Il est toujours difficile, quand on découvre l'adaptation cinématographique d'un roman que l'on aime, et quand il s'agit de laisser décanter ses impressions, de démêler le vrai du faux, de dégager la part de conditionnement préalable. Comment savoir, dans le cas où tout s'est bien passé, à quel point l’œuvre nous était acquise d'emblée, ou, dans le cas contraire, si nos attentes étaient trop grandes pour apprécier le film à sa juste valeur. Tout bien considéré, le Michael Kohlhaas d'Arnaud des Pallières est une admirable adaptation du court et célébrissime roman de Heinrich Von Kleist (décidément gâté par la postérité, l'écrivain allemand a également été transposé à l'écran par Eric Rohmer dans le sublime La Marquise d'O). Pourtant la gageure était de taille. Projet risqué s'il en est que celui de s'attaquer à un tel travail littéraire et de faire honneur au récit - bref sur le papier mais incroyablement riche en événements et d'une progression dramatique constante - des aventures d'un riche marchand de chevaux parti en guerre pour obtenir justice suite au préjudice causé par un jeune baron contre deux de ses chevaux et l'un de ses valets.
Cette histoire fut écrite par Von Kleist au début du XIXème siècle dans un style très détaché et assez fulgurant de pur rapport juridique objectif, avec syntaxe minimale et narration factuelle (et parfois comique, une fois mise en contraste avec la spirale de violence rapportée), mêlé d'une vague forme de parabole morale digne d'un conte médiéval chevaleresque et grandiloquent à forte portée symbolique, qui n'est pas sans évoquer l'écriture d'un Chrétien de Troyes. Certains critiques se sont plaints que le film ne bascule jamais dans la folie et ne daigne pas se décharger d'une rage démentielle en sommeil, mais l’œuvre de Kleist ne raconte pas l'histoire d'une vengeance irraisonnée, elle fait le portrait d'un homme procédurier, intègre et obstiné, un homme de "principes", tel qu'il se définit lui-même, obsédé par une seule idée fixe et emporté dans un engrenage néfaste pour ne pas la trahir : obtenir réparation et mettre fin au litige avec restitution des biens endommagés, ni plus, ni moins. Et Arnaud Des Pallières parvient, chose qu'on aurait pu croire impossible, à respecter en grande partie l'écriture originelle pour accoucher d'un film sec, tendu, porteur d'un regard aussi distant que puissant. Une forme d'équilibre constant l'écarte certes d'un roman bâti dans sa structure même comme une figure du déséquilibre, où chaque chapitre dévale une marche supplémentaire dans la démesure. Mais Arnaud des Pallières trouve un pendant à cette forme en cascade par laquelle Von Kleist, d'étape en étape, narre les conséquences dramatiques de chaque nouvel événement avec un souci d'exhaustivité et d'exagération notoire, dans des ellipses conséquentes qui surprennent presque tout autant et créent un sentiment similaire de précipitation, de détermination et d'irréparable. Si bien que le film conserve l'essence du roman tout en le transformant nécessairement, et allège son modèle narratif d'un certain nombre d'épisodes pour lui conférer un surplus d'intensité dramatique et émotionnelle en quittant le surplomb analytique et synthétique de Kleist, ainsi que son regard d'ensemble, pour nous placer au cœur des choses, au plus près des moindres frémissements.
La performance de Mads Mikkelsen n'est pas pour rien dans cette puissance souterraine du film. Les traits de l'acteur danois portent en eux seuls toute l'inflexible droiture de Michael Kohlhaas, ce héros qui ne semble frayer avec la passion que par souci de rétablir l'ordre. Le charisme rentré de Mikkelsen, sa beauté fascinante, presque effrayante, disent "l'excès de vertu" (pour reprendre les mots de l'écrivain allemand) du personnage imaginé par Kleist, ce marchand de chevaux et père de famille probe que cette probité même conduit au meurtre. Le regard perçant de Mikkelsen attise le nôtre, et l'homme, sa prestance, son corps, son allure, justifient entièrement que des foules de paysans puissent le suivre dans la dérive les yeux fermés, ou qu'une princesse veuille s'y mesurer. L'acteur est sidérant, et Arnaud des Pallières lui donne l'occasion de l'être, de toutes les façons possibles. Dans une séquence de dialogue et d'émotion brute, quand Kohlhaas parle pour la dernière fois à sa fille, on saisit en quelques secondes et par la seule force du jeu de l'acteur (qui parle à peine français !) l'absurdité, voire l'horreur de la pourtant légitime entreprise d'autojustice du personnage, avec peut-être plus d'acuité encore que dans le monologue de Martin Luther (Denis Lavant), qui explicite pourtant plus directement ce grand sujet du roman, par lequel le film se confronte à quelques préoccupations majeures de notre temps : le manque de justice sociale impacté par une classe dominante rompue aux abus de pouvoir, au népotisme et à la corruption ; ou la question des concepts même de résistance et de terrorisme, parfois plus frontaliers qu'on ne le voudrait.
Dans le film comme dans le livre, cette scène de la rencontre avec Luther, aussi importante soit-elle en termes d'idées, rompt le rythme instauré jusque là et crée une rupture dans l'économie narrative de l’œuvre. Peut-être plus encore dans l'adaptation d'Arnaud des Pallières, car le cinéaste semble s'efforcer, après des films plus directement cérébraux et à lourds dispositifs (Adieu, Parc), de fuir le théorique au profit non seulement du romanesque mais du sensible, du pur figuratif. C'est peut-être pourquoi le cinéaste, qui fait le pari de ne pas représenter les exactions barbares de l'armée de Kohlhaas (avec massacre de populations civiles et destructions de villes entières), immédiatement significatives de sa culpabilité, fait passer cette dernière dans les seuls visages de ses comédiens, celui de Mads Mikkelsen s'adressant à sa fille (Mélusine Mayance) dans la séquence citée plus haut, mais aussi ceux de son entourage, ces visages qui le fixent, qui l'admirent et le détestent tout à la fois (les portraits que le cinéaste dresse de Denis Lavant, David Bennent, Bruno Ganz, Jacques Nolot, David Kross, Roxane Duran ou les frères Capelle sont pour le moins parlants). Dans une autre séquence justement, de pur portrait cette fois-ci, juste avant la fin, le cinéaste filme son acteur muet et inactif en gros plan de longues minutes durant, composition idéale pour, comme on dit, "voir ce qu'il y a dans le bonhomme". Et Dieu sait qu'il y en a là-dedans : filmé plein cadre, de face, sans broncher, Mikkelsen parvient, par les seules inflexions de son visage, sans un mot, de façon absolument étonnante, à nous laisser pénétrer l'esprit d'un condamné à mort sur l'échafaud, conscient de penser pour la dernière fois, de voir pour la dernière fois, de respirer pour la dernière fois. On se contente de regarder le visage de l'acteur et soudain nous traverse la conviction de penser et de ressentir tout ce que doit éprouver un homme sur le point de mourir.
Dans une troisième séquence, l'une des plus belles du film, bien antérieure dans le récit, c'est le corps entier de l'acteur, bouillonnant, écumant de cette colère compacte et dirigée que le cinéaste a la superbe idée de ne jamais faire éclater, qui, plus que jamais, devient le nœud de la guerre du film d'Arnaud des Pallières. Au terme du premier assaut de sa troupe contre le château du baron (filmé avec génie), Kohlhaas erre seul parmi les cadavres qu'il retourne un à un pour en vérifier l'identité, à la recherche de celui qui a outrepassé ses droits et lui a causé du tort. Filmé dans une suite de plans serrés, dans l'obscurité du donjon, quelques mèches de cheveux dans les yeux, le visage, taillé à la serpe et aux formes si saillantes, noirci et ruisselant d'une sueur épaisse qui trace des sillons sur sa peau tannée, piétinant dans un espace étroit, inspirant et expirant lourdement et régulièrement au milieu du bourdonnement des mouches dans un souffle qui donne sa pulsation à toute la mise en scène, Mikkelsen se transforme littéralement en cheval fiévreux sous la caméra prodigieuse du cinéaste. Arnaud des Pallières, au-delà du respect remarquable à une œuvre pour ainsi dire inadaptable, d'une littérarité totale, transforme le roman en événements cinématographiques à part entière, et pour tout dire sublimes. Faisant preuve d'une maîtrise rare de son art quand il filme le visage si unique de son héros reflété dans les paysages de western français qu'il habite et arpente, Arnaud des Pallières brille aussi par son travail sur le son (des scènes entières reposent sur le souffle du vent, celui d'un personnage, la voix de Mads Mikkelsen ou celle de Denis Lavant, le cahot des sabots ou celui d'un charriot), sur l'image (les mouvements des chevaux redoublés par ceux des nuages sur la lande sont hypnotiques) et sur le montage (tous les plans sans exception sont coupés au cordeau, et les ellipses dans la structure du récit font montre d'une grande précision et d'une infinie justesse). Chaque scène du film bénéficie à vrai dire d'un travail remarquable sur chaque élément qui la compose, à l'instar, pour ne prendre qu'un exemple supplémentaire, de la scène où la petite Lisbeth s'élance vers le domaine de Kohlhaas, où sa mère est mourante. Mais ce n'est qu'un exemple, et il suffirait de revoir le film pour en vouloir citer cent. Arnaud des Pallières confirme qu'il est un très grand cinéaste, et Michael Kohlhaas s'impose comme l'un des très grands films de cette année.
Michael Kohlhaas d'Arnaud des Pallières avec Mads Mikkelsen, Mélusine Mayance, David Bennent, Delphine Chuillot, Denis Lavant, Bruno Ganz, Jacques Nolot, David Kross et Roxane Duran (2013)