Dans ce sublime et indispensable documentaire, sorti en dvd le 19 novembre de cette année et distribué par Arte, Chris Marker et Pierre Lhomme (directeur de la photo pour Rohmer, Cavalier, Eustache ou Bresson) dressent un portrait de Paris et de ses habitants au mois de mai 1962. Le film, qui s'ouvre avec la voix d'Yves Montand sur des vues surplombantes de la capitale, commence comme une brève visite touristique, où le poids de l'Histoire se pose d'emblée sur chaque coin de rue, avant de brutalement déboucher sur le présent : mai 1962, les parisiens, les parisiennes, leurs visages, leurs gestes, leurs voix et leurs précieuses paroles surtout, quand ils répondent devant la caméra à des questions aussi brutes et primordiales que : "Quelle est votre définition du bonheur ?" ou "Êtes-vous heureux ?".
Il est extrêmement émouvant de voir et d'entendre la parole plus ou moins libérée mais toujours sincère et surtout toujours soutenue, riche et précise (chose alors répandue dont il faut bien dire qu'elle s'est assez perdue) de ces français d'il y a 51 ans, qui sont ou auraient pu être nos parents et nos grands-parents, et qui, commerçants, se plaignent de leur travail et de leur femme, mères de familles nombreuses prisonnières de vieux immeubles insalubres, se réjouissent (pour certaines) de leur relocalisation accordée dans un lotissement neuf, vieux cons de la première heure, se scandalisent qu'on donne la parole à des lycéens pour aussitôt se l'approprier et ne pas dire davantage, cyniques sûrs d'eux, se gargarisent des absurdités du cours de la bourse, jeunes immigrés, racontent le racisme, jeunes et moins jeunes femmes victimes d'un matraquage ancestral de préjugés à la dent dure, implorent qu'on n'octroie pas le droit de vote à des êtres aussi suiveurs et superficiels qu'elles et leurs semblables du même sexe, ou jeunes mariés, assistent un peu béats et déjà revenus à leurs propres noces célébrées par des oncles et des tantes imbibés d'alcool jusqu'à plus soif, oublieux d'eux-mêmes, des caméras et de ceux qu'ils sont venus marier.
Particulièrement touchant est le portrait de deux futurs mariés, ce jeune homme en fin de service militaire et sa compagne souriante, qui imaginent en couple leur avenir amoureux en se voyant plus amoureux que le reste du monde, mais ne peuvent dissimuler, dans un regard de plus en plus bas et fuyant ou des inflexions de voix incertaines, quand leurs réponses toutes faites et très sereines se fatiguent d'avoir été trop données, et qu'il s'agit de trouver autre chose, d'aller au-delà des formules et d'imaginer vraiment la suite, que cet avenir les enthousiasme certes mais les terrifie aussi.
Tous les sujets, tous les milieux, tous les cadres, tous les gens et tous les lieux y passent ou presque dans cette vaste fresque humaine pleine d'existences, de certitudes, de doutes et d'entrain. Mais ce qui fait le prix de ce beau film, outre tous ces visages et toutes ces voix bouleversantes en elles-mêmes, c'est le regard si intelligent qui tient la caméra, et les mains qui montent (parfois avec malice, comme quand les deux ingénieurs-conseils se désespèrent des constats défaitistes de l'interviewer) l'ensemble de ces moments de pure parole octroyés à ceux qui en ce temps-là ne l'avaient jamais, et qui, dans le réseau de la ville et dans celui du film, font un portrait fascinant de Paris en ce mois de mai non plus fameux que les autres aux yeux de ceux qui le peuplent, malgré l'indépendance imminente de l'Algérie. On rêverait qu'un Chris Marker s'occupe chaque année de faire la même peinture de tous les mois de mai et de tous les français.
PS : Je remercie Cinetrafic, qui m'a permis de découvrir le film en dvd, et, pour ce faire, je dois vous le dire : Visitez Cinetrafic que vous soyez plutôt films comiques, séries, films arabes ou films gays. Y'en a pour tous les goûts chez Cinetrafic !
Le Joli mai de Chris Marker et Pierre Lhomme avec Yves Montand, les parisiens et les parisiennes (1962)