Refroidis par les précédents films de Noah Baumbach (Les Berkman se séparent ; Greenberg) et pas encore suffisamment envoûtés par Greta Gerwig après Damsels in Distress, nous savons gré à notre collaborateur Simon d'être allé au charbon à notre place pour découvrir Frances Ha, dont la dernière onomatopée s'est semble-t-il transformée en véritable cri de plaisir :
Frances Ha pouvait inspirer la crainte. En premier lieu son étiquette de énième film indé-new-yorkais en noir et blanc sous influence Nouvelle vague-Cassavettes-Jarmusch-Allen. Son sujet aussi, en apparence typiquement mumblecore (l’incapacité d’une fille de 27 ans à devenir adulte, pour faire vite). Et puis les très diversement appréciés films précédents de Noah Baumbach, notamment Greenberg, que je n'ai pas vu mais dont j'avais encore en tête la critique assassine de Félix dans ces pages. Malgré tout ça le film est une réussite, qui tient avant tout en deux mots : Greta Gerwig. Là encore on était en droit de se méfier. Son statut d’icône du cinéma indépendant américain, au même titre que Winona Ryder il y a 20 ans ou Chloë Sevigny il y a 10 ans, et toute la hype qui entoure sa jeune personne dans la presse branchée, sont autant de facteurs qui peuvent agacer et faire craindre le phénomène de mode. Mais si sa performance constituait déjà à mes yeux le principal intérêt du surestimé Damsels in Distress, ce qui se passe à chaque image de Frances Ha sur le visage et dans le corps de cette fille, pas très jolie et pas très gracieuse de prime abord, est simplement fascinant.
Son jeu est un mélange très étrange d'hyper-expressivité corporelle et de bouillonnement intérieur. Derrière ses grimaces, ses éclats de voix, ses gestes brusques qui semblent incontrôlés, il y a ses yeux et tout ce qu'ils renferment d'émotion et de folie. Elle danse, elle court, elle tombe, elle crie, elle se bat pour de faux… puis, dans un repas où elle n’a pas vraiment sa place, elle se lance sans vraiment y penser et avec une sincérité désarmante dans une tirade sur ce qu’elle attend d’une relation amoureuse. Greta Gerwig joue, elle joue la comédie mais elle joue aussi comme une enfant, et on sent sa joie à jouer, sans pour autant avoir l’impression d’assister à une performance. Elle parvient à donner une épaisseur et une complexité folles au personnage de Frances, qui pourrait n'être qu'une ado attardée un peu écervelée et inconséquente, mais à laquelle on reste éperdument attaché par la seule grâce de son jeu, tout en ruptures. Elle parvient à faire naître un véritable sentiment amoureux pour son personnage, pourtant qualifié à longueur de film de « undatable». Frances n’est pas une fille mignonne et un peu cruche qui refuse de grandir, elle est au contraire intelligente et volontaire, tout au plus un peu naïve dans ses sentiments, et comme empêchée.
Le film est aussi très bien écrit, et là encore le mérite lui en revient en bonne partie : elle a co-écrit le scénario avec Baumbach et on sent que ce personnage ils l’ont vraiment façonné à partir de sa propre matière, mais avec beaucoup de dérision, sans tomber donc dans l'auto-portrait nombriliste. Il serait cependant injuste pour Baumbach de résumer le film à un brillant numéro de sa comédienne et co-auteur. Il a le grand mérite d’avoir su lui donner le juste espace, d’avoir su la regarder et transmettre sa propre fascination. Sa mise en scène n'est relâchée qu'en apparence : beaucoup de scènes, le plus souvent filmées en plans larges, semblent chorégraphiées. Dans le film Frances est une danseuse moderne un peu ratée, et son rapport à la danse se retrouve dans ses déplacements et ses gestes du quotidien, dans lesquels elle entraîne (ou tente d’entraîner) les autres personnages. Le film déborde d'énergie, très curieusement rythmé, la aussi sur le mode de la rupture, alternant longues scènes bavardes et saynètes très courtes.
Sa force tient aussi dans la qualité des nombreux personnages secondaires qui entourent Frances et des liens qu'elle entretient avec eux, en particulier l'histoire d'amitié contrariée avec Sophie, traitée comme une romance. Même bel équilibre de légèreté et d’amertume dans les relations entre Frances et les garçons, qui donne au film une réelle épaisseur affective et le fait planer très loin au-dessus de l’ordinaire sucré de la comédie indie américaine. On pardonnera aisément à Baumbach son usage régulier d'une musique "cool", notamment le Modern Love de Bowie à plusieurs reprises, qui s'intègre très bien au film, et les nombreux clins d'œil cinéphilo-francophiles. Il a su construire un film euphorisant, léger et grave à la fois, et contribuer à confirmer l'éclosion d'une très grande actrice.
Frances Ha de Noah Baumbach avec Greta Gerwig, Mickey Sumner, Michael Esper et Adam Driver (2013)