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Le père de mes enfants

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Quitte à employer des termes un peu rebattus, galvaudés, mais qui reprennent ici tout leur sens, il faut bien dire que ce film est beau, qu'il est beau, juste et poétique. Mia Hansen-Løve accomplit bien des choses, des plus rares, des plus inaccessibles, et c'est là seulement son second film, réalisé dans la continuité de Tout est pardonné et le surpassant déjà de beaucoup. Du début à la fin et sans interruption, la justesse du ton, de la direction d'acteurs et de la mise en scène est un miracle. Sur un sujet pourtant particulièrement difficile, puisque le scénario s'inspire du suicide du producteur Humbert Balsan et traite non seulement de la fin prématurée d'un homme endetté, fatigué, "en faillite", frappé par une dépression fulgurante due à un terrible sentiment d'échec, mais de la vie de ses proches, qui doit continuer quant à elle, la cinéaste nous fait parvenir nombre de sentiments, d'impressions, d'intuitions, qui sont intrinsèquement d'une fragilité absolue et qui ne peuvent se constituer en objectifs à atteindre a priori (c'est peut-être là que tant de réalisateurs font fausse route), du fait même que ces choses-là se dérobent dès que l'on cherche à les approcher frontalement, avec volonté. J'emprunte cette idée au "Carnet d'une cinéaste" de Pascale Ferran, rédigé durant le tournage de son chef-d’œuvre Lady Chatterley, parce que les deux films, quoique tout à fait différents (d'un point de vue thématique Le Père de mes enfants aurait plus à voir avec le précédent film de Pascale Ferran : Petits arrangements avec les morts), peuvent parfois se vivre assez semblablement et parce que tous deux font naître ce même genre d'émotions vives et intactes, provoquées par la tendresse et la poésie de la plus naturelle présence des choses, qui plus est quand elles sont soumises à notre regard avec une intelligence et une douceur sans pareilles. Les deux films font également partie des plus belles œuvres françaises de ces dernières années et leurs réalisatrices sont à compter parmi les cinéastes contemporains les plus admirables.




Parmi ces choses que Mia Hansen-Løve parvient délicatement à nous faire éprouver, il y a l'absence. Quoi de plus improbable ? Et pourtant. Ce n'est pas tellement d'une disparition dont il est question, comme dans Tout est pardonné, où l'acteur principal, quittant l'écran et le fil du récit, se cachait pour mourir. Il ne s'agit pas non plus d'un effet de surprise comme quand l'héroïne de Psychose se faisait assassiner à mi-parcours et sans préavis. C'est d'un autre domaine. La mort est là, elle produit un effet de choc bien qu'elle soit attendue, filmée avec distance mais dans le même temps avec une sécheresse qui en trahit la brutalité (fulgurance du plan qui commence presque au milieu du coup de feu, comme si rien d'autre n'était plus possible, comme si on arrivait déjà trop tard). Le plan n'est ni trop long, ni trop court, comme d'ailleurs tous les autres plans du film qui n'ont pourtant rien à voir avec celui-ci, véritable coup de massue dans le corps de l’œuvre et sur le spectateur.




Après ce plan couperet, on ressent en nous-mêmes une absence. C'est un peu comme la fameuse phrase rapportée par Gilles Deleuze : "Dans une conversation sur le montage, Narboni, Sylvie Pierre et Rivette demandent : où est passée Gertrud, où Dreyer l'a-t-il fait passer ? Et la réponse qu'ils donnent c'est : elle est passée dans la collure (...) Gertrud est passée dans ce que Dreyer appelait la quatrième ou cinquième dimension". Nous avons vu mourir le père (Louis-Do de Lencquesaing), et pourtant demeure ce sentiment que le film l'a avalé, nous l'a dérobé. C'est à dire que l'acteur, omniprésent jusqu'à cet instant, manque concrètement à l'image, au film, qui se voit comme amputé. Inutile de préciser que ce manque est évidemment transformé en gain sur le plan cinématographique. Cette absence de la personne physique dans le cadre fait ressentir par projection au spectateur le manque des autres personnages pour l'être qui leur est cher. Puisque c'est le manque qui rend la disparition d'un proche insupportable, la prise de conscience immédiate qu'on ne verra plus l'autre, qu'il ne sera plus là, qu'il sera désormais impossible, interdit, Mia Hansen-Løve s'est attachée à filmer ce sentiment si difficile à exprimer et, mieux, est parvenue à rendre le palpable au spectateur. L'intuition de cette absence irréparable passe aussi par la finesse avec laquelle elle filme les autres : l'épouse (Chiara Caselli), le frère (Eric Elmosnino), les trois filles, les collègues de travail, les lieux. Toutes ces séquences pourraient si facilement être ratées que tout ne tient qu'à un fil, et Mia Hansen-Løve progresse sur ce fil avec légèreté et mystère, avec la grâce de l'intelligence et de la sensibilité.




Cette finesse se traduit déjà dans le traitement de la chute progressive et néanmoins extrêmement brutale du père. On pourrait penser, juste avant l'instant du suicide, que tout va trop vite, que le personnage passe trop rapidement peut-être de la gaieté à la détresse. Mais on ne se le dit pas, ou alors on se corrige très vite. Parce que le chemin jusqu'à la mort est lui aussi brillamment construit. On sent peser la détresse sur les épaules du personnage quand il marche dans la rue d'un pas court et l'air abattu, quand il s'allonge dans son bureau, littéralement épuisé, ou en proie au doute absolu dans cette scène magnifique où il retrouve sa femme la nuit, sur un pont, et cherche du réconfort auprès d'elle avant de lui demander si elle ne le quittera jamais. Et puis les gens qui en arrivent là sont souvent ceux dont on ne l'attendait pas, qui précisément gardent tout pour eux au point de ne plus rien soutenir. Et puis surtout, on ne sait pas tout. D'où l'idée du fils caché. Réalisé par n'importe qui d'autre ou presque, le film serait tombé dans ce piège-là, dans les travers d'un scénario de mélodrame agaçant. Le fils caché aurait servi à "faire une scène", ce qui pourrait sembler vital au cinéma mais qui l'étouffe la plupart du temps et que Mia Hansen-Løve ne fait jamais. Pire, il aurait servi de preuve irréfutable, d'explication rationnelle à la vie dissolue du héros et à sa déchéance programmée, beaucoup en auraient fait une clé, un élément de secours pour nous convaincre quant aux mensonges de ce père, aux faux-semblants de son existence, pour nous donner une raison valable à son suicide. Or pour Mia Hansen-Løve c'est une très belle et très sobre façon de dire que le père a vécu avant sa femme, avant ses filles, que les choses sont plus compliquées qu'on ne le croit et qu'elles sont très simples à la fois. Pas de quoi tergiverser. Il n'y a pas de mystère comme dans les mauvais romans, à moins de considérer comme tel la fatigue, la tristesse arrivée à un point de non-retour. Les faits sont là, ils sont filmés, simplement, et tout est à l'avenant dans le film. Une vérité intime et profonde se dégage de chaque plan, de chaque instant, et si l'on éprouve physiquement un manque, l'on est saisi parallèlement - et c'est ce qui nous sauve de toute tendance à l'accablement, car la cinéaste, contrairement à un certain nombre de ses contemporains sur des sujets similaires, n'a pas le projet de nous mettre à bas - par une forme d'émerveillement devant la seule présence de l'autre.




Mia Hansen-Løve se maintient toujours dans le présent du monde, dans l'espoir d'arriver à faire venir au plan la présence des choses et des gens. Lorsqu'elle filme la fête où Clémence (Alice de Lencquesaing), la plus grande des trois filles du producteur, se rend avec son jeune ami scénariste, on pense évidemment au cinéma d'Olivier Assayas et à ce qu'il a eu de meilleur à ce jour (notamment L'eau froide), et l'on ne peut que se réjouir de voir que la réalisatrice tire de cette séquence à la fois son minimum et son maximum. En très peu de plans, très peu de temps, en ne filmant presque rien au fond, elle dit tout et plus encore, elle dit la vérité des jeunes filles qui se rendent à des soirées dans des appartements haut perchés avec des garçons qui leur plaisent plutôt bien. Et l'on peut inverser les termes de la phrase à souhait. Elle dit tout de nous, de vous et de moi, qui sommes tous déjà entrés dans un appartement festif un soir, sans mot dire, avec peut-être un demi-sourire, timide et enjoué, et l'espoir peut-être de tomber amoureux, avant de rapidement trouver le balcon et de se pencher avec curiosité à la rambarde, au-dessus de la rue, pour fuir un instant le monde avant de s'y mêler. Si nous ne l'avons pas nécessairement fait dans les termes, nous en avons l'intime conviction, car cela fait partie de nous et d'un souvenir commun intuitif, immémorial et sensitif éminemment personnel et étrangement partagé. Thierry Hentsch, dans l'à-propos de son dernier livre, Le Temps aboli : l'Occident et ses grands récits, écrit : "(...) la littérature n'est rien d'autre que la vie réfléchie, ressaisie, (…) elle est l'expression étonnante de ces moments très simples que tous les poètes cherchent à dire depuis toujours, et dont la fragile jouissance nous donne pour une étincelle d'éternité le sentiment d'être dans le Temps Aboli". C'est un sentiment rare en littérature - miraculeux dans les premières pages d'A la recherche du temps perdu pour ne donner qu'un exemple au pur hasard - et peut-être plus rare encore au cinéma, que Mia Hansen-Løve réussit pourtant à créer. Encore rédactrice aux Cahiers du cinéma, la future réalisatrice écrivait en novembre 2004 (N°595) à propos du Jeune Werther deJacques Doillon : "Le Jeune Werther, notamment, est le seul film à avoir rendu, de façon aussi exacte, ce que fut l'ambiance, la musique intérieure de ces années-là, à Paris, pour des enfants de 13-14 ans. Le choc - répété lors des visions ultérieures - fut pour nous celui de retrouvailles inespérées ; cette délivrance a lieu quand une œuvre donne un caractère tangible à ce qu'on croyait voué au néant, confus, indicible". Les mots de la critique sonnent comme un manifeste par anticipation, comme la profession de foi d'une cinéaste alors prête à éclore. A la fin de la courte séquence de fête nocturne, Clémence se retrouve avec son ami dans le petit appartement parisien d'icelui, et après avoir tourné un instant en rond dans un silence aussi gêné que complice, la jeune fille - qui a un profil extraordinaire et des cheveux sublimes, cheveux et profil que Mia Hansen-Løve a vus, a su voir, et filmer - s'allonge sur un canapé quand la caméra s'attarde un moment sur sa chevelure blonde et un peu folle, placée presque au centre du cadre, qui se détache sur le vert du canapé dans l'obscurité du soir. C'est une image magnifique, un tableau, de la poésie pure. On a un sentiment de première fois, d'ici et de maintenant, devant de telles images et de tels moments. Idem quand la même jeune fille, tout de suite après, au lendemain de sa première nuit avec le jeune homme, s'installe seule dans un bar pour commander un café, pas allongé, sans crème ? Juste un chocolat chaud. Il ne se passe rien. Rien du tout. C'est à peine si la caméra recadre en gros plan l'ovale éblouissant de la demoiselle, qui tourne le visage vers la droite à plusieurs reprises. Et alors il n'y a que son profil, la lumière, un regard. Tout est là. La grâce d'un visage filmé avec grâce. C'est là toute la richesse poétique du film, qui tire sa puissance de la réalité des instants perdus, du miracle de l'incarnation des choses captées par une caméra aussi caressante qu'attentive, présentes bien qu'apparemment imperceptibles.




Pour donner un exemple imprécis et particulièrement difficile à décrire, car c'est dans cette difficulté à dire ce qui est indicible et qui semble être dit si facilement par la poésie de ce cinéma-là que tient une part du mystère : au début du film, la caméra suit Grégoire, le producteur, ou le précède, en travellings et panoramiques, accroché à son téléphone portable, dans ses pérégrinations parisiennes, et chaque cut nous propulse dans une nouvelle marche du personnage et une nouvelle conversation avec un énième correspondant invisible (cette invisibilité de l'autre aura son importance plus tard dans le film), chaque interlocuteur étant relié au personnage principal par des liens professionnels. Grégoire entre ensuite dans sa voiture et appelle sa femme et ses filles. Le téléphone passe de l'une à l'autre. Elles ne sont pas réunies, elles vaquent à leurs jeux et occupations, portable en main. Le montage alterné passe de Grégoire dans sa voiture, à sa femme ou l'une de ses filles. Quand nous sommes avec le père, nous le voyons parler, puis nous entendons la réponse dans le combiné. Nous passons à un plan sur l'une de ses filles, qui lui parle, nous entendons la réponse du père dans le combiné, et elle répond à nouveau. Et devant cette séquence on a le sentiment d'éprouver avec les personnages ce drôle de phénomène qui se produit quand on est en conversation téléphonique avec quelqu'un et que l'on s'adresse à cette personne comme si elle se trouvait dans notre environnement, avec nous, à nos côtés, l'imaginant dans notre propre décor, alors qu'elle est bien souvent dans un cadre très différent, et vice versa. C'est une chose plutôt difficile à décrire et parler de la beauté de ce film l'est aussi parce que ce sont précisément ces choses invisibles, immanentes et furtives qui en font la beauté. C'est une addition de présences indescriptibles et de sensations intimes.




C'est aussi le pouvoir des connotations qui est en jeu. Chaque spectateur aura à n'en pas douter pensé, vu, entendu, imaginé, ressenti des choses singulières et particulières. Comme le dit Radiguet dans Le Diable au corps, lui qui a si admirablement su ressaisir la vie et exprimer ces moments très simples que nous ne saurions dire : ce que nous aimons c'est d'abord une ressemblance. On se reconnaît dans le film de Mia Hansen-Løve. Il ne s'agit pas de se reconnaître soi mais de reconnaître quelque chose de soi, en soi. Partant, le film nous laissera toujours entrevoir quelque chose de nouveau, d'inconnu en nous. D. H. Lawrence a écrit dans Apocalypse : "Un livre une fois sondé, une fois connu, son sens fixé ou établi, il est mort. Un livre ne vit que tant qu'il a le pouvoir de nous émouvoir, et de nous émouvoir différemment : tant qu'à chaque relecture nous le trouvons différent. En raison du flot de livres superficiels qu'on épuise d'une seule lecture, l'esprit moderne a tendance à penser que tous les livres sont ainsi : taris en une fois". Le Père de mes enfants est émouvant et il nous émouvra toujours, toujours différemment. Il ne faut pas croire qu'il s'agisse de se projeter dans une histoire et d'en retirer sa petite affaire personnelle, c'est la vie toute entière qui est en question, à travers le prisme des sensations de l'individu.





Prenons un autre exemple. Celui de la panne d'électricité dans l'immeuble de la famille et dans la rue, vers la fin du film. Juste avant la coupure, à la question de la mère, "Pourquoi vous ne voulez pas partir en Italie ?", l'une des petites filles répond : "Parce qu'on veut pas être loin de papa". Coupure, noir. Et dans le noir, le frère du père fait gentiment peur aux enfants en prenant une grosse voix tandis que la famille descend les escaliers à la lueur d'un briquet. Or le père, Grégoire, qui prenait ce même type d'intonations pour taquiner ses filles au début du film, est soudain présent à nouveau dans le noir de cette cage d'escaliers pleine de rires. On le sent présent, mais il n'y est pas et on éprouve à nouveau son absence dès que la famille a débarqué dans la rue, sans que ce sentiment ne soit écrit dans le scénario, sans qu'il ne soit dit par les dialogues, sans qu'il ne soit peut-être (mais c'est peu probable) voulu, en tout cas appuyé, car la réalisatrice aurait pu faire entendre la voix de Louis-Do de Lencquesaing, l'acteur qui joue le père, à cet instant, pour brouiller les pistes et donner clairement à penser ladite idée. Sauf que rien n'est surligné, et que Mia Hansen-Løve n'insiste jamais. Ce sentiment est un miracle. La chose n'est pas dans le film tout en y étant. Mais c'est invisible, dans le noir, c'est présent et c'est en nous que cela se passe.




La présence improbable de l'être absent, que cette scène sublime a su révéler, pousse Clémence, dans la dernière scène du film, à pleurer, assise à l'arrière de la voiture du départ, à l'idée de quitter un lieu habité, jadis et encore, par l'autre. Le manque du père, une jeune femme en pleine construction qui prend la route avec le reste de sa famille, Chiara Caselli, qui jouait la femme de Scott (Keanu Reeves) dans My Own Private Idaho, ici engagée pour interpréter la mère : tout cela fait assez penser au cinéma de Gus Van Sant, dont on sent que Mia Hansen-Løve partage la passion pour une jeunesse en proie au sentiment amoureux, à la confrontation avec la mort, et en quête de filiation, ainsi que le don pour filmer cette jeunesse avec douceur et tendresse. Ce film s'inscrit donc dans une œuvre déjà très riche et cohérente, augmentée depuis par le très beau Un Amour de jeunesse, après s'être inscrit dans une certaine histoire du cinéma en suivant notamment les traces d'Olivier Assayas, le compagnon de Mia Hansen-Løve, hanté lui aussi par les mêmes questions et notamment celle de la jeunesse face au deuil. Dans l’œuvre courte mais déjà riche et brillante de Mia Hansen-Løve, Le Père de mes enfants s'impose comme le film peut-être le plus fort en même temps qu'il est une variation sur un ensemble de thèmes chers à la réalisatrice, ceux de la filiation notamment, de la disparition du père, avec des motifs récurrents et des topos fondateurs (le passage de l'enfante à la femme, l'importance et la pérennité de l'écrit aussi). Tant de talent, de maîtrise et d'art dans un second film ont fait de Mia Hansen-Løve une cinéaste d'ores et déjà primordiale du cinéma français contemporain.


Le Père de mes enfants de Mia Hansen-Løve avec Louis-Do de Lencquesaing, Chiara Caselli, Alice de Lencquesaing, Alice Gautier, Manelle Dris, Eric Elmosnino, Igor Hansen-Love, André Marcon et Magne Havard Brekke (2009)

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