Mon invité du jour P-E Geoffroy se joint à moi pour dire quelques mots du dernier chef-d’œuvre en date d'Alexander Sokurov, auquel Darren Aronofsky a eu la sage idée de remettre le Lion d'Or du meilleur film au festival de Venise 2011.
Alexander Sokurov dit qu'il n'a réalisé cette humble œuvre que dans l'espoir de faire relire Goethe. Parce que c'est important de le relire en nos temps d'économies et d'écosystèmes troublés. Laissons l'humilité aux sans-talents et qu'un cinéaste aussi talentueux assume, son Faust est un très grand film de cinéma, un point c'est tout. Enfin c'est pas tout à fait tout, parce qu'il y a pas mal de choses à en dire. N'ayant pas lu le Docteur Faustus de Thomas Mann, ni toute l’œuvre de Goethe d'ailleurs, il nous manque des points de chute mais nous avons pu voir les divergences, les libertés prises par Sokurov, notamment autour du personnage éponyme qui ici prend corps (il a un père, il a eu une mère, il a faim), et il nous semble aussi, entre autres choses, que la fin du film ne suit pas exactement le parcours de Faust et Mephistophélès, qui ne croisent chez Goethe et d'après d'anciens souvenirs pas seulement un geyser mais plusieurs et dont l'ascension de la montagne nous semblait davantage marquée par des rencontres, et notamment de davantage de damnés. Cependant peu importe. Ce que Sokurov a fait de l'histoire de Goethe est magistral, et pas seulement parce qu'il rend hommage au parcours "initiatique" (car c'est presque digne du bildungsroman, cette histoire-là !) de Faust, à qui Mephisto apprend à se détacher de son âme, progressivement, jusqu'au moment où il est prêt à signer le contrat, et qu'il guide lentement jusqu'aux sommets, ne l'abandonnant qu'au terme de son voyage initiatique, prêt à devenir lui-même un démon (ce qui fait le lien avec Moloch, Taurus, et Le Soleil, les autres épisodes de la tétralogie de Sokurov).
Alexander Sokurov dit qu'il n'a réalisé cette humble œuvre que dans l'espoir de faire relire Goethe. Parce que c'est important de le relire en nos temps d'économies et d'écosystèmes troublés. Laissons l'humilité aux sans-talents et qu'un cinéaste aussi talentueux assume, son Faust est un très grand film de cinéma, un point c'est tout. Enfin c'est pas tout à fait tout, parce qu'il y a pas mal de choses à en dire. N'ayant pas lu le Docteur Faustus de Thomas Mann, ni toute l’œuvre de Goethe d'ailleurs, il nous manque des points de chute mais nous avons pu voir les divergences, les libertés prises par Sokurov, notamment autour du personnage éponyme qui ici prend corps (il a un père, il a eu une mère, il a faim), et il nous semble aussi, entre autres choses, que la fin du film ne suit pas exactement le parcours de Faust et Mephistophélès, qui ne croisent chez Goethe et d'après d'anciens souvenirs pas seulement un geyser mais plusieurs et dont l'ascension de la montagne nous semblait davantage marquée par des rencontres, et notamment de davantage de damnés. Cependant peu importe. Ce que Sokurov a fait de l'histoire de Goethe est magistral, et pas seulement parce qu'il rend hommage au parcours "initiatique" (car c'est presque digne du bildungsroman, cette histoire-là !) de Faust, à qui Mephisto apprend à se détacher de son âme, progressivement, jusqu'au moment où il est prêt à signer le contrat, et qu'il guide lentement jusqu'aux sommets, ne l'abandonnant qu'au terme de son voyage initiatique, prêt à devenir lui-même un démon (ce qui fait le lien avec Moloch, Taurus, et Le Soleil, les autres épisodes de la tétralogie de Sokurov).
Non, ce qui est le plus intéressant, le plus beau et le plus admirable, c'est la manière de le raconter. Ce récit mettant en lumière bien moins la duplicité du diable que son accointance avec l'homme, rendue par la phrase de Wagner : "Il n'y a pas de Bien, mais le Mal existe", est mis en scène et en lumière d'une façon aussi abjecte que magnifique. La beauté (de Margarete, de Faust lui-même, élégant professeur, du village dont on voit sans cesse les recoins, la camaraderie, les animaux en liberté) est nimbée d'une couleur verdâtre, délavée voire jaunâtre qui empêche (à l'exception de ce plan surréaliste sur le visage de Margarete juste avant qu'elle n'apprenne que Faust est l'assassin de son frère) à cette beauté de prendre son envol. C'est une fange permanente qui maintient tout le contenant de l'histoire (jusqu'à ce que Faust se retrouve face aux blanches montagnes qui n'attendent que lui pour les salir) au niveau du sol, voire en-dessous. Une promiscuité symbolisée par le langage, omniprésent, incessant et que Mephisto lui-même critique sans cesse ("Quelle horrible langue vous avez, vous les allemands"). Une parole incessante et sans cesse polluée par entremêlement. Mephisto en effet ne cesse jamais de parler en même temps que Faust, sa voix elle-même est double d'emblée, et lorsque Faust parle seul ou à un tiers, Mephisto répète ses mots, comme un écho perfide, un miroir déformant.
De même les corps, eux-aussi emmêlés, poussés l'un contre l'autre, que ce soit Mephisto ne laissant aucune trêve physique à Faust, la grosse femme ou Wagner, voire Ida la gouvernante qui s'insère entre Faust et Mephisto au moment de passer la porte, Faust pris dans la bousculade au moment de passer le tunnel (lorsque les cochons côtoient le corps d'un mort et que les voix criant en off "laissez passer les porcs !" s'appliquent directement à ces êtres humains grouillant et se bousculant), ou bien encore cette exploration du "trésor" de Mephisto (Mauricius, l'usurier, qui n'est pas sans évoquer au passage une quelconque allusion au "juif" proverbial), lorsque les deux personnages, alors encore les deux faces d'un même miroir, se croisent et se tombent dessus dans cet énorme amas de richesses qui s'apparente visuellement à un tas de fumier. Tout est promiscuité jusqu'au champ de vision perpétuellement encadré par des parois, des couloirs étroits, des habitations à la muraille naturelle faisant face à la maison de Margarete en passant par les innombrables ruelles oppressantes du village, et même lorsque Faust gambade hors du bourg, il semble encerclé par un sentier profond, taillé dans la colline automnale ou taillé dans la roche de la montagne. C'est d'ailleurs dans un trou que le Faust révélé finira par ensevelir Mephisto.
Les corps collés, amassés, rampant, pesant, sont toujours plus acculés par les effets d'anamorphose chers au cinéaste et qui tendent à déformer l'image pour l'écraser sur elle-même ou l'aplatir sur sa base, signifiant tantôt l'intrusion du mal et du vice dans les scènes, une sorte de corruption à l’œuvre, tantôt provoquant, y compris chez le spectateur, le sentiment d'une perte de repères et d'équilibre, figurant quoi qu'il en soit un monde à la renverse où les hommes sont forcés de s'appuyer contre les murs étroits de leurs demeures et village pour avancer peu ou prou. La conjugaison des décors exigus, de la photographie aux couleurs presque moisies et des effets d'image ramassée donnent au film de Sokurov une dimension fin de siècle très d'actualité que ne possédait pas le Faust de Murnau, beaucoup plus vaste (le cinéaste russe n'a pas repris le voyage en Italie où Faust rajeuni est censé séduire la plus belle femme du monde), beaucoup plus comique (Mauricius est loin d'Emil Jannings, de ses grands costumes et de ses géniales poses grotesques), beaucoup plus optimiste aussi (le final grandiloquent de Murnau où l'archange Gabriel enseignait le mot "Amour" à Méphisto n'a pas lieu de figurer ici). Le mythe est en cela totalement revisité pour faire le portrait d'un monde décadent où les hommes grouillent en vain, tiraillés par la faim et obnubilés par la matière.
Tout ne repose, sans grande magie, que sur les questions humaines les plus simples, celles que tous se posent (ils font la queue !) et auxquelles Mephisto ne répond jamais, lui qui préfère rester un homme en apparence pour eux que de faire étalage de ses pouvoirs, les laissant ainsi au ras du sol. Il n'use de ses dons qu'avec parcimonie, et surtout lorsqu'il en a besoin pour faire avancer Faust sur son propre sentier, sans jamais lui imposer une diablerie de trop qui l'effraierait ou l'empêcherait d'accomplir le destin qu'il lui réserve et qui consiste à en faire un démon, un "égal". Le film s'ouvre sur le sexe d'un homme (mort) et la vie de Faust se clôt sur le sexe d'une femme (damnée) et rien n'importe que cela. Entretemps Méphisto a fait son œuvre, triste démon difforme affublé d'un sexe minuscule accroché en bas du dos comme une queue de diablotin, et dans la même scène des bains où le corrupteur s'est dévoilé, Sokurov a osé faire ce plan où Faust, profitant de la distraction de Margarete obnubilée par la monstrueuse nudité de Méphistophélès, est allé se placer derrière elle et, en se penchant sous sa robe, a observé son sexe nu. Pour une femme, Faust s'est trahi, pour une femme il est devenu le diable qu'il a si longtemps côtoyé. Pour une femme, pour un appétit charnel, c'est à dire pour ce qui l'enchaine, lui et tous les autres, à la fange dans laquelle ils sont condamnés à patauger, loin de toute philosophie, astrologie, sciences, qui ne sont, de toute façon qu'une façon de passer le temps, une broderie.
Trois séquences en particulier font en outre atteindre des sommets au dernier film de Sokurov. Trois séquences touchées par la grâce où le cinéaste travaille différentes strates de l'art cinématographique. Les mouvements des corps dans l'espace d'abord, quand, à la fin de la promenade dans les bois de Faust et Margarete, isolés d'un côté, en haut d'une crête, et de Mauricius et la mère de la jeune fille de l'autre, laissés par leurs cadets sur le chemin en contrebas, les couples se défont et se reforment, Mauricius rejoignant Faust en haut et la mère de Margarete invectivant sa fille pour qu'elle daigne la rejoindre en bas. La topographie et les mouvements de caméra peuvent vaguement faire penser, sinon dans les faits du moins par la beauté de la représentation, à cette scène incroyable dans Les Amants crucifiés de Kenji Mizoguchi où le personnage principal, Moheï, dévale une colline pour aller secourir sa maîtresse blessée au bas de la pente, même si là au contraire l'espace se creuse sans se combler entre les deux amants. Les jeux de regards et de volteface entre Faust et sa bien-aimée, traduits par une mise en scène aussi scrupuleusement organisée que fugace, pourraient être montés en boucle sans qu'on s'en lasse.
Le tissu de l'image ensuite, dans cette scène déjà évoquée où Margarete va retrouver Faust chez lui pour savoir si oui ou non il a bien tué son frère. Les deux personnages, comme s'ils repoussaient tous deux le moment de l'aveu, sont alors suspendus dans un long champ-contrechamp en très gros plans et au ralenti d'une sensualité sans pareille et qui dit sans mot l'amour qui les unit, et les plans sur Margarete notamment, c'est-à-dire sur l'actrice blonde aux yeux clairs Isolda Dychauk et son visage poupin baigné d'une lumière claire dorée, vivifié par un cadre flottant insensiblement, fascinent également sur toute leur durée en transformant imperceptiblement l'image d'un visage lui-même en constante métamorphose. Enfin, Sokurov sublime l'art du montage quand, un peu avant la fin du film, Faust rejoint Margarete sur le bord du fleuve de la mort, la prend dans ses bras et tombe avec elle dans l'eau. Sokurov enchaîne trois plans où l'on voit d'abord Faust, suivi en travelling avant et en légère plongée, approcher du rivage et de la jeune femme en plan moyen, puis l'enlacer dans un gros plan de dos qui nous montre Margarete, et son sourire radieux, détournant le visage vers la caméra avant qu'un ultime plan large en plongée, beau comme l'effondrement en robe violette de l'héroïne de L'Étau d'Hitchcock, montre le couple uni sombrant aussitôt dans le fleuve. Devant ce genre de scènes on reste ébloui, on peine à mettre des mots sur la force des images et on se dit qu'on voit encore d'immenses choses au cinéma.
Faust d'Alexander Sokurov avec Johannes Zeiler, Anton Adazinsky, Isolda Dychauk, Georg Friedrich et Hannah Schygulla (2012)
Le tissu de l'image ensuite, dans cette scène déjà évoquée où Margarete va retrouver Faust chez lui pour savoir si oui ou non il a bien tué son frère. Les deux personnages, comme s'ils repoussaient tous deux le moment de l'aveu, sont alors suspendus dans un long champ-contrechamp en très gros plans et au ralenti d'une sensualité sans pareille et qui dit sans mot l'amour qui les unit, et les plans sur Margarete notamment, c'est-à-dire sur l'actrice blonde aux yeux clairs Isolda Dychauk et son visage poupin baigné d'une lumière claire dorée, vivifié par un cadre flottant insensiblement, fascinent également sur toute leur durée en transformant imperceptiblement l'image d'un visage lui-même en constante métamorphose. Enfin, Sokurov sublime l'art du montage quand, un peu avant la fin du film, Faust rejoint Margarete sur le bord du fleuve de la mort, la prend dans ses bras et tombe avec elle dans l'eau. Sokurov enchaîne trois plans où l'on voit d'abord Faust, suivi en travelling avant et en légère plongée, approcher du rivage et de la jeune femme en plan moyen, puis l'enlacer dans un gros plan de dos qui nous montre Margarete, et son sourire radieux, détournant le visage vers la caméra avant qu'un ultime plan large en plongée, beau comme l'effondrement en robe violette de l'héroïne de L'Étau d'Hitchcock, montre le couple uni sombrant aussitôt dans le fleuve. Devant ce genre de scènes on reste ébloui, on peine à mettre des mots sur la force des images et on se dit qu'on voit encore d'immenses choses au cinéma.
Faust d'Alexander Sokurov avec Johannes Zeiler, Anton Adazinsky, Isolda Dychauk, Georg Friedrich et Hannah Schygulla (2012)