À l'heure où les tops pullulent toujours autant sur les réseaux,
déclinés dans mille variantes au point d'en devenir absurde, repris à
toutes les sauces au risque d'en dégoûter le moindre cinéphage, cet
obscur film fantastique anglais sorti au début des années 80 pourrait
aisément prétendre à figurer en très bonne place dans quelques-uns de
ces futiles classements. Par snobisme enquiquineur, je le placerais en
effet volontiers dans le top dédié aux plus glaçantes scènes d'accident
de voiture, voire dans celui consacré aux meilleures scènes de
cauchemars. C'est pas mal, pour le premier et seul long métrage du
cinéaste britannique Lindsey C. Vickers, qui a passé sa carrière en tant
qu'assistant de réalisation et nous démontre ici qu'il aurait amplement
mérité d'être bien plus souvent aux commandes de la mise en image
d'histoires sordides issues de son cerveau malade. The Appointment est
hélas son seul bébé, mais il mérite franchement d'être redécouvert, et
pas seulement pour cet accident de bagnole terrible que tout cinéphile
averti citerait donc parmi les plus mémorables jamais filmés.
The
Appointment nous captive d'entrée de jeu avec son introduction efficace
dont le cadre verdoyant et champêtre contraste avec l'étonnante
brutalité (une scène quasiment digne de figurer parmi les meilleures
ouvertures du cinéma d'horreur, mais il faut que j'arrête avec ça, je
m'agace moi-même...). Une voix off monocorde nous lit un rapport de
police succinct concernant la mort inexpliquée d'une jeune fille,
disparue à la sortie de l'école alors qu'elle empruntait un raccourci à
travers bois pour rentrer chez elle, pendant qu'à l'écran, nous suivons
donc cette écolière et voyons l'inexplicable se produire soudainement,
dans une ambiance déjà mystérieuse à souhait. Un effet saisissant et
surnaturel clôt ces petites minutes inaugurales qui annoncent ces images
chocs dont le cinéaste usera avec soin et intelligence dans les pics
d'angoisse à venir de son récit. Une ellipse nous projette ensuite trois
ans plus tard. Et nous comprenons bien vite que l'étrange scénario de
Vickers nous propose une relecture appliquée du complexe d'Électre : un
père incarné par Edward Woodward, l'éternel policier aux abois de The
Wicker Man, entretient une drôle de relation avec sa fille, joueuse de
violon, et celle-ci, profondément vexée, voit d'un très mauvais œil son
absence annoncée à son concert de fin d'année. Le papa n'a
malheureusement pas le choix : il doit remplacer un collègue et partir
en bagnole pour un long déplacement professionnel. C'est tout ce que
l'on peut dire pour résumer ce film.
Sous
ses dehors nébuleux et ses contours particulièrement difficiles à
cerner, le scénar de Vickers s'avère finalement d'une grande simplicité,
il est même tout à fait limpide si l'on sait interpréter les ultimes
images (ce qui ne demande pas un effort surhumain). Le rapport policier
est une fausse piste, l'ellipse initiale est trompeuse, l'atmosphère
onirique est un voile enveloppant, l'image, elle, ne ment pas, ou
rarement. Le récit se déroule principalement en deux temps, sur une
durée somme toute très resserrée : une longue nuit d'insomnie, où l'on
se trouve aussi impuissant et désorienté que les personnages en
présence, suivie d'un trajet en voiture, où l'on est sur le qui-vive
non-stop en raison des visions de cauchemars prémonitoires que l'on aura
eues précédemment. Tout le long, Lindsey C. Vickers nous déconcerte par
sa gestion du temps. Son histoire pourrait faire l'objet d'un court
métrage, mais ce serait gommer tout l'intérêt du film et négliger cet
art précieux, ici maîtrisé jusqu'à l'excès par Vickers, celui de la
dilatation du temps. Rarement nous aurons autant eu la sensation de
partager la couche moite, de vivre la nuit interminable et de se
réveiller des rêves si troublants de notre couple en plein tourment
nocturne avant-coureur. Une longue partie qui pourrait presque être
pénible si elle n'était pas ponctuée par des idées visuelles et sonores
superbes, où la mise en scène ingénieuse de Vickers peut compter sur la
partition endiablée de Trevor Jones, et si nous ne récoltions guère les
fruits de nos efforts lors du suspense cruel que nous fait vivre le
réalisateur dans la tortueuse partie suivante, road movie angoissant.
Il
paraît que la scène de l'accident de bagnole est devenue virale,
qu'elle a été un temps partagée en boucle sur Twitter et compagnie. Elle
est en effet d'une telle efficacité qu'on l'imagine aisément
fonctionner sortie de son contexte. Mais c'est tout de même dommage. Il
faut voir avec quel soin maniaque nous l'amène le cinéaste. Le suspense
grimpe progressivement tandis que les éléments des rêves trouvent leur
place les uns après les autres. On pense inévitablement à Duel lors d'un
bref stop dans une cabine téléphonique, qui pourrait être un temps mort
mais n'en est donc pas un, puisque l'on guette l'arrière-plan avec une grande anxiété. Et, lors de l'accident à proprement parler,
le temps semble à la fois suspendu et glisser, inexorablement, vers le
pire. Là encore, la partition inquiétante de Trevor Jones marche main
dans la main avec la mise en scène vicieuse de Vickers, celui-ci ponctue la
scène d'inserts qui s'impriment sur nos rétines comme autant d'images
marquantes, dans un montage ma foi assez virtuose. On n'oublie pas, non
plus, cet enchaînement de plans rapides de la voiture tenant en
équilibre sur la glissière de sécurité, vue sous différents angles,
avant sa chute inéluctable. Un moment de sidération, qui nous scotche et
nous laisse coi, le point culminant d'effroi de cette pépite
inclassable du cinéma de genre.
The Appointment de Lindsey C. Vickers avec Edward Woodward, Jane Merrow et Samantha Weysom (1981)