Antépénultième film du grand Billy Wilder, Spéciale première (The Front Page) ressort actuellement sur les écrans, l'occasion de redonner une chance à cette excellente comédie descendue par la presse américaine à sa sortie. Vingt-trois ans après Le Gouffre aux chimères, Wilder s'en prend de nouveau au journalisme, sur le ton très affiché cette fois-ci de la comédie satirique, en reprenant et en remaniant le texte d'une pièce de Ben Hecht (grand scénariste hollywoodien et collaborateur notamment de Hawks, Preminger ou Hitchcock) déjà adaptée deux fois au cinéma, en 31 par Lewis Milestone et en 40 par Howard Hawks dans l'hilarant La Dame du vendredi, screwball comedy d'une efficacité hallucinante menée tambour battant par Cary Grant et Rosalind Russell. Wilder, qui tourne Spéciale première en 1974, après les insuccès consécutifs de La Vie privée de Sherlock Holmes et de Avanti !, est alors un cinéaste déprimé en fin de carrière. Les entretiens tardifs de l'artiste dévoilent un homme nostalgique de sa grande époque, amer vis-à-vis d'une critique et d'un public cruels, un artiste jaloux même, de certains de ses pairs et du succès de la génération montante du Nouvel Hollywood.
Et en effet, The Front Page, comédie classique au duo d'acteurs vieillissant (les rôles titres reviennent au tandem génial formé par Jack Lemmon et Walter Matthau), dénote si on le replace dans son contexte, celui des années 70 et de sa grande vague de films modernes, révisionnistes et pessimistes. Imaginez la sortie de cette comédie de Wilder au milieu d'Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia de Peckinpah, Le Parrain 2 de Coppola, Cockfighter d'Hellman, Thunderbolt and Lightfootde Cimino et The Parallax View de Pakula. Ceci étant, si le film de Wilder est clairement l'intrus, il n'est pas totalement en reste en matière de subversion et de férocité. Wilder s'en prend avec virulence au monde des médias en nous présentant un chapelet de journalistes tires-au-flanc qui se volent les scoops sans vergogne et sont prêts à tout pour faire la une, y compris à voler l'image d'une exécution pour exciter la plèbe, à laisser mourir un condamné à mort possiblement innocent pour vendre du papier (par quoi se rappelle à notre mémoire l'odieux Charles Tatum du Gouffre aux chimères) ou à regarder une malheureuse prostituée se jeter par la fenêtre. Et Wilder ne s'arrête pas là dans la peinture corrosive d'une société pourrie (rappelons que le film sort peu après le scandale du Watergate), ce sont plus ou moins tous les cadres de la société civile qui en prennent pour leur grade, de la justice aux politiques en passant par la police, avec, pour le maire de la ville et le shérif local, des portraits particulièrement chargés. Le cinéaste et son scénariste attitré, I.A.L. Diamond, qui s'en prennent aussi aux institutions telles que la peine de mort, ont par ailleurs sensiblement adapté la pièce de Ben Hecht à une certaine liberté d'expression permise par l'époque, dans le choix des mots et dans le fond du propos, car le film est aussi l'histoire d'une relation homosexuelle.
Un journaliste, Hildy Johnson (Jack Lemmon), annonce à son ami et patron, Walter Burns (Walter Matthau), qu'il plaque tout pour aller se marier et s'installer à Philadelphie, où un poste de publicitaire pourvu par son futur beau-père l'attend. Hawks avait détourné la base de l'intrigue de la pièce de Hecht pour faire du journaliste sur le départ une journaliste, et pour en faire l'épouse du patron venue lui annoncer sa démission et leur séparation du même coup. Wilder et Diamond reviennent au duo masculin original et traitent directement de l'homosexualité masculine, thème crucial du scénario qui passe par tout un tas de sous-entendus plus ou moins distingués au sujet des publicitaires, des auteurs de poésie ou de l'un des journalistes de la bande en marge des gratte-papiers véreux, vieux dandy poète élégant et un rien supérieur.
Jack Lemmon ne se travestit pas comme dans Certains l'aiment chaud, mais une scène en particulier se veut très explicite quant à la relation peu ambigüe que son personnage entretient avec celui de Walter Matthau. C'est d'ailleurs la meilleure scène du film, où Hildy, surexcité par l'évasion d'un condamné à mort recherché par toute la ville qu'il a la veine de tenir sous la main, ne peut s'empêcher de reprendre du service pour la plus grande joie de son patron Walter Burns. Le journaliste, sous le coup du scoop, remet sa démission à plus tard et se lance dans l'écriture compulsive d'un article massue, accaparé par sa machine à écrire, complètement absorbé dans sa tâche, éructant de plaisir sous le regard désolé de sa future femme (interprétée par une toute jeune et toute belle Susan Sarandon) qu'il n'entend même plus tandis que son ami Walter lui met une cigarette à la bouche et pose sa main sur son épaule en opposant à sa rivale un air vainqueur. Les sous-textes homosexuels n'étaient pas totalement absents du cinéma hollywoodien classique, et la cigarette partagée en plein acte sexuel de substitution rappelle évidemment l'ouverture de La Corde de Sir Alfred Hitchcock, où John Dall allumait une cigarette à Farley Granger après le meurtre de leur ami David Kentley. Mais cette relation masculine privilégiée devient quasiment le sujet principal de Spéciale Première (c'était du reste un sujet cher à Wilder, qui l'avait déjà beaucoup plus discrètement abordé, notamment dans La Vie privée de Sherlock Holmes). Le film est une critique de la mesquinerie du journalisme et de la corruption des responsables, une réflexion sur l'addiction au travail contre le mariage, et l'histoire, drôle et subtile, d'une relation homosexuelle exclusive et du combat d'un homme pour récupérer celui qui lui appartient coûte que coûte. L'ultime rebondissement du film est à ce titre aussi grinçant que savoureux, et achève le bel ouvrage de Wilder sur une de ces pointes d'humour dont il avait le secret.
Spéciale première de Billy Wilder avec Jack Lemmon, Walter Matthau, Susan Sarandon, Vincent Gardenia, David Wayne, Austin Pendleton et Charles Durning (1974)