Dans les tout premiers instants de la projection de ce fameux Gravity dont on nous a tant rebattu les oreilles, on a presque envie d'y croire. Et ce malgré George Clooney, qui lasse immédiatement avec son personnage d'astronaute gouailleur qui assure, toujours le bon mot, l'anecdote qu'il faut, la FM branchée en permanence dans le casque. Mais quelque chose semble se passer juste après la catastrophe, quand Sandra Bullock dérive dans l'espace, sans rien contrôler, le souffle court, emportée malgré elle dans le noir et incapable d'y réagir, faute de prise sur quoi que ce soit, faute de contrôle sur son propre corps, propulsée dans une sorte de rien éternel. On a l'impression, un instant, de percevoir quelque chose de cette idée insupportable, de saisir des bribes de cette sensation de vertige absolu dans un espace sans repères autres que le point blanc de la bouée dont on s'éloigne inexorablement, vers une abolition des distances dès que ce point unique aura disparu. Les fameux plans-séquences (devant lesquels on ne ressent pas nécessairement l'urgence de crier au génie) participent de ce sentiment d'un mouvement inarrêtable dans un espace sans bornes. Mais Cuaron casse cette bulle de temps pure, où tout n'est qu'espace et où l'espace se résume à un corps tournoyant dans le noir. Le cinéaste offre bien trop vite une solution à son personnage et vient tout gâcher. Malheureusement, ce qui est vrai pour cette scène est vrai pour tout le film.
Alfonso Cuaron semble non seulement préférer l'épate à l'intelligence, mais en oublie même de réfléchir tant soit peu à ce qu'il filme, pour n'en tirer au final que le strict minimum. On ne compte plus les scènes au potentiel énorme, sur le papier, qui tombent lourdement à plat (un comble pour un film en relief, blague téléstar) sur l'écran. Cuaron prend le temps d'écrire sur l'image, dès les premières secondes du film, que rien ne peut porter le son dans l'espace, rappelant à notre bon souvenir le gigantesque Alien de Ridley Scott et son célèbre "Dans l'espace, personne ne vous entend crier". Mais il ne respecte pour ainsi dire jamais ce beau silence dont Sandra Bullock fait l'éloge lors d'une conversation avec Clooney. Même dans ces scènes où le réalisateur quitte ses personnages un instant, comme lorsque Stone (Bullock) s'énerve dans le Soyouz à court de carburant : Cuaron sort soudain de l'engin et fait un travelling (si on peut dire) arrière pour isoler la figure de son personnage en colère, minuscule dans le hublot du vaisseau. On aurait pu s'attendre au silence dans cette scène, venu renforcer l'impression de solitude et d'impuissance. Mais non, le micro du personnage reste en permanence branché sur les hauts-parleurs.
Le dispositif narratif du film, qui décide de rester dans l'espace avec deux personnages, puis très vite avec plus qu'un, permettait également de se fier aux mécanismes naturels d'identification du spectateur, qui, n'ayant que Sandra Bullock à l'image, être humain en proie aux pires difficultés et mettant tout en œuvre pour en réchapper par instinct de survie, allait forcément se projeter en elle immédiatement et sans la moindre difficulté. Mais voilà que, sans crier gare, le personnage se met à déballer sa vie, devenant une femme seule et triste, qui a perdu sa fille de quatre ans et va tous les jours mécaniquement au travail pour s'oublier. Ce personnage, auquel nous nous étions par la force des choses si fortement identifiés, est soudain sur-caractérisé et s'éloigne d'autant plus de nous qu'un bloc de psychologisme hollywoodien à deux balles déboule en plein cœur d'un film pseudo-sensoriel, rendant le tout pathos à souhait et profondément indigeste. Sans parler de tout l'arrière-plan religieux que sous-tend la dépression du personnage en deuil.
La dernière partie du film est à ce titre totalement lourdingue, et achève de plomber l’œuvre toute entière. Il y a notamment cette scène assez insupportable où Sandra Bullock, après une légère tentative de suicide, accepte son destin, décide de foncer (elle n'a pas vraiment le choix vu que son soyouz est entré dans l'atmosphère et commence à flamber en tombant comme une pierre vers l'océan), expose à haute voix les deux issues possibles (la vie ou la mort, bravo), et se motive en remuant la tête, tel un boxeur approchant du ring pour son ultime combat, avant d'enfiler son casque et d'entrer dans le dernier round, prête à vivre comme à mourir, mais avec panache s'il vous plaît. Et elle y va de ses petites répliques qui tâchent, reprenant le gimmick comique du personnage de Clooney ("Je la sens mal cette mission…") ou y allant de sa propre formule-choc pas du tout cliché : "Dans tous les cas, ça aura été une sacrée virée !". Tout cela, ajouté à une scène légèrement antérieure où l'inconscient de Sandra Bullock lui dicte de ne pas renoncer (à moins de croire au dialogue avec les morts, piste possible étant donné que Cuaron nous place aussi tout un interminable monologue de la jeune femme priant le fantôme de Clooney de faire des baisers au fantôme de sa fille…), est d'une lourdeur terrible.
Cuaron nous donne une énième leçon de vie hollywoodienne en bonne et due forme : il faut vivre, se battre, il ne faut pas abandonner ni se couper du monde par confort, ne pas renoncer par faiblesse ou par facilité, il ne faut jamais lâcher, il faut vaincre. Philosophie de comptoir qui se double d'une dissertation pénible sur la gravité, évidemment. Dans un film où elle n'existe jamais, du moins pendant plus ou moins 80 minutes, elle est pourtant cruciale puisque la fille du personnage de Sandra Bullock en est morte (une chute idiote dans la cour de récréation), et surgit enfin quand l'héroïne trouve son salut, de retour sur terre, en renouant avec cette pesanteur espérée, qu'elle réapprend à dompter, se relevant, se remettant debout dans une sale illustration du fameux mythe du "christian reborn" si cher aux américains. Encore une scène où Cuaron, au lieu de jouer sur le retour du son, sur les bruits de ce corps lourd de fatigue prenant appui sur le sable, s'agrippant à la matière pour la maîtriser, fout tout en l'air en nous balançant des chœurs infâmes, une musique parfaitement grossière où des gens crient comme des malades, façon Walt Disney dans Le Roi Lion. Et la symbolique est lourde à mourir (sans parler de la laideur de la chose) quand Cuaron termine son film par ce plan en contreplongée sur Sandra Bullock qui se redresse, dans une pauvre imagerie publicitaire glorifiant l'humain magnifique et décrétant l'avènement hasardeux d'une sorte de new age crétin.
Beaucoup de critiques ont comparé le film à 2001 l'Odyssée de l'espace. Le film fait tout pour ça, avec cette fin qui fait écho à l'ouverture du chef-d’œuvre de Kubrick (les singes découvrent l'usage de l'arme dans 2001, l'humain se (re)met sur ses deux pieds et réapprend à marcher ici), et avec ce plan poussif sur Sandra Bullock flottant dans la position du fœtus devant le giron du sas de la station-mère… Cuaron l'a voulu et Cuaron l'a eu. C'est pourtant grotesque tant les deux films, dans l'aspect et dans le propos, n'ont rien de commun. Kubrick et Cuaron ne jouent pas dans la même cour, loin s'en faut. C'est plutôt à Titanic qu'il faut comparer Gravity, poids-lourd du box office, film catastrophe à la pointe en termes techniques, donnant au spectateur à s'émerveiller d'un spectacle sur-dimensionné, à s'émouvoir d'un récit plein de suspense et de rebondissements, à s'identifier à des personnages simplistes accablés par un sentiment d'impuissance, car coulant et n'y pouvant rien, happés par l'immensité silencieuse sur fond de musique dramatique pompière et de sentiments bon marché, avec la farouche envie et la noble énergie de s'en sortir, quitte à ce que l'héroïne perde son héros chevaleresque prompt au sacrifice en route. Comme Titanic, Gravity peut légitimement être considéré comme un divertissement parfois efficace, mais il n'est strictement rien d'autre qu'un pur produit hollywoodien contemporain avec les quelques qualités (l'once de vague vertige sensoriel du début, parfois une certaine peur pour le personnage) et tous les défauts de la chose.
La part ultra hollywoodienne du film pèse donc aussi sur son scénario, et c'est un nouveau gâchis dans la mesure où la part réaliste de Gravity, dans sa première partie (c'est l'un des arguments de l'opération, ce prétendu réalisme chevronné de la reconstitution de la vie dans l'espace), qui passe aussi par la part de vraisemblance du personnage de Sandra Bullock au début du film, paniquée, au bord de l'asphyxie (toutes choses qui participent à notre croyance dans le récit et donc au suspense de certaines scènes), disparaît ensuite du fait d'un abus de péripéties invraisemblables, dont la liste serait trop fastidieuse à dresser. Si bien qu'on peut aussi se plaindre du film si, sans même le penser tel une œuvre majeure dans le genre de 2001 l'Odyssée de l'espace (on est loin aussi de la dimension parfaitement visionnaire du film de Kubrick), on le considère comme le simple blockbuster à suspense qu'il est. Si l'on prend aussi en compte que la 3D du film, assez porteuse dans les premières scènes, devient aussi ridicule que ringarde avec la grosse larme de Sandra Bullock qui flotte sous nos yeux pendant deux minutes à bord du Soyouz, et que le bijou de Cuaron perdra la déjà maigre épaisseur de ses meilleures scènes en 2D et sur un plus petit écran (tel un exact tour de Grand Huit, une sensation de vertige et puis s'en va), il n'y a vraiment pas de quoi s'extasier ni de quoi faire de Gravity le film du siècle.
Gravity d'Alfonso Cuaron avec Sandra Bullock et George Clooney (2013)