Dans quelle mesure mon amour pour le cinéma de Kelly Reichardt influence-t-il mon jugement sur ce film ? Et surtout dans quelle mesure cela doit-il m'inquiéter ou au contraire me réjouir ? Certes Showing up n'est pas son meilleur film. Mais pourquoi faut-il toujours que l'on veuille comparer et classer les œuvres, à fortiori d'un même auteur ou d'une même autrice ? Je peux dire qu'il manque, selon moi, quelque chose à ce film. Mais il faut dire aussi que j'y repense beaucoup, que je m'y sentais bien, et que j'aimerais en voir encore. Je m'y sentais bien de façon presque étrange, car il y manque donc quelque chose, plusieurs choses même. Le portrait de Lizzy, cette jeune céramiste sculptrice en proie au manque de temps (elle doit bientôt exposer mais n'a pas terminé son travail de création ; est prise par son boulot de secrétariat dans l'école d'art que dirige sa mère ; doit s'occuper d'un pigeon estropié par son propre chat, recueilli par Jo, sa voisine/logeuse/amie, qui le lui confie finalement car elle doit, elle aussi, exposer très vite), au manque de moyens et de commodités (payer le loyer semble compliqué ; sa chaudière est en panne, ce qui l'oblige à aller se doucher ici et là en demandant permission), au manque de reconnaissance aussi, en particulier de la part de sa famille (frère artiste à moitié fou ; mère plus préoccupée par son fils que par sa fille ; père préoccupé principalement par lui-même), est un portrait au bout du compte riche mais qui souffre tout de même du manque d'évolution de son sujet et du jeu monolithique de Michelle Williams, cernée et renfrognée du début à la fin, malgré deux ou trois touches d'humour discrètes.
Pourtant quelque chose se passe, dans quelques scènes, moins entre Lizzy et les gens qui gravitent autour d'elle, qu'entre cette jeune artiste invariablement chaussée de crocs, au corps lourd et pesant sous des fringues laides et ternes, et les figures féminines, aériennes, dynamiques, tordues, contorsionnées (aux expressions quoi qu'il en soit soucieuses sinon torturées) qu'elle modèle et qu'elle semble si heureuse de voir exister quand leur réalisation s'achève par l'apparition des couleurs vives nées des émaux employés, ces couleurs qu'elle "ose" comme on le lui fait remarquer, pastel, claires et lumineuses, toujours surprenantes au sortir du four (et Lizzy est si blessée quand la cuisson a mal tourné). Mais on aurait aimé que cette relation aux figures crées soit plus exprimée encore, que le film, qui ne raconte finalement pas grand chose (une artiste issue d'une famille dysfonctionnelle doit achever un travail pour une expo sans grand enjeu tout en s'occupant d'un pigeon blessé : fin du pitch), prenne beaucoup plus le temps que lui dégage une trame narrative minimale pour filmer les gestes, la matière, les corps, la lumière, toutes choses qui sont depuis toujours au cœur du cinéma de Kelly Reichardt et qui en font le prix, la beauté, la saveur.
A la fin du film, les deux voisines marchent côte à côte dans la rue, et dans la profondeur de champ. A noter que c'est je crois le premier non-road-movie de Kelly Reichardt, ou peut-être le deuxième, après Certaines femmes, dont je me souviens moins, en tout cas le premier absolument sans déplacement, en bagnole ou à pied, dans les grands espaces américains, et la cinéaste, ironiquement, ouvre son film avec un travelling latéral caractéristique des films de ses débuts, en particulier de ses premiers, River of Grass et Old Joy, sur Jo qui fait rouler un pneu le long du trottoir, le véhicule réduit à son minimum, dont elle s'en va faire un mobile fixe : une balançoire. Mais je reviens à la fin de Showing Up : les deux amies sont réunies après une dispute générée par la question de la chaudière en panne, que Jo tarde à faire réparer au détriment du confort de Lizzy, donc par la question du temps et de l'argent. Mais on aurait aimé que l'amitié entre les deux femmes soit plus vivante, quitte à demeurer plus ambiguë, comme celle des deux camarades de Old Joy, ou plus triste, comme celle des deux pionniers de First Cow (dont la fin me marquera plus durablement, qui à mes yeux inscrit ce western minimaliste, pour le coup très attentif à la nature, aux outils, aux matières, aux lueurs, aux gestes, dans la petite confrérie de ces films d'amitié qui se terminent avec la mort lente et douloureuse d'un des deux membres du duo après une blessure qui ne semblait pas devoir être fatale, aux côtés de Macadam Cowboy, Scarecrow ou Thunderbolt and Lightfoot). Juste avant cette déambulation des deux voisines vers le fond du champ, quelques plans assez beaux, mais trop courts, descendent le long de câbles électriques ou sous le couvert de grands arbres, mimant le regard des deux jeunes femmes en quête de l'oiseau envolé. J'aurais aimé que de tels plans, mettant en scène de simples formes de ce monde vues sous un angle particulier et prises dans le mouvement d'un regard (travail de mise en scène résumant celui de toute création d'art formel) soient plus nombreux et viennent plus tôt dans Showing Up. N'empêche qu'ils y sont ? Oui. J'en voulais juste plus !
Pour toutes ces raisons, et parce que malgré le manque on se sent bien dans ce film, comme toujours chez Kelly Reichardt, mieux d'ailleurs que dans d'autres (comme Old Joy, Wendy and Lucy ou La Dernière piste, si beaux films dans lesquels il est somme toute plus difficile de se la couler douce), je me dis, et c'est peut-être la première fois, du moins je crois, que j'aurais préféré que Kelly Reichardt fasse de son idée de film une mini-série. Le format sériel aurait peut-être mieux correspondu à la quasi non-évenementialité du récit et aurait sans doute mieux permis, justement, de prendre le temps de filmer la création dans sa durée, le temps long de la maturation, de la quête, de la modélisation, de la correction, du doute, du recommencement, le tout pris dans la temporalité abrégée des jours, des contraintes temporelles et matérielles du quotidien, mais aussi dans un troisième temps, après la lenteur de l'observation, celui propre à chaque geste. Tout cela est déjà dans Showing Up, mais j'en voulais davantage.
Showing Up de Kelly Reichardt avec Michelle Williams, Hong Chaud, Judd Hirsch et Amanda Plummer (2023)