Les fans de Driveseront sans doute déçus. Ceux qui n'aimaient pas Drive, à l'évidence, n'aimeront toujours pas et risqueront même de prendre définitivement en grippe Nicolas Winding Refn. Mais ceux qui appréciaient déjà plus en profondeur son cinéma, comme c'est plutôt mon cas, seront satisfaits de constater que le réalisateur danois a su conserver toute sa liberté et sa personnalité malgré le grand succès critique et public rencontré par son film précédent. Only God Forgives est un film peu aimable, pratiquement masochiste, comme l'est son personnage central et peut-être son auteur. On imagine presque en effet ce dernier accueillir avec le sourire les huées cannois... Heureusement, il ne s'agit pas d'une sorte de suite aux accents asiatiques de Drive, ce que les bandes-annonces m'avaient laissé redouter, bien que ce nouveau film s'inscrive dans une continuité formelle logique et s'éloigne encore de la mise en scène brute et spontanée de la trilogie Pusher.
NWR nous propose un drôle de thriller à l'ambiance psychédélique où la tension est sans cesse réfrénée ou simplement exclue, un faux film de boxe contenant un seul affrontement (un véritable passage à tabac se refusant d'être le long climax attendu), un film d'action hémiplégique et amorphe au "héros" totalement impuissant, un polar dénué d'intrigue policière et sans suspense, un drame familial absurde tutoyant parfois le grotesque, par ses quelques dialogues d'une vulgarité sèche, et le mauvais goût, dans des séquences où la beauté esthétique n'a d'égal que la violence de ce qui s'y passe. La vengeance, bien que présente comme élément déclencheur, passe ici au second plan, supplantée par une histoire hantée par les démons d'un personnage impuissant et centrée sur une relation mère-fils bien tordue qui rappelle les rapports très malsains qu'entretenait déjà Tony (excellent Mads Mikkelsen), le dealer paumé de Pusher 2, avec son salaud de père. C'est d'ailleurs de ce film qu'Only God Forgives est peut-être le plus proche, en raison de ces deux personnages cousins condamnés à traverser un douloureux chemin de croix, jusqu'à une possible rédemption. Cela se finit encore dans le sang, et un symbolisme plus rentre-dedans, révélateur d'un profond besoin de psychanalyse chez NWR.
Comme son cinéaste, Ryan Gosling ne fera pas taire ses détracteurs, bien au contraire. Sans jamais bouger les sourcils, il incarne encore un rôle-marionnette, une figure cette fois-ci d'impuissance, de frustration et d'incapacité, que Refn maltraite du début à la fin. Un incapable conjointement manipulé : à l'écran, par sa mère abominablement tyrannique et vulgaire, et en coulisse, par un réalisateur s'amusant peut-être à ravager et ridiculiser l'icône érigée par son précédent film. Un personnage assez éloigné du driver, donc, qui laissait les cadavres dans son sillage en suivant sa voie, guidé par sa seule détermination, mais que l'acteur campe avec une même torpeur, propice aux railleries dont on imagine le duo se moquer comme il faut. Malgré sa faiblesse et son impuissance, ce personnage et son cheminement psychologique semblent au cœur du film, de ce trip curieux où nous sommes invités. Il est coincé dans une apesanteur irréelle, suspendu dans un labyrinthe d'images mentales issues de son mal-être. Face à lui, Kristin Scott Thomas étonne beaucoup dans un rôle inhabituel de mère atroce et castratrice, qu'elle incarne avec un brio tout à fait inédit. On a même du mal à la reconnaître !
On est encore en présence d'un méli-mélo d'influences très diverses, de références connues, bis, cultes et occultes qui, passées à la machine NWR, donnent quelque chose d'assez unique et remarquable. Dans les dédales d'Only God Forgives, on pense pêle-mêle à Dario Argento, pour ces couleurs tranchantes sorties tout droit d'un giallo comme Suspiria, à John Carpenter, pour certains des meilleurs moments d'une bande originale de nouveau signée Cliff Martinez, à David Lynch, pour cette ambiance onirique ponctuée d'images cauchemardesques très stylisées, à Stanley Kubrick, pour ces travellings "cérébraux" dans les couloirs du club de boxe thaï, et à Alejandro Jodorowsky, quand son nom apparaît en hommage dès le générique de fin (car on connait mal son cinéma !)... On pourrait peut-être continuer ainsi encore un peu. Comme Drive avant lui, Only God Forgivesévoque également un thriller coréen, par sa violence crue et soudaine, mais aussi un bête slasher, où les scènes de meurtres s'enchaîneraient à un rythme anormalement lent, tendant à chaque fois vers plus d'inventivité visuelle et malsaine. Nicolas Winding Refn donne alors l'impression de s'échiner à élever un sous-genre d'ordinaire purement commercial et condamné à la médiocrité, ce qui n'est pas vraiment pour déplaire.
On termine la vision de ce film étrange et malade un peu désorienté, sans précisément savoir quoi en penser, avec toutefois l'assurance de ne pas avoir été insensible à l'art singulier d'un cinéaste atypique qui semble savoir exactement ce qu'il fait et dont, accessoirement, on ne veut pas connaître les problèmes familiaux ou les traumas infantiles... Un film qui pourra ensuite nous accompagner comme nos plus marquants cauchemars, avec ses images obsédantes, sa narration déstructurée, son ambiance décomposée et ses situations dérangeantes, mais que d'autres oublieront aussitôt après l'avoir chassé ou rejetteront immédiatement.
Only God Forgives de Nicolas Winding Refn avec Ryan Gosling, Kristin Scott Thomas et Vithaya Pansringarm (2013)