Buddy-movie drôle et débile, comédie romantique et musicale, slapstick acidulé et absurde, adaptation pop et satirique des premiers comic books, Artists and Models, réalisé par Frank Tashlin en 1955, est au final un vaste film-gag, bancal et sympathique. C'est l'histoire de deux compères, Rick Todd (Dean Martin) et Eugene Fullstack (Jerry Lewis), venus à New-York pour faire carrière dans l'industrie de la bande dessinée, le premier en tant qu'illustrateur, le second comme scénariste. A ceci près que nos deux gais lurons ratent tout ce qu'ils entreprennent et se font virer de tous les petits boulots dénichés par Rick, principalement à cause d'Eugene, un authentique abruti. Cette spirale de l'échec s'enraye enfin quand ils rencontrent leurs voisines, Abby Parker (Dorothy Malone), illustratrice chez l'éditeur de comics Murdock, et Bessie Sparrowbrush (Shirley MacLaine), qui travaille chez le même éditeur comme secrétaire et modèle. Deux histoires d'amour vont aussitôt se faire jour en parallèle, l'une unissant Dean Martin à Dorothy Malone, l'autre Jerry Lewis à Shirley MacLaine, le tout sur fond de grosse pitrerie vaguement politique (on sait que certaines bandes dessinées de l'époque ont fait dans la propagande anticommuniste) et de satire du monde de la pop culture (la première séquence, où une pin-up géante dessinée sur un panneau publicitaire devant un gratte-ciel avale littéralement Eugene, lecteur autiste de comic books, puis recrache les pages arrachées d'une de ses bandes dessinées, donne le ton).
Le scénario donne dans le grand n'importe quoi. Au début du film, toute une séquence s'enfonce progressivement dans une forme de comique du merveilleux quand Eugene enseigne en chanson à son ami Rick que l'esprit peut tout, que l'imagination fait vivre et que ceux qui savent croire en leurs rêves peuvent supporter les pires conditions. Les deux acolytes sont à ce point sans le sou qu'ils n'ont rien à manger, et Eugene commence alors à faire des gestes dans le vide, à mimer des actions diverses, qui provoquent dans la réalité des sons impossibles (le bruit d'une bouteille de vin qu'on débouche, la musique d'un piano, quand il se met à pianoter sur une simple planche à dessin, etc.), un peu comme dans cette scène du Hook de Spielberg où les enfants perdus réapprennent aux vieux Peter Pan la foi dans les puissances de l'imaginaire, jusqu'à ce que la table vide devant lui se transforme en un gigantesque banquet matérialisé par une providentielle vue de l'esprit. Cette dimension purement magique du récit de Tashlin disparaît ensuite brutalement au profit d'un humour plus terre-à-terre, quand Jerry Lewis doit par exemple monter et descendre cinq fois d'affilé les escaliers de l'immeuble pour faire le lien entre le téléphone du rez-de-chaussée et son ami Rick, qui attend à l'étage, allongé dans son bain, que son collègue lui rapporte les propos de son interlocuteur. Eugene termine sa course si essoufflé qu'il doit mimer la fin du message et faire comprendre chaque mot à Rick par un rébus, dans un comique de gestuelle un brin forcé.
Artistes et modèles prend finalement l'aspect d'un film à sketchs burlesque, où tous les gags ne se valent pas (on ne rit pas des masses quand Jerry Lewis essaie par exemple de se libérer de son ostéopathe en créant une pyramide humaine sur la table de massage) mais s'enchaînent sans discontinuer. On passe d'un comique de références (avec cette scène où la CIA espionne nos héros et où un homme caché derrière des jumelles évoque, avec la voix de James Stewart, le fait d'opérer depuis une "rear window") et d'auto-références (quand l'une des filles taquine Dean Martin à propos d'un chanteur qui aurait cartonné grâce au tube "That's amore"), au pur cartoon, vers la fin du film, quand le bout des chaussures de Jerry Lewis se retrousse sous l'effet du baiser de Shirley MacLaine. Idem quand les deux amis propulsent des armures de chevaliers vides dans les escaliers pour repousser leurs assaillants, qui ne sont autres que des agents du KGB venus tenter de capturer Eugene. Il faut préciser que le jeune homme, rendu crétin par la lecture abusive de livres pour enfants au ras des pâquerettes, fait des cauchemars chaque nuit qui le poussent à inventer des histoires de créatures et de rayons laser à haute voix, entrecoupées de sortes de cris de bébé aigus assez géniaux. Rick se met à écouter et à noter les rêveries somnambuliques de son compère pour les tourner en scénario de bande dessinée, sauf qu'Eugene a rêvé malgré lui d'un code secret très cher à la CIA, poussant les Russes à essayer de s'en emparer en lançant à ses trousses une espionne nommée Anita, interprétée par nulle autre que la grande Anita Eckberg… Les registres comiques varient, donc, même si l'absurde règne dans ce scénario complètement tiré par les cheveux et qui part absolument dans tous les sens.
Au final le film est assez agréable en partie pour cette liberté de ton et pour cette folie burlesque du script, mais aussi et surtout grâce à ses acteurs. Jerry Lewis en fait des tonnes et devient vite assez lourd, ne parvenant que très rarement à faire sourire à force de loucher, de surjouer et de grimacer bêtement toutes les trois secondes sans dépasser la stupidité crasse de son personnage. On est très loin du talent comique déployé dans Docteur Jerry et Mister Love. A ses côtés, évidemment, le beau Dean Martin, tout en sobriété, se révèle finalement plus drôle que son sidekick (le duo comique se séparera un an après), grâce à des phrases toutes bêtes dites sur le bon ton. Finalement, les deux acteurs et leurs personnages s'équilibrent, d'autant que le film tout entier fonctionne sur l'alternance entre un beau couple romantique (Martin/Malone) et un drôle de couple comique (Lewis/MacLaine), à l'image de ces deux séquences qui s'enchaînent (illustrées ci-dessus et ci-dessous) où les parades amoureuses se font sur la même chanson ("Innamorata") chantées de façons très diverses par Dean Martin ici et Shirley MacLaine là.
Car le duo comique masculin ne va pas sans les deux stars féminines du film. Dorothy Malone pour commencer, toute en sourcils bruns, cheveux blonds, regards hautains, nez retroussé et jolis pieds peinturlurés, la femme fatale hollywoodienne toujours très classe, l'éternelle LaVerne dans La Ronde de l'aube de Douglas Sirk. Mais la belle blonde n'a finalement qu'un petit rôle comparé à celui de l'adorable et mutine Shirley MacLaine, censée faire la paire avec Jerry Lewis, mais qui l'écrase complètement. L'actrice apparaît pour la première fois dans le film en costume de "Bat Lady", filmée de pied en cap par un Frank Tashlin inspiré, dans un mouvement de caméra ascendant sur ses belles gambettes gainées façon Betty Boop du plus bel effet. Elle insuffle un surplus de vie, de beauté et de légèreté au film quand elle gonfle ses lèvres et fait papillonner ses sourcils de manière volontairement grotesque pour séduire Jerry Lewis, ou quand elle lui fait son numéro de chant et de danse sur la rampe d'escalier dans un maillot de bain jaune qui lui sied à ravir. La comédienne a raconté le tournage de cette séquence et le départ furieux de Jerry Lewis à la fin de la première prise. L'acteur était vexé d'être supplanté par une petite comédienne et de n'être pas le pôle d'attraction comique de l'affaire. On le comprend tant il paraît plus benêt qu'il ne devrait en lançant trop maladroitement ses affaires en l'air à chaque fois que Shirley lui crie son amour en chanson. C'est bien elle qui nous colle un sourire béat et que l'on admire dans cette scène. C'est peut-être bien elle en fait que l'on admire tout au long du film.
Artistes et modèles de Frank Tashlin avec Dean Martin, Jerry Lewis, Shirley MacLaine et Dorothy Malone (1955)