Notre collaborateur Simon, jamais en reste quand il s'agit de causer d'un beau film américain peuplé de femmes toutes en formes et toutes en sueur, a décidé de vous toucher deux mots de la dernière œuvre d'un grand maître, qui ressort en ce moment sur les écrans :
Deux filles au tapis raconte l'histoire des California Dolls, un duo de catcheuses très belles qui, avec leur coach (Peter Falk), sillonnent le pays à la recherche du contrat qui les mènera au titre de championnes des États-Unis. Derrière ce titre et ce pitch de série B se cache une petite merveille, et le dernier film de Robert Aldrich, immense réalisateur qui s’est attaqué à de nombreux genres (films noirs, westerns, films de guerre, satires sur Hollywood…) avec une égale réussite, toujours marquée par une vision du monde pessimiste, violente et ambigüe. Une fois n’est pas coutume, je citerai ici Positif : « Deux filles au tapis est un mélange de sophistication et de brutalité, de musique et de hurlements, de chorégraphie et de coup de poings, de sang et de strass, d'élégance et de violence, dont la réussite peut être considérée comme une sorte de testament esthétique du cinéaste Robert Aldrich. »
Le film est d’abord l’histoire d’un "ménage à trois" formé par les deux filles et leur coach, un schéma qui fonctionne à plein régime du fait de leur complicité et de l'ambigüité de leurs relations : on apprend vite que le coach est l'amant d'une des deux filles, mais Aldrich prend un malin plaisir à jouer clairement la carte de l'érotisme entre elles, ainsi qu'entre elles et leurs adversaires sur le ring. Les combats sont à la fois brutaux et d'une grande intensité sexuelle, avec des filles toutes en cheveux et en seins qui se battent avec sauvagerie. Si Darren Aronofsky a sans aucun doute tiré de ce film une partie de son inspiration pour The Wrestler, ici se loge une différence majeure entre les deux œuvres : en 1981 chez Aldrich, on continue à "faire comme si" le catch était un vrai sport, les filles doivent gagner leurs combats pour évoluer, il n'y a pas d'arrangements préalables entre adversaires (en revanche on essaye de soudoyer ici l'arbitre, là le public). Ni le réalisateur ni le spectateur ne sont dupes de la mascarade, et cette représentation d’un spectacle populaire trivial n’est pas dénuée de noirceur et d’ironie, mais pourtant miracle, lors du combat final qui s’étire sur près de 20 minutes, l’immersion est totale, le « pacte de croyance » cher à Miguel Gomes fait son œuvre, parce qu’Aldrich nous rend ces personnages vivants et nous les fait aimer depuis près de deux heures. La description de leur quotidien, leurs déambulations de fast-foods en motels miteux, de banlieue industrielle en banlieue industrielle au volant d'une vieille voiture ruinée, de salles de sport décrépies en chapiteaux de cirque boueux, tout ça est représenté de façon extrêmement sensible : Aldrich dresse une critique de l'Amérique et de la société du spectacle par le prisme de personnages marginaux qui peinent à y trouver leur place, et ces personnages il n'oublie pas de les regarder, longuement, et de les aimer.
Les deux filles sont excellentes, Peter Falk est grandiose. Aldrich leur offre à tous trois un dernier plan sublime. Encore en transe sous l'effet de l'effort, de la rage et de la joie, ils sont là sur le ring tous les trois, enlacés, bouleversés et hagards. Le plan démarre à vitesse réelle, puis on passe à un ralenti d'une fluidité et d'une douceur incroyables, avant que l'image ne se fige définitivement.
Deux filles au tapis de Robert Aldrich avec Peter Falk, Vicky Frederick, Laurene Landon et Burt Young (1981)