Le Beau Serge, premier film de Claude Chabrol et premier film officiel de la Nouvelle Vague en 1958, raconte l'histoire de François (Jean-Claude Brialy, égal à lui-même), jeune homme atteint de tuberculose qui, après de longues années d'exil à Paris, rentre dans son village natal, Sardent (le village des vacances du jeune Chabrol), dans la Creuse, pour s'y reposer. François trouve le petit village de province inchangé et y croise la plupart de ceux qu'il avait laissés (y compris La Truffe, incarné par un Chabrol maigrelet, et le dénommé Jacques Rivette, interprété par Philippe de Broca, assistant réalisateur sur le film). Il retrouve surtout Serge (Gérard Blain, acteur impressionnant et aussi "beau" que le titre le prétend), son ami d'enfance, marié à Yvonne (Michèle Méritz) puis devenu alcoolique suite à la perte d'un premier enfant trisomique mort-né. Ivre mort aux côtés de son beau-père (Edmond Beauchamp), Serge ne reconnaît même pas François la première fois qu'ils se revoient, et c'est son épouse Yvonne et sa belle-sœur Marie (Bernadette Lafont, maladroite mais séduisante dans le rôle d'une authentique Marie-couche-toi-là, et qui l'année précédente jouait la fiancée de Gérard Blain dans Les Mistons de Truffaut) qui doivent évacuer les deux poivrots à la sortie du bar. Accablé par ce spectacle et obsédé par le parcours injuste et tragique de son ancien ami, François va tout faire pour l'aider à sortir de la spirale d'échec et d'alcool dans laquelle il s'est enfoui.
A l'époque, Claude Chabrol, que l'on interrogeait sur son statut de soi-disant "fils à papa", et à qui l'on reprochait à demi-mot d'avoir réalisé son premier film avant ses camarades avec l'argent de ses parents, répondait, avec cet humour déjà incisif qu'on lui connaitrait plus tard : "C'est un fait, mais je ne me plaindrais pas de tourner avec l'argent des autres…" Cette anecdote sur le patrimoine et l'héritage du bon Chacha n'est pas inintéressante si l'on songe que le scénario du Beau Serge est très proche des préoccupations de l'écrivaine française Annie Ernaux, qui dans des récits comme La Place ou le très récent Retour à Yvetot interroge son statut de provinciale exilée, d'autodidacte intellectuelle parisienne en rupture de ban, et cherche sa place au sein d'une filiation qui la destinait au petit commerce de village plutôt qu'au professorat de lettres, questionnant son passage coupable dans un autre monde au prix d'une trahison morale vis-à-vis des siens. C'est un peu le parcours de François, qui ne retrouve pas sa famille mais ses amis d'autrefois, lui le potentiel futur enseignant, et qui se sent coupable d'être parti et d'avoir réussi quand Serge pourrit au pays, où il exerce un métier pénible et sombre dans la dépression.
Mais Le Beau Sergeévoque surtout une autre œuvre littéraire d'importance, et de Jean Giono : Un Roi sans divertissement. Le titre du roman de Giono donne une bonne définition du personnage de François. Convalescent, le jeune homme n'est pas dans une posture franchement enviable, mais comme le veut l'adage, au pays des aveugles les borgnes sont rois. Et comme Langlois, pas le directeur de la cinémathèque française limogé par Malraux et défendu par les jeunes turcs des Cahiers jaunes, le héros du roman de Giono, François, pas Truffaut, le héros de Chabrol, malade chronique indécis quant à son avenir, souffre d'une sorte d'ennui existentiel qui, dans l'univers gris et le silence blanc de l'hiver de la Creuse, et non du Vercors, se rend victime d'une fascination pour le Mal ambiant (cet alcoolique qui méprise sa femme, ce beau-père qui saute sur sa fille cadette pour la violer quand on lui confirme qu'elle n'est pas de lui, etc.). Cette fascination se tord en une tentation perverse de païen reconverti en saint martyr prêt au sacrifice pour réparer les vices de ceux qu'il considère avoir abandonnés, la tentation du suicide.
Chabrol tourne deux plans magnifiques. Le premier quand François vient de se faire casser la gueule par Serge et, le visage en sang, appuyé contre la porte de sa chambre, décide de rester et de l'aider coûte que coûte, tandis qu'un très long et très beau fondu enchaîné recouvre son visage de flocons de neige en bourrasque, tel Langlois qui, à la fin du roman de Giono, fume un bâton de dynamite et se fait exploser la tête : "Et il y eut, au fond du jardin, l'énorme éclaboussement d'or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C'était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l'univers". L'autre plan survient un peu plus tard, quand le même François court d'une maison à l'autre pour sauver Serge, Yvonne et leur futur enfant, et, crapahutant dans le froid glacial de l'hiver et de la nuit, s'efface dans le flou du second plan pour ne devenir qu'une ombre noire au milieu des taches blanches de la neige tombante. "Qui a dit : Un roi sans divertissements est un homme plein de misères ?" Pascal, puis Giono, puis Chabrol, et Godard, qui s'en souviendra au moment de tourner le final de Pierrot le Fou.
Le Beau Serge de Claude Chabrol avec Jean-Claude Brialy, Gérard Blain, Bernadette Lafont, Michèle Méritz et Edmond Beauchamp (1958)
A l'époque, Claude Chabrol, que l'on interrogeait sur son statut de soi-disant "fils à papa", et à qui l'on reprochait à demi-mot d'avoir réalisé son premier film avant ses camarades avec l'argent de ses parents, répondait, avec cet humour déjà incisif qu'on lui connaitrait plus tard : "C'est un fait, mais je ne me plaindrais pas de tourner avec l'argent des autres…" Cette anecdote sur le patrimoine et l'héritage du bon Chacha n'est pas inintéressante si l'on songe que le scénario du Beau Serge est très proche des préoccupations de l'écrivaine française Annie Ernaux, qui dans des récits comme La Place ou le très récent Retour à Yvetot interroge son statut de provinciale exilée, d'autodidacte intellectuelle parisienne en rupture de ban, et cherche sa place au sein d'une filiation qui la destinait au petit commerce de village plutôt qu'au professorat de lettres, questionnant son passage coupable dans un autre monde au prix d'une trahison morale vis-à-vis des siens. C'est un peu le parcours de François, qui ne retrouve pas sa famille mais ses amis d'autrefois, lui le potentiel futur enseignant, et qui se sent coupable d'être parti et d'avoir réussi quand Serge pourrit au pays, où il exerce un métier pénible et sombre dans la dépression.
Mais Le Beau Sergeévoque surtout une autre œuvre littéraire d'importance, et de Jean Giono : Un Roi sans divertissement. Le titre du roman de Giono donne une bonne définition du personnage de François. Convalescent, le jeune homme n'est pas dans une posture franchement enviable, mais comme le veut l'adage, au pays des aveugles les borgnes sont rois. Et comme Langlois, pas le directeur de la cinémathèque française limogé par Malraux et défendu par les jeunes turcs des Cahiers jaunes, le héros du roman de Giono, François, pas Truffaut, le héros de Chabrol, malade chronique indécis quant à son avenir, souffre d'une sorte d'ennui existentiel qui, dans l'univers gris et le silence blanc de l'hiver de la Creuse, et non du Vercors, se rend victime d'une fascination pour le Mal ambiant (cet alcoolique qui méprise sa femme, ce beau-père qui saute sur sa fille cadette pour la violer quand on lui confirme qu'elle n'est pas de lui, etc.). Cette fascination se tord en une tentation perverse de païen reconverti en saint martyr prêt au sacrifice pour réparer les vices de ceux qu'il considère avoir abandonnés, la tentation du suicide.
Chabrol tourne deux plans magnifiques. Le premier quand François vient de se faire casser la gueule par Serge et, le visage en sang, appuyé contre la porte de sa chambre, décide de rester et de l'aider coûte que coûte, tandis qu'un très long et très beau fondu enchaîné recouvre son visage de flocons de neige en bourrasque, tel Langlois qui, à la fin du roman de Giono, fume un bâton de dynamite et se fait exploser la tête : "Et il y eut, au fond du jardin, l'énorme éclaboussement d'or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C'était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l'univers". L'autre plan survient un peu plus tard, quand le même François court d'une maison à l'autre pour sauver Serge, Yvonne et leur futur enfant, et, crapahutant dans le froid glacial de l'hiver et de la nuit, s'efface dans le flou du second plan pour ne devenir qu'une ombre noire au milieu des taches blanches de la neige tombante. "Qui a dit : Un roi sans divertissements est un homme plein de misères ?" Pascal, puis Giono, puis Chabrol, et Godard, qui s'en souviendra au moment de tourner le final de Pierrot le Fou.
Le Beau Serge de Claude Chabrol avec Jean-Claude Brialy, Gérard Blain, Bernadette Lafont, Michèle Méritz et Edmond Beauchamp (1958)