Chouette film. Doux film. Humble et molletonné. James Gray nous envoie une carte postale de ses états d'âme. On le connaît, notre James Gray, on le connaît sur le bout des doigts. Nous le savons plus dur avec lui-même qu'il ne l'est avec nous. Sa masterclassà la Cinémathèque est un modèle d'auto-flagellation, elle s'était terminée dans les larmes du cinéaste et le silence de plomb d'une salle embarrassée. On n'avait jamais vu un mec manger sa propre merde avec tant de malice depuis les 120 journées de Sodome de Pasolini. Et sache, Jimmy Gray, aka l'éternel immigré, que si tu ne t'aimes pas beaucoup, nous t'aimons pour toi et nous t'aimons pour deux. Certes notre relation n'a pas été sans nuage. Les plus curieux d'entre vous pourront aller lire notre "critique" de La Nuit nous appartient : nous sommes des fidèles de chez fidèle mais nous n'avons pas toujours vu midi à 14h. Sauf qu'on n'aime que plus fort quand on a commencé une relation du mauvais pied. On a tant à se faire pardonner... et puis qu'est-ce qu'un cumulo-nimbus sur un océan d'amour ?
Devant toi, toi qui ne cesses de t'accuser d'avoir tout raté, d'être un sous-homme, un "connard", de mériter "la chaise électrique" et "la fosse commune, sans stèle ni pierre tombale, afin que personne ne puisse venir prier pour le salut de [ton] âme damnée" (on cite de mémoire l'une de tes réponses aux questions pourtant banales et plutôt bienveillantes d'un Frédéric Bonnaud, si jovial d'ordinaire, contaminé ce jour-là par ta déprime de malade et à deux doigts de se faire les veines devant l'écran géant de la cinémecque...), nous ne pouvons que redoubler d'efforts pour te témoigner notre reconnaissance et notre éternelle amitié. France, terre d'accueil. Ici nous t'aimons, et tu es reconnu par la plupart de nos concitoyens les plus avertis à ta juste valeur. Alors quand celui qui ne cesse de se décrier nous chie une page de sa vie, il est sûr qu'elle va nous intéresser. On ne peut que soutenir ce geste artistique et aller au ciné pour voir ça, péritonite ou pas, quitte à ramper et à clamser au premier rang de l'Utopia de Tournefeuille (pour être honnête, quel meilleur clap de fin pour deux trépanés comme nous ?).
James Gray se tourne vers son passé, son enfance à Dakkar, et nous regardons son enfance avec lui. Nous rencontrons son grand-père magique, adorable Anthony Hopkins, enfin repus, gavé de rôles toute sa vie et qui trouve peut-être ici l'un des plus beaux. Il incarne un papy-gâteau au bord de la mort, plein de sagesse, d'écoute et de conseils pour son petit-fils rouquin fan d'astronomie, de rockabilly et des loloches de sa mère. La daronne est campée par une adorable Anne Hathaway, cernée jusqu'aux genoux, fatiguée d'exister, mais en lutte perpétuelle pour la réussite scolaire de son débile de fils. Elle n'est pas toujours aidée par un papa autoritaire, peu doué de tact mais au fond tellement aimant, juste dépassé par les événements, interprété par un adorable et terrifiant Jeremy Strong, un des plus riches personnages de papa que le cinéma de ces dix dernières années (à la louche) nous ait offert sur un plateau de tournage. Autant de spectres surgis du temps, dans des décors assez vides, comme s'il ne restait rien d'autre dans la mémoire du cinéaste que sa famille et les siens, sans oublier ce jeune garçon noir avec lequel naît une amitié évidente que le racisme ambiant et les barrières sociales mettront sous cloche. La tof du film, grisâtre, délavée, sépia au niveau des cheveux du gamin, pourra miner le moral des plus fragiles et les faire hurler au loup d'une mode assez pénible dans le genre, consistant à retirer les couleurs du monde dès qu'il s'agit d'évoquer autrefois. Ok Google... S'arrêter à cela, dans un film aussi fin et pétri d'humanité, serait criminel, d'autant plus que, comme nous vous l'avons longuement expliqué, James Gray n'a hélas pas besoin de détracteurs pour fumer et dézinguer tout ce qu'il fait.
Armageddon Time de James Gray avec Banks Repeta, Anne Hathaway, Jeremy Strong et Anthony Hopkins (2022)