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Channel: Il a osé !
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Désirs humains

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Tourné un an après l'excellent Règlement de comptes avec le même duo d'acteurs, Human Desire, film assez mineur du grand Fritz Lang, est une très lointaine adaptation de La Bête humaine de Zola, ou plutôt un très libre remake de son adaptation par Jean Renoir. A ceci près que la bête s'est mutée en froide machine. Lantier, l'homme aux pulsions sexuelles meurtrières héritées d'un patrimoine génétique baigné dans l'alcool à brûler, incarné chez Renoir par le puissant Gabin, noir de suie, ruisselant de sueur et chevauchant (avec Carette) sa Lison, locomotive monstrueuse, créature hurlante de métal, de feu et de fumée, cède la place chez Lang au Sergent Jeff Warren, de retour de Corée, sous les traits d'un Glenn Ford gringalet, tout clean et tout sourire, assis comme un pape dans la cabine confortable d'une imposante machine automatique qui avance seule et laisse à peine deviner à travers de minuscules hublots haut perchés les rails sur lesquels elle glisse.




La scène d'introduction du film est l'une des plus efficaces du film, avec ce plan large en plongée où la locomotive tourne sur elle-même, arrimée à une plate-forme mobile. La faute à un effet d'optique, on ne sait pas immédiatement si ce mouvement vient de la caméra ou de la plateforme soutenant le mastodonte de fer endormi, véritable dinosaure inerte, manipulé sans effort. Mais c'est bien le seul plan du film qui daigne jouer de la figure mythique du train, quitte à la démythifier, et qui parvienne à lui donner un semblant d'intérêt. La locomotive n'a cependant pas de quoi se plaindre quand on sait que Glenn Ford n'aura pas la même chance... Le film tout entier en subit les conséquences, perdant un peu de son âme et progressant en pilote automatique, avec un Lang en pantoufles aux manettes, enfoncé dans son fauteuil comme Edward G. Robinson au début de La Femme au portrait, rêvant peut-être son film au lieu de le tourner.




Mais Fritz Lang, même en pantoufles, reste Fritz Lang, et le film vaut somme toute le détour. Ne serait-ce que pour voir, malgré tout, et malgré le peu de cas que le cinéaste fait de lui, Glenn Ford, minaudant avec ce sourire ravageur qui le rend assez irrésistible (et il fallait bien ça !). Les acteurs sont à leur place, même si l'alchimie n'est pas toujours idéale entre eux, notamment entre Glenn et Gloria Grahame. L'actrice, au physique atypique pour ne pas dire irritant, et au jeu ici malaisé, correspond idéalement (et à priori mieux que Rita Hayworth, que Lang envisageait d'abord dans le rôle) au personnage de demi-chienne (renoirienne ? Lang a aussi remaké La Chienne dans La Rue Rouge, avec avec plus de bonheur) que lui réserve le récit. Demi-clebs seulement parce que la chienne est ici moins coupable que victime. Poussée à un adultère longuement consommé avec son propre parrain par nul autre que son rustre de mari (encore une fois, on aurait mal cru à un couple formé par cette montage de barbaque qu'était Broderick Crawford et la majestueuse Rita…), Vicky ment sans cesse (le jeu faux de Golden Grahame y ajoute) et calcule ses idylles par intérêt ; mais elle le fait pour échapper à sa condition et à l'ennui croulant de sa vie, symboliquement enclose au milieu des rails, partagée entre une cage à oiseaux et un poste de télévision, comme cela a déjà été analysé. Lang en fait finalement la sainte de son film quand l'amant de Vicky, le sergent Warren, déçu par ses mensonges, l'abandonne à un triste sort. Vicky devient victime dans un des wagons du train que fait semblant de conduire un Glenn Ford de nouveau souriant et détaché, pilotant son corbillard sur rails sans les mains.




Au-delà des acteurs (tout de même bien peu mis en avant par Lang, et œuvrant au service de personnages assez faibles), il faut voir le film pour vérifier quelque chose. Dans la scène où le sergent Jeff, commandé par Vicky, s'apprête à tuer le mari de cette dernière, saoul comme un cochon, au milieu des rails et en pleine nuit. Lang, qui excelle toujours à construire l'espace par la mise en scène, et notamment dans les scènes de nuit à la gare, filme ses deux acteurs de dos, l'un poursuivant l'autre qui titube, en vue d'ensemble et en légère plongée, le plan de l'image étant perpendiculaire à celui des rails. Au moment où Glenn Ford est censé passer à l'acte, un train défile entre les personnages et la caméra, nous dissimulant l'action : a-t-elle eu lieu ou non ? Une chose est sûre (ou pas, en fait), c'est qu'à l'instant précis où le train arrive, et jusqu'à la coupure scandant la fin de la séquence quelques secondes plus tard, l'image noir et blanc se teinte d'un étrange et presque imperceptible filtre vert (plus ou moins perceptible selon les lecteurs, particulièrement peu remarquable sur les captures ci-dessous, par conséquent d'une grande inutilité, mais très net sur mon écran de télévision).





Je n'ai trouvé nulle part mention de cette irruption surprenante d'un semblant de couleur (en tout cas d'une altération de la teinte de l'image) dans le film de Lang, pas même chez l'illustre Bernard Eisenchitz dans Fritz Lang au travail. Cette facétie du cinéaste passe-t-elle inaperçue ? N'intéresse-t-elle pas les commentateurs de l’œuvre ? Ou bien n'existe-t-elle tout simplement pas ? Serait-ce un simple défaut de pellicule ? Une erreur de copie dans l'édition DVD du film chez Wild Side, ou sur l'exemplaire précis qui m'est passé entre les mains ? Que ce défaut surgisse sur une scène comme celle-là et s'y trouve si précisément et si idéalement placé relèverait d'une heureuse coïncidence qui donne envie de miser sur un oubli, volontaire ou non, des commentateurs du film. Toujours est-il que la séquence, qui détermine un basculement dans la conscience de Jeff Warren (ce fond verdâtre serait celui de la pourriture et de la corruption, sauf que le personnage ne tue ici sa maîtresse au lieu du mari qu'indirectement), est belle et fait gagner au film cette puissance dramatique dont il manque par ailleurs. Le surgissement inopiné de la couleur, ou à tout le moins l'altération involontaire de la pellicule, même presque invisible, déplace l'attention du spectateur (pour peu qu'il remarque ce drôle d'effet) et marque un déplacement narratif : le meurtre du mari, qui devait libérer la femme, n'a pas lieu et la condamne. Si cette scène a été tournée telle quelle, et si l'effet a été recherché, cela mérite qu'on en parle, sinon, c'est un petit miracle hasardeux qui méritait qu'on en parle aussi.


Désirs humains de Fritz Lang avec Glenn Ford, Gloria Grahame et Broderick Crawford (1954)

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