Situation amoureuse : c'est compliqué de Manu Payet et Rodolphe Lauga avec Manu Payet, Emmanuelle Chriqui et Anaïs Demoustier (2014)

Un été à Osage County

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Deux statuettes, une de chaque côté, c'est mauvais signe... Voici donc la dernière grosse machine à Oscars rouillée des frères Weinstein, également produite par George Clooney, le gars qui perd tout capital sympathie dès qu'on imagine la gueule de sa dvdthèque. Je m'attendais à une pure horreur, je n'ai pas été déçu. Un été à Osage County... Déjà quel titre ! Quel toupet ont les américains, quand même, à considérer que leur pays est le centre du monde, forcément connu de tous. Les français n'auraient jamais pour idée d'intituler un film voué à l'exportation et porté par une ribambelle de stars "Un automne au Parc de Millevaches" quand bien même le nom du lieu-dit serait beaucoup plus agréable à l'oreille. Osage County, c'est un petit bled perdu dans les Grandes Plaines, en gros, c'est dans l'Oklahoma, soit l'équivalent de notre Limousin, précise-je pour justifier arbitrairement ma comparaison. Un endroit où il ne fait pas bon vivre, où l'on imagine aisément que les gens se créent des problèmes, simplement pour casser leur ennui quotidien. C'est tout à fait le cas de la famille Weston, amenée à se retrouver suite à la disparition du vieux papa.




Au prétexte d'une réunion familiale forcée, Un été à Osage County consiste en une enfilade de scènes d'engueulades qui se succèdent à n'en plus finir, à un rythme infernal, rarement ponctuée par de courts moments d'apaisement d'une niaiserie à toute épreuve, le tout filmé très mécaniquement et interprété dans une sorte d'hystérie collective autosatisfaite tout simplement gerbante. Rassurez-vous, le titre français est mensonger, l'action du film ne se déroule pas sur tout un été, mais seulement le temps d'un week-end. Mais quel week-end ! Une journée de plus au sein de cette famille, et c'en était fini pour moi. Dès la première scène, Sam Shepard fout le camp et on le comprend. Peut-être est-ce lui le Auguste du titre original ? On l'ignore... Le vieil acteur, au flair incomparable, semble sentir la merde venir. Il a tôt fait de décamper. Il est le seul qui ressort presque grandi de cette expérience, puisqu'il a su mettre en avant son sens inné du timing. En revanche, s'il vous reste une once de respect pour Meryl Streep, évitez ce film par tous les moyens. Dans le rôle d'une mère de famille incroyablement tyrannique, l'actrice est tout simplement insupportable. Il faut dire que son personnage, ahurissant de méchanceté gratuite, débitant des horreurs à un rythme effréné, humiliant à qui mieux mieux, entre directement au Panthéon des pires raclures jamais filmées aux côtés de Jason Voorhes et HAL 9000. En cabotinant comme pas possible, la vieille actrice n'arrange rien à son cas. Streep devance même ses répliques, ce qui pose parfois problème... Elle joue totalement à contretemps ! Les autres ne suivent pas, broyés par la mécanique sans faille de l'actrice bicentenaire ! La mégère postulait là pour sa 78ème nomination, on imagine toute sa motivation, toute sa détermination. Ça fait froid dans le dos ! Son atroce personnage est atteint d'un cancer de la bouche, symbole lourdingue des saloperies blessantes qu'elle débite à longueur de temps. Quand on voit ça, on se dit que, finalement, Albert Pacino et Bobby De Niro ont une fin de carrière pas si dégueulasse que ça... C'est dire !




Face à elle, Meryl Streep retrouve Julia Roberts, qu'elle n'avait encore jamais croisée. C'est une première. Nous sommes supposés trouver ça fabuleux. La rencontre de deux géantes. Tu parles... Les deux stars ne trouvent rien de mieux à faire que de s'adonner à un pitoyable combat de coqs. Lors d'une longue scène de repas apocalyptique, le point d'orgue du film entier, les deux femmes finissent littéralement par s'écharper après s'être affrontée dans un concours d'acting ridicule et interminable. Julia Roberts, les cheveux sales, parce qu'elle joue une femme ordinaire, est plus laide que jamais. Elle a beau y aller mollo sur le maquillage, son physique ne colle pas avec le Midwest. Sa bouche pourrait engloutir tout le reste du casting, à commencer par le désespérant et fantomatique Ewan McGregor. Viendra un jour où il faudra faire le bilan de la carrière de cet acteur, et j'espère pour lui que ce jour-là coïncidera avec sa mort, ça lui permettra d'éviter un mauvais moment. A côté de lui, on retrouve la revenante Juliette Lewis. Pendant la première heure, on se demande "C'est quoi ce zombie aux cheveux rouges ? Ce serait pas Juliette Lewis ?!", et pendant la seconde, on ne fait que se répéter "Mais putain oui, c'est Juliette Lewis cette espèce de zombie aux cheveux rouges !". J'apprends à l'instant que Jim Carrey a failli jouer son mari, rôle qui échoit au dénommé Dermot Mulroney, un habitué des pires films indé. C'est donc ça, la plus belle chose qui soit arrivée à Jim dans les années 2010, avoir loupé ce rôle ! Mais on ne va pas s'attarder plus longuement sur les acteurs, cibles trop faciles, même s'il est tout à fait logique de s'en prendre à eux après avoir subi ce festival de cabotinage...




C'est surtout le scénariste qu'il faudrait punir, ou plutôt, Tracy Letts, l'auteur de la pièce de théâtre ici adaptée. C'est aussi à lui, lauréat du prix Pulitzer en 2008, que l'on doit Buget Killer Joe, toutes deux adaptées par William Friedkin. Dans Killer Joe, il y a un sens de l'excès, un jusqu’au-boutisme assez jouissif, une sorte de second degré et une outrance bien calculée, peut-être permis par Friedkin, je l'ignore, tout cela fait que le film passe plutôt bien et que l'on peut prendre un certain plaisir à voir ses idiots rednecks se massacrer. A Osage County, rien de tout ça. Aucun humour, rien. Si certains ont su rire devant les crises hystériques de cette famille, il s'agissait d'une réaction d'auto-défense tout à fait bienvenue pour survivre à la séance de ciné. Pendant la scène de repas précédemment évoquée, on peut penser que le film s'essaie à l'humour le plus noir à un moment donné, mais c'est aussitôt désamorcé par la lourdeur et le sérieux de l'ensemble. Pendant ce petit week-end en famille, des secrets de famille énormes sont révélés pratiquement à chaque scène. Un seul d'entre eux suffirait à faire imploser la plus solide des familles, mais non, c'est un film américain de la pire espèce, il nous faut le menu XXXL. Face à un tel enchaînement d'horreurs, on finit par prédire le pire, et on est rarement déçus. Elle n'est pas lesbienne, elle couche avec son cousin ! Ah, ce n'est pas son cousin germain, c'est carrément son frère ! Ces révélations grotesques finissent très vite par nous fatiguer. Ces engueulades répétées, se terminant même parfois un pugilat, m'ont même évoqué le Polisse de Maïwenn, curieusement. Les deux films produisent un peu le même effet. Ils terrassent et dégoutent, scotchent et révulsent, répugnent et désespèrent tout à la fois. Devant ça, on est forcément captivés. L'être humain est ainsi fait, nous aimons assister aux empoignades d'autrui. Cela explique le succès d'une certaine télé-réalité. Ces films-là ne valent pas mieux. Une insulte à l'humanité toute entière.


Un été à Osage County de John Wells avec Meryl Streep, Julia Roberts, Ewan McGregor, Chris Cooper, Juliette Lewis, Abigail Breslin, Benedict Cumberbatch et Sam Shepard (2014)

Un été 42

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J'évoquai dans ces pages, il y a déjà presque deux ans, To Kill a Mockingbird, film de Robert Mulligan sorti en 1962 et dressant un portrait particulièrement précis et touchant de l'enfance, de son innocente cruauté, ses fabulations sans bornes et ses étonnantes prises de responsabilité. En 1971, le même cinéaste tournait Summer of 42, film cette fois-ci centré sur un portrait de l'adolescence et sur un moment charnière de cet âge, celui des premiers émois et de la première fois. Comme dans son chef-d’œuvre tourné presque dix ans plus tôt, Mulligan filme une petite troupe de jeunes gens réunis par les vacances estivales et tâchant de parer à l'oisiveté qui les caractérise, sauf qu'à la canicule alabamesque du film de 62 se substitue le grand air de l'île de Nantucket, au large du Massachussets, dans l'océan Atlantique, où Hermie (Gary Grimes), le héros du film, et ses amis Oscy et Benjie, passent leurs vacances avec leurs parents, dans une indifférence totale à la guerre qui fait rage dans le reste du monde. Si Gregory Peck, dans le rôle du fameux Atticus, partageait avec les petits Jem, Scout et Dill le haut de l'affiche de To Kill a Mockingbird, ici les parents des protagonistes n'ont pas droit de cité (c'est à peine si la mère d'Hermie se fait entendre en voix-off), de sorte que le récit se focalise complètement sur les rapports amicaux complexes entre les trois garçons et sur leurs fixations et questionnements bien naturels de jeunes adolescents.




Le film se consacre, pas seulement mais principalement, à la peinture des fantasmes universels des jeunes gens à l'égard des jeunes femmes plus âgées (fantasmes strictement amoureux d'abord, évidemment doublés de désirs sexuels à l'âge adolescent). On parle bien de fantasmes, car il est très rare que ces émois et autres désirs dépassent ce stade pour se réaliser, contrairement à ce que prétend l'affiche du film, qui affirme avec aplomb que "Tout le monde a son été 42". Si c'est vrai j'aimerais savoir (et je ne pense pas être le seul) si c'est seulement rétroactif... "Tout le monde a rêvé son été 42" serait plus juste, et le fantasme du déniaisement assouvi par une jeune femme plus expérimentée a d'ailleurs inspiré les auteurs depuis la nuit des temps, de Colette et son célèbre Blé en herbe, où deux amis, garçon et fille de 15 et 16 ans, découvrent l'amour charnel auprès de conjoints plus âgés lors de vacances estivales, à Radiguet et son immense Diable au corps, dont le narrateur licencieux, âgé de 15 ans, s'éprend de Marthe, jeune femme de 18 ans fraîchement mariée à un soldat engagé dans la guerre des tranchées. Summer of 42 est plus ou moins un mélange de ces deux histoires, puisque c'est pendant les vacances d'été qu'Hermie tombe fou amoureux de Dorothy, la jeune épouse d'un soldat tout juste parti pour le front.




Le topos de l'adolescent(e) exaucé(e) amoureusement et sexuellement par un amant ou une maîtresse plus âgé(e) a également servi quelques films érotiques mémorables, du Malizia de Salvatore Samperi, avec l'inoubliable Laura Antonelli, au Private Lessons d'Alan Myerson, avec Sylvia Kristel, l'éternelle Emmanuelle, qui nous a quittés récemment. Ici c'est la sublime Jennifer O'Neill qui joue le rôle du rêve incarné, de l'idéal féminin, rêve et idéal qui contaminent dès les premières secondes ceux des spectateurs du film, et de tous âges. Je dois avouer que je suis personnellement épris de Jennifer O'Neill depuis la vision de Rio Lobo, ultime film du génial Howard Hawks, et il faut la voir ici, filmée par un Robert Mulligan manifestement épris lui aussi, envoûté à tout le moins. C'est en partie la simple vision de quelques photogrammes de miss O'Neill dans ce film qui m'a immédiatement convaincu de me jeter sur cet opus de la filmographie du bon Bob Mulligan. L'actrice est fréquemment baignée d'une lumière vaporeuse, "gélatineuse" faudrait-il dire, typique d'un certain cinéma américain des années 70 (on n'est ni dans le flou artistique assez grotesque de David Hamilton, ni dans les sublimes ambiances nimbées de pâleur mortuaire ou de flous mélancoliques de Vilmos Zsigmond dans un McCabe and Mrs Miller ; mais on peut penser à la photographie parfois chatoyante du Lauréat, éclairé par le même chef opérateur, Robert Surtees), avec ces couleurs pastels et ce halo vague autour des figures détachées sur un ciel bleu, atmosphère qui convient parfaitement à un souvenir d'enfance estival nécessairement embelli et qui sied à ravir au visage irréel de Jennifer O'Neill.




Mais après avoir filmé son actrice, d'une beauté hypnotique, avec amour et sous toutes les coutures, et dans des tenues étonnantes de surcroît, Robert Mulligan, qui n'a eu de cesse de créer des situations équivoques, de nous placer en bienheureux voyeurs au-dessus de l'épaule pas bien haute du personnage principal et de nous amuser de conversations idiotes entre les membres de la petite troupe d'amis, candides adolescents excités et impatients, s'interdit de tomber dans un érotisme idiot au moment où ce dernier devrait justement surgir. La scène cruciale, si attendue, n'est pas tant sensuelle que bouleversante, et le scénario justifie (d'une manière que je ne dévoilerai pas) qu'elle advienne, ce qui n'était pas donné, tout en lui conférant une dimension tragique et tendre tout à fait inattendue. Après ce tournant, on entend d'une façon toute neuve la phrase a priori banale prononcée en voix-off par le narrateur, qui n'est autre que Hermie adulte, à la fin du film (et Rob Reiner y a certainement pensé en tournant Stand by Me, narré en off par Richard Dreyfuss), quand il affirme avoir perdu une partie de lui-même cet été-là : il s'agit moins de sa virginité, de son ignorance ou même de son enfance, au sens clinique du terme, que de son innocence. Dans les bras de Dorothy, le héros étreint la tristesse la plus insondable qui soit et découvre l'amour, mais par procuration, bouleversement bien plus profond que prévu, pour lui-même comme pour le spectateur, qui n'en attendait pas tant.


Un été 42 de Robert Mulligan avec Gary Grimes, Jennifer O'Neill, Jerry Houser et Oliver Conant (1971)

Le Masque de la mort rouge

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Roger Corman, en adaptant The Masque of the red death d'Edgar Allan Poe, a su que tout résiderait dans un certain mot du titre, l'adjectif de la mort, la rougeur de cette peste qui saigne le peuple et dont rit insolemment le terrible prince Prospero, seigneur esclavagiste perché dans son château orgiaque, signataire d'un pacte avec le diable. Le film de Corman mise tout sur la couleur, de la rousseur de la ravissante Jane Asher, celle de Deep End, à la pâleur de l'excellent Vincent Price, en passant par le monochrome bleu angoissant du semblant de nuit perpétuelle qui cerne le château, seul écrin préservé de la maladie pestilentielle qui ronge le monde. La puissance plastique de ces couleurs vives juxtaposées par aplats (lesquelles menaçaient le film de tomber dans le kitsch et le maintiennent pourtant du côté du beau) explose dans la somptueuse scène du banquet masqué, où, par des effets aussi visibles et, quelque part, aussi émouvants que les raccords déguisés d'Hitchcock dans La Corde, le rouge contamine brutalement les images et les convives, les noie comme il engloutit les mille autres couleurs de la fête morbide.




Et comment oublier, dans l'ultime séquence du film, ces anges de la mort bleue, jaune, verte, blanche, mauve et, bien sûr, rouge, qui hantent le bois. Ce ne sont pas tant des hommes, des mages, des prêtres noirs ou des démons, que des couleurs debout. Vivantes et incarnées. La mort faite couleur, la voilà qui défile solennellement dans une forêt dévitalisée, en marche pour boire les dernières teintes du monde. 




La contamination triomphe lors de la nuit des masques, où la maladie, c'est dans sa nature, avance évidemment masquée, mais où elle est la seule à se montrer telle qu'elle est quand tous les autres portent des déguisements temporaires et rient de leurs cruels jeux de dupes. C'est parce qu'il vit dans le mensonge et l'aveuglement, dans l'illusion bouffonne que les murs de son château le défendront de la mort et qu'un carnaval grotesque maintiendra la mort du monde dans l'oubli, que Prospero ne reconnaît pas la mort rouge, toute honnête, lorsqu'elle s'avance vers lui. Et c'est parce qu'ils portent tous un masque que le prince et ses convives ne voient pas la peste en marche, retour du refoulé. La contamination peut alors commencer, et ce sera avant tout celle du montage, chacune des coupures "masquées" (elles aussi), qui font passer les plans sous un filtre rouge, valant pour autant de frontières conquises par le mal.




Et de même qu'il a judicieusement tout misé sur le dernier mot du titre (en version française, mais ma transition est à ce prix), Corman place un atout majeur sur le générique final de son œuvre, probablement l'un des plus beaux de l'histoire du cinéma, à rapprocher peut-être du générique d'ouverture très graphique du Bal des vampires de Roman Polanski, avec lequel Le Masque de la mort rouge partage par ailleurs une outrance faussement parodique et profondément poétique, un sens aigu de l'ornementation, une incroyable aptitude au merveilleux et, érotisme élégant oblige, une rousse dans son bain. Au générique final du Masque de la mort rouge, une main figée, morte quoique animée, entre à plusieurs reprises dans l'image par le bord inférieur du cadre et dispose une à une sur l'écran les cartes du tarot. Cela semble bien peu, dit comme ça, mais c'est, en fait, la pierre de touche d'une pseudo-sériée B de très haute volée.


Le Masque de la mort rouge de Roger Corman avec Vincent Price, Hazel Court et Jane Asher (1964)

Rachel Rachel

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Ils doivent se compter sur les doigts de la main les cinéastes qui ont voulu et su filmer la femme. Non pas une femme, ni des femmes, mais la femme. Pas seulement sublimer le corps féminin en portant sur lui un regard masculin, ce que beaucoup de cinéastes ont fait et souvent très bien fait, ni même simplement composer quelque beau personnage de femme au sein d'un ensemble plus vaste, mais consacrer toute son attention à la femme, regardée pour elle-même et mise au cœur de l’œuvre pour en être l'objet autant que la pulsation. Paul Newman fait assurément partie des rares qui auront filmé la femme de cette façon-là, et dès son premier coup d'essai (Rachel Rachel est son premier film, on retrouvera cette façon de filmer la femme, enfant ou adulte, quatre ans plus tard, dans le remarquable De l'influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites).




Il est tentant, en ce sens, de comparer Newman à un autre acteur-cinéaste de la même période : John Cassavetes. On peut d'ailleurs trouver d'autres points de comparaison entre les deux hommes, qui sont sans aucun doute deux des plus beaux spécimens mâles sortis d'Hollywood (dans le sens où ils y sont apparus et où leurs réalisations en ont plus - Cassavetes - ou moins - Newman - débordé les frontières), et qui ont tous deux filmé leur épouse : Gena Rowlands pour Cassavetes, Joanne Woodward pour Newman. Orson Welles aurait pu compléter le trio d'acteurs-cinéastes tombeurs ayant filmé leurs femmes, mais je ne crois pas qu'il ait filmé Rita Hayworth de cette manière-là, sans séduction, sans distance admirative, sans désir masculin, ce qui ne l'empêche pas de l'avoir sublimement filmée, entendons-nous bien. Mais chez Newman comme chez Cassavetes, on trouve cet amour peut-être plus immense qui consiste à regarder la femme en face, pour ce qu'elle est vraiment, à nu, à l'os, comme on se tient - et particulièrement enfant - quand on ne se sent pas regardée.




Rachel Rachel est un film assez passionnant par le portrait qu'il dresse d'une institutrice marquée par le métier de croque-mort de feu son père (très beaux flashbacks sur la jeunesse du personnage, petite fille blonde sérieuse, confrontée à la mort et prête à se la coltiner plus que de raison pour obtenir l'intérêt et l'amour de son père), désormais prisonnière d'une mère veuve et possessive. Rachel est une vieille fille esseulée et soumise, assaillie de désirs intempestifs, envahissants et presque inquiétants (Newman joue simplement mais très efficacement sur les faux-raccords dans un montage sec et troublant qui substitue à la réalité les visions sexuelles fantasmatiques étranges de son héroïne). Les divagations mentales de la jeune femme, de natures diverses, sont là dès l'ouverture du film, quand elle se réveille dans sa chambre, se parle à elle-même et se revoit petite fille tandis que sa mère vient la chercher pour "aller à l'école", phrase qui résume toute l'inertie d'une vie monotone passée à vieillir dans un village de campagne sans surprise.




Sur le chemin du travail, Rachel a ensuite des absences, et se voit par exemple en train de lécher la main du directeur de l'école. Pas loin de s'enliser dans une enfilade d'hallucinations, elle frôle le délire quand son amie la convie à l’Église, où un prêtre surexcité invite ses ouailles à se tenir les mains, contact physique qui est au nœud de la névrose du personnage. Et rien ne s'arrange quand sa collègue (incarnée par Estelle Parsons, la mémorable épouse hystérique de Gene Hackman dans Bonnie and Clyde) l'embrasse soudain à pleine bouche. A travers ce beau personnage, Newman évoque aussi la question de l'homosexualité féminine, sur un plan intime plutôt que social, assez éloigné donc d'un film comme La Rumeur de William Wyler, avec ses deux institutrices soupçonnées d'homosexualité, jouées par Shirley MacLaine et Audrey Hepburn. Si bien qu'à la longue, Rachel pourrait devenir une fausse-jumelle de Carole, le personnage de Catherine Deneuve dans Répulsion...




Mais quand elle retrouve une vieille connaissance, un ancien camarade d'enfance revenu au pays, le personnage de Rachel, jeune femme solitaire, perdue, si désespérée qu'elle se jette au cou du premier homme venu, avec sa frange blonde et son air négligé, évoque plus directement l'héroïne éponyme du Wanda de Barbara Loden, tourné l'année suivante. Loden, dans son unique et incroyable film, a voulu et su elle aussi filmer la femme, en des temps où c'était chose bien rare, et avec une force incomparable. Si Newman signe un film moins radical et moins puissant que celui de Loden, il a le mérite de présenter un autre intérêt majeur : être un homme et filmer la femme en évinçant tout notion de convoitise au profit d'un regard à la fois direct et saturé d'amour. Car c'est avant tout la présence de Joanne Woodward, la beauté absolue de cette femme, qui fait événement. Elle est plus belle ici, déjà relativement âgée et pratiquement sans maquillage, que dans un film comme Feux d'été, antérieur de dix ans, où, toute en beauté, elle séduisait son Newman, alors acteur, dans un rôle tout trouvé d'irrésistible pyromane. Filmée dans toute sa nature, la beauté brute et évidente qui se dégage de la moindre des expressions de l'actrice, de la moindre inflexion de son visage, de son sourire mutin, innocent, sincère et enfantin, comme de ses traits défaits par la tristesse, nous maintient fascinés, émus, d'un bout à l'autre du film.


Rachel Rachel de Paul Newman avec Joanne Woodward, James Olson, Kate Harrington, Estelle Parsons et Donald Moffat (1968)

Sunhi

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Le dernier film en date de l'hyperactif Hong Sang-Soo, Sunhi, renoue assez avec le modèle de Ha ha ha, l'un des récents souvenirs agréables parmi tous ceux laissés par l’œuvre du cinéaste. Presque uniquement constitué de longs plans séquences, le film nous laisse savourer de grandes conversations entre une étudiante en cinéma et trois hommes : Moon-soo, son ex, cinéaste débutant ; le professeur Choi, dont elle espère une lettre de recommandation qui lui permettrait de poursuivre ses études aux États-Unis ; et Jae-hak, autre prof de cinéma et réalisateur, dépressif, reclus chez lui. Buvant du Soju jusqu'à plus soif, et formant l'air de rien un losange amoureux qui s'ignore, les personnages sont, comme souvent chez Hong Sang-soo, pris dans des boucles répétitives sans issues. Moins complexe que Ha ha ha, le film est aussi plus clair, plus plaisant peut-être, ses personnages mieux définis et plus touchants, par exemple quand survient ce gimmick du baiser inattendu en pleine rue, qui fait directement écho à la plus belle scène de The Day he arrives (lequel, avec In another country, reste à mon avis le meilleur du cinéaste).




Sunhi, interprétée par la ravissante Yu-mi Jeong, porte le nom du soleil et attire à elle les trois hommes évoqués ci-dessus. Qu'on essaie de l'en empêcher n'est d'aucune utilité, c'est ce que tente un jeune homme mal avisé au tout début du film, qui se fera hurler dessus sans ménagement par la jeune femme excédée, sorte de déesse courroucée. Sunhi n'hésite pas à héler ces messieurs depuis des postes surplombants (l'étage d'un bar, la terrasse d'un autre, restaurants qui portent eux aussi le nom de l'astre de feu) afin de leur faire lever la tête vers elle, de les illuminer de son rayonnement et de les capturer dans son orbite. Palabrant et séduisant trois hommes lors d'un bref séjour avant un départ définitif, Sunhi est en quelque sorte le pendant féminin de Gaspard (Melvil Poupaud) dans Conte d'été, naviguant à vue entre Margot (Amanda Langlet), Léna (Aurélia Nolin) et Solène (Gwenaëlle Simon). Chez Rohmer, Gaspard écrit une chanson de marin pour Léna avant de l'offrir à Solène, circulation de la musique parmi les amants qui est l'un des beaux motifs de Sunhi, quand la même chanson sentimentale traditionnelle revient à trois reprises, par hasard, aux oreilles des personnages.




Prêter les mots de l'un à l'autre, c'est aussi ce que font les trois amoureux de la belle Sunhi, qui répètent les formules toutes faites déjà entendues quand ils doivent qualifier la jeune femme ("gentille", "courageuse", etc.). De sorte que Gaspard se retrouve à la fois dans Sunhi et dans ses trois prétendants, notamment dans leur inconstance (le professeur de Sunhi réécrit du tout au tout sa lettre de recommandation dans l'espoir de séduire la jeune femme, qui séduit simultanément ses trois soupirants, tandis que Margot reprochait très justement à Gaspard de louvoyer entre ses demoiselles et de se retourner avec le vent) et dans leur spontanéité (Sunhi embrasse tout d'un coup son professeur, entre deux pas, comme Gaspard embrassait Margot entre deux mots). Mais tout cela n'est que conversations sans fin (marchantes chez Rohmer, assises chez Hong Sang-Soo, avec toujours ces tables dans la perpendiculaire du plan qui séparent les parleurs, l'émotion naissant quand la frontière est transgressée), et dilution du temps vacant d'une jeunesse incertaine dans des jeux amoureux sans conséquences. Sunhi ne sait pas plus qui elle est (finissant par s'attribuer les adjectifs vides que plaquent sur elle ses courtisans) que Gaspard (qui à force de redéfinir son caractère avec conviction finissait par diluer les contours de sa personnalité), et tous les deux finiront par disparaître vers leur art (le cinéma pour elle, la musique pour lui), abandonnant leurs satellites d'un seul automne, ou d'un seul été, non sans mélancolie.


Sunhi de Hong Sang-Soo avec Yu-mi Jeong, Kim Sang-joong, Lee Seon-gyoon et Jeong Jae-yeong (2014)
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