Au moment où Les Enfants du Paradis (1945) de Marcel Carné, diffusés il y a quelques semaines sur Arte et ressortis récemment sur les écrans de cinéma, viennent d'être édités dans une beau coffret dvd et bénéficient d'une vaste exposition à la Cinémathèque Française, ressort plus confidentiellement au cinéma dans une copie restaurée de toute beauté et dans la version anglaise d'origine Le Carrosse d'or (1953) de Jean Renoir, qui marqua le grand retour du maître en Europe après un joyeux exil de 13 ans et de 7 films aux États-Unis. L'actualité partagée par les deux films pousse d'autant plus à les comparer qu'ils partagent de nombreux points communs. Les Enfants du Paradis raconte l'histoire, au début du XIXème siècle, d'une femme du peuple, Garance (Arletty), libre et intrépide, partagée entre trois hommes (presque quatre). Deux d'entre eux sont du spectacle et vont l'y pousser à son tour : Baptiste (Jean-Louis Barrault), génie de la pantomime, homme simple, discret et fier, amoureux transi de Garance, et Frédérick (Pierre Brasseur), un comédien de théâtre de grand talent en perpétuelle représentation, passionné par son métier, épris de célébrité et sûr de lui. En omettant le criminel Lacenaire, qui ne possède jamais Garance, même de loin, le troisième prétendant est le riche comte de Montray (Louis Salou), qui achète les faveurs de la dame à force d'offrandes et de promesses de confort. Le Carrosse d'or, librement inspiré d'une pièce de Mérimée, raconte l'histoire, au début du XVIIIème siècle, de Camilla (à la ville, Colombine à la scène), une comédienne (Anna Magnani) entièrement dévouée à sa tâche, force de la nature entreprenante, joyeuse et culottée, émigrée avec sa troupe de théâtre au Nouveau Monde, plus précisément dans une colonie espagnole d'Amérique du Sud, pour y exporter la Commedia dell'arte. Elle doit choisir entre trois soupirants, Felipe (Paul Campbell), un compagnon de voyage et ami de la troupe, homme sincère, modeste et profondément amoureux d'elle, Ramon (Riccardo Rioli), le toréador le plus célèbre du coin, prenant la pose en toutes circonstances, prétentieux et possessif, tombé sous le charme de Camilla lors d'une représentation et désireux de la mater comme on mate un taureau impétueux, et enfin le vice-roi Ferdinand (Duncan Lamont), dirigeant de la colonie, un homme léger que sa condition ennuie et qui voit en l'actrice, qu'il séduit à coups de cadeaux grandiloquents (un collier d'or puis le carrosse du titre), un espoir d'émancipation et de gaieté.
Voici donc deux films aux scénarios pratiquement jumeaux et dont le cadre comme le sujet ne sont autre que le théâtre. Et pourtant Le Carrosse d'or s'impose comme une sorte d'anti-Les enfants du paradis. Il est d'ailleurs significatif que François Truffaut qui, comme ses camarades des Cahiers jaunes, méprisait le film de Carné, considéré comme le parangon du réalisme poétique de studio le plus rance, d'un cinéma empesé et illégitimement occupé comme la France venait de l'être pendant quatre ans, symbole en bref de ce qu'il nomma la "qualité française", admirait sans limites le film de Renoir, au point d'appeler sa propre maison de production "Les Films du Carrosse". Je ne cacherai pas qu'ayant découvert ces deux films assez récemment (je vous recommande la vision du chef-d'oeuvre de Renoir en salle, sa remasterisation offrant une occasion sans pareille de le voir dans des conditions optimales), et bien qu'il soit difficile de juger celui de Carné sans se laisser influencer par les textes et propos incendiaires des jeunes turcs des cahiers ou de Serge Daney après eux, je rejoins sans la moindre difficulté ces derniers. Pire, le très long film de Carné paraît plus lourd encore, plus étouffant et plus engoncé dans sa langue, ses décors, ses costumes, sa gentille mise en scène et son programme quand on admire celui de Renoir dans la foulée, avec tout son génie, sa légèreté et sa grâce.
On a souvent reproché aux Enfants du paradis de se complaire dans la lourdeur du théâtre (ou de la pantomime) filmé(e), non seulement parce que Carné filme parfois et sur de longues durées des spectacles entiers, caméra fixe plantée devant la scène pour une captation sans implication et bienheureuse de se reposer sur le talent des numéros représentés, chose que Renoir ne fait pratiquement jamais, mais aussi à cause d'un fatras verbeux et gestuel dans lequel le film s'enlise en délayant le texte sur-écrit de Prévert et en filmant des acteurs au mieux en sur-jeu quasi constant, au pire cabotinant sous prétexte que leurs personnages sont des gens de théâtre parlant comme des livres en toute circonstance avec le bagage de calembours, de bons mots et de poésie de caniveau que cela implique. Face à cela Renoir ouvre son film sur une idée aussi simple que géniale, et toute cinématographique, qui nous tansporte loin de l'introduction boursouflée de Carné, avec la séduction de Garrance par Frédérick au milieu d'une foule bien compactée dans le cadre et le sauvetage presque chaplinesque (je dis bien presque, parce que la mise en scène plan-plan n'est pas à l'avenant) de la même Garance par le mime Baptiste qui, la voyant se faire accuser du vol d'un porte-feuille, l'innocente auprès d'un policier en rejouant la scène tout en gestuelles. Le générique du Carrosse d'or, comme celui des Enfants du paradis du reste, se déroule sur un rideau de théâtre rouge (on image celui de Carné rouge aussi même si le film est en noir et blanc) peint sur bois qui bientôt se soulève et laisse découvrir sur la scène le décor d'un grand escalier de palais où des hommes et des femmes de la noblesse espagnole accourent avant d'aller se presser aux fenêtres à l'annonce d'un carrosse. Par un simple raccord dans l'axe resserrant le champ sur la fenêtre où les personnages s'agglutinent, Renoir nous fait passer du théâtre au cinéma, confirmant cette immersion par une suite de nouveaux plans qui nous font passer avec un serviteur du grand hall d'entrée initial à diverses anti-chambres et jusqu'à la loge du vice-roi, loin au-delà du décor servant d'unique scène au théâtre et des limites spatiales imposées à cet art.
Cette introduction est largement programmatique puisque Renoir va, tout au long du film, exceller à évoquer le théâtre avec des moyens de cinéma. Pour signifier, sans jamais s'appuyer sur des dialogues, fussent-ils issus de la plume exaltée d'un poète en verve, à quel point la cour du vice-roi avec son grand cérémonial et les grands manèges de la noblesse - dont les pontes méprisent les petites gens du théâtre voisin -, constituent eux-mêmes un ensemble d'acteurs et se donnent constamment en représentation, à grand renfort de costumes exubérants et de lourdes perruques, Renoir utilise d'abord un montage parallèle quand, au début du film, tandis que Camilla et ses amis comédiens construisent un théâtre puis répètent leur spectacle, il coupe brutalement le plan sur la fin de leur petite saynète sans public et monte en faux-raccord une rangée de nobles qui applaudissent à tout rompre. Ils n'applaudissent évidemment pas le travail des acteurs mais bien, comme nous le révèle un contrechamp, l'arrivée du vice-roi dans son nouveau carrosse d'or, qui en sort et salue son public tel un comédien à la fin de son spectacle. La chose se traduit ensuite dans des montages parallèles plus distants et via des effets d'écho et de reprise, par exemple quand la troupe de Camilla donne son premier spectacle devant les campesinos locaux puis quand l'actrice est convoquée par le vice-roi après sa première représentation au palais. Dans la première séquence, le maître de cérémonie de la troupe italienne raconte au public l'histoire d'un jeune homme qui voyait une femme à la place de son propre reflet quand il se regardait dans le miroir, histoire interprétée par Camilla/Colombine et un camarade de jeu qui se tiennent de part et d'autre d'un cadre en bois figurant ledit miroir en s'imitant mutuellement. Dans la deuxième séquence, Camilla est au palais avec le vice-roi qui lui fait la cour et Renoir tourne ce plan sublime où les deux personnages sont debout dans un couloir donnant sur une salle de bal, aperçue en profondeur de champ à travers deux ouvertures de part et d'autre du plan qui délivrent exactement le même spectacle comme dédoublé : des nobles dansent le menuet en ligne et en cadence dans toute la largeur de la pièce, donnant l'impression qu'un miroir serait disposé entre les deux portes ou que ces dernières seraient deux écrans jumeaux diffusant le même spectacle.
Le motif du miroir est d'ailleurs fondamental dans l’œuvre puisque Renoir rejoue une même scène à la fin du film, inversée d'une fois sur l'autre : c'est d'abord le vice-roi qui doit gérer d'une part Camilla, seule dans une pièce et attendant de chevaucher avec lui le carrosse d'or qu'il lui a promis, d'autre part sa maîtresse, qui l'attend pour la même raison dans une autre pièce, et, entre les deux, les nobles qui veulent lui signifier leurs conditions et le menacent de lui retirer leur appui s'il laisse cette femme du peuple posséder le fameux carrosse, symbole de la grandeur du royaume. A la fin du film, c'est Camilla qui fera le va-et-vient entre trois pièces différentes de la maison léguée à sa troupe par le vice-roi Ferdinand, où l'attendront Felipe, Ramon et Ferdinand lui-même. Au palais, les pièces sont filmées à plat, distribuées sur une ligne horizontale qui donne lieu à un montage par cut constitué d'une suite de raccords-mouvement à chaque entrée et sortie du vice-roi dans les trois pièces où se joue la scène vaudevillesque, tandis que chez Camilla tout se déroule dans une grande profondeur de champ ouvrant sur plusieurs pièces successives en enfilade et permettant des croisements sans rencontre entre les personnages. Cette deuxième version de la scène, plus franchement cinématographique (à l'image du chassé-croisé final de La Règle du jeu), s'oppose en apparence à la première, plus théâtrale, étant donné la disposition des pièces filmées en plan de coupe, la caméra se plaçant toujours du même côté du décor, celui du quatrième mur des spectateurs. Mais ce serait sans compter sur l'utilisation que Renoir y fait du son lorsque Camilla, impatiente de partir en carrosse avec le vice-roi, et jalouse d'apercevoir depuis la fenêtre la maîtresse de son amant, qui l'attend elle aussi dans une pièce jumelle en vis-à-vis (ou en miroir, donc), se met à jouer de la guitare pour littéralement sonner son homme et investir tout le palais de sa personnalité aussi fière et imprévisible qu'inappropriée.
C'est ce principe d'amalgame entre théâtre et cinéma qui régit tout le film et que Renoir accomplit avec brio. Un bon exemple se trouve dans la scène déjà évoquée et qui se déroule au palais, après le spectacle qu'y donnent les comédiens : le lieu tout entier est représenté comme un théâtre par des moyens de cinéma. Les nobles commentent le spectacle de ceux qu'ils nomment les "saltimbanques", une musique de salon aristocratique sans source diégétique retentit quand soudain les serviteurs du vice-roi retirent au fond de la pièce un élément de décor du spectacle pour dévoiler les musiciens du palais, installés en cercle pour jouer une danse de salon. Quelques secondes après, dans un couloir, un rideau est tiré qui dévoile l'épouse d'un noble à ce dernier, en train d'en embrasser un autre. Surpris, les deux tourtereaux prennent la fuite sur la pointe des pieds, à la manière là encore de Marceau et Lisette poursuivis par Schumacher dans La Règle du jeu lors de la fête à la Colinière devenue ici fête au palais. Tous ces levers et toutes ces chutes de rideaux, qui ont lieu dans la profondeur de champ ou qui viennent élargir ce dernier, font certes du palais un théâtre mais valent paradoxalement pour autant d'effets cinématographiques. Nous sommes loin, encore une fois, non seulement des joutes verbales permanentes et autres soupirs à répétition des néanmoins excellents (Arletty et Maria Casarès exceptées) comédiens du film de Carné, mais loin aussi, à la fin des Enfants du Paradis, du lever de rideau orchestré par le criminel Lacenaire pour révéler le baiser échangé par Baptiste et Garance au Comte de Montray et à Frédérick, pensé et filmé quant à lui comme un pur et simple coup de théâtre.
Comparé à l'immense film de Renoir, celui de Marcel Carné, même s'il peut avoir quelque charme et s'il recèle des morceaux de bravoure de la part d'acteurs servis par un texte aux arabesques souvent virtuoses, mord la poussière. Mais puisque Les Enfants du paradis repose tant sur son texte et sur les acteurs qui le disent, on pourrait lui laisser une chance de ce côté-là et faire un match retour, le premier, celui de la mise en scène, n'ayant même pas eu lieu. Or je donnerais cent mille Arletty, avec son visage cireux, ses moues surfaites et son accent titi-parisien ridicule (que tout Paris se batte pour cette vasque vide, froide et défraîchie ne laisse pas d'étonner), pour une seule Anna Magnani, vivante, généreuse, bouleversante à chaque apparition, et notamment dans ce gros plan où, tombée à la renverse et serrant le collier en or offert par le vice-roi, des larmes perlent au bas de ses yeux après que Felipe l'a giflée. Bouleversante et belle donc, la Magnani, et drôle aussi, dans un film qui l'est énormément. Renoir, comme Chaplin pour le coup, ne s'est jamais tellement pris au sérieux, mais il touche ici et ailleurs (on pourrait parler entre autres de French Cancan, son film suivant, qui se penche également sur le monde du spectacle à travers l'histoire du fondateur du Moulin Rouge mais qui dans la forme interroge davantage quand à lui les relations entre le cinéma et la peinture) à la quintessence de son art et nous émeut, dans un film qui montre à quel point le spectacle est dans la vie et vice versa, comme le synthétise magistralement la dernière scène du film où le chef de la troupe italienne demande à Colombine, seule sur scène, de le rejoindre dans le monde du théâtre, son monde, celui qui l'obsédait tant avant qu'elle ne le délaisse pour les hommes, à quoi Camilla répond, dans une dernière réplique géniale, que ces trois hommes-là, ceux de la vraie vie, lui manquent "un peu". Renoir affirme que le spectacle ne suffit pas, qu'il faut dépasser les frontières du théâtre, ce qu'il a littéralement décrété dans l'introduction par la grâce d'une caméra repoussant les murs et élargissant la représentation artistique du monde, pour que tout cela soit précisément vivant. C'est tout ce que Carné n'a pas compris qui, à force de filmer un monde au-delà de la vie, en a oublié de la filmer elle aussi.
Le retour en grâce que connaît le film de Carné actuellement, même s'il n'a jamais cessé d'être considéré comme l'un des plus grands films français par l'immense majorité du public et de la critique, a du bon en cela qu'il pousse à se poser la question de nouveau, à essayer de déjouer les pièges de la cinéphilie et des vieilles (mais toujours vraies, plus vraies que jamais même à une époque où le cinéma "de qualité" domine partout) querelles critiques, et à choisir à nouveau non pas son camp mais son cinéma, si tant est qu'il ne nous choisisse pas. Plus de soixante ans après la bataille, j'ai choisi le mien ou bien m'a-t-il choisi, et il porte entre autres le nom de Jean Renoir. Fait de cinéma avant de reposer sur un scénario, des dialogues, des costumes et des décors, Le Carrosse d'orm'apparaît comme l'antithèse absolue du film de Carné en tant qu'il est certes parfaitement maîtrisé mais néanmoins ouvert, varié, aérien et coloré. Vous me direz, et je ne vous contredirai pas, que le film de Renoir est en couleurs et l'autre en noir et blanc, mais quand bien même le technicolor remasterisé du Carrosse d'oréclate en une symphonie de rouges, de bleus, de verts et de jaunes éblouissants portés entre autres par les maquillages bariolés de la troupe de théâtre et leurs costumes d'Arlequin, auxquels la musique de Vivaldi ne fait qu'ajouter, cela dépasse cette simple question : le film de Renoir est une explosion de vie, de naturel et de vérité là où le film de Carné, qui a, il faut le dire, beaucoup vieilli, ploie à mes yeux sous le carcan qu'il s'est imposé. C'est la différence entre un film qui respire et un autre qui ne respire pas. Je terminerai sur les mots de Serge Daney, qui disait quelque chose comme : "Si le cinéma c'était Les Enfants du paradis, j'aurais choisi l'aquarelle". Fort heureusement le cinéma c'est Le Carrosse d'or et quand on le voit on le choisit mille fois.
Le Carrosse d'or de Jean Renoir avec Anna Magnani, Paul Campbell, Riccardo Rioli et Duncan Lamont (1953)
Les Enfants du paradis de Marcel Carné avec Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur et Louis Salou (1945)