En 2008, on avait reproché à Ari Folman, auteur de Valse avec Béchir, une certaine tendance à la dénonciation stabilotée, un acharnement à mettre le doigt un rien trop lourdement sur les problématiques soulevées par ses films. Mais que dire alors de ce Congrès, assez unanimement encensé par la critique, qui fait montre d'une lourdeur sans commune mesure ? On dirait bien qu'Ari Folman est décidé à s'éloigner de plus en plus consciencieusement de toute idée de subtilité. L'idée du Congrès (retitré "Le Symposium" au Québec), passionnante à l'état embryonnaire, c'est de dépeindre un avenir proche où les acteurs de cinéma disparaissent au profit de leurs doubles scannés, numérisés et informatiquement manipulés une fois intégrés dans tous les films possibles et imaginables, ces doubles d'images et de sons étant condamnés, à terme, à devenir de purs produits consommables et assimilables en gélules par les masses.
L'actrice qui sert de pivot au scénario de Folman n'est autre qu'une Robin Wright pour le moins reluctante à l'idée de quitter les planches au bénéfice de sa projection animée. Son agent, interprété par un Harvey Keitel une fois n'est pas coutume bien balourd, presse sa protégée de signer l'ultime contrat proposé par la Miramount (...), qui tirera bientôt d'elle un pantin digital à la merci des requins des grands studios. Keitel, pour convaincre notre ex-madame Sean Penn, argue que sa carrière n'a été qu'une accumulation de choix désastreux. Il est vrai que son plus grand rôle reste celui de Bouton d'Or dans Princess Bride… à côté de quoi surnagent vaguement ses seconds rôles dans Forrest Gump ou Incassable. A côté de ça (mais on pourrait mettre Princess Bride dans le lot), l'actrice s'est perdue dans une succession de désastres artistiques à laquelle, on finit par l'en convaincre, il serait temps de mettre un terme. Dieu sait que ce n'est pas avec ce film (ni d'ailleurs avec le récent Perfect Mothers d'Anne Fontaine) qu'elle y parviendra.
Le film est assez rasoir dès le départ, avec ces personnages caricaturaux et cette intrigue parallèle pénible sur le fils bientôt aveugle et sourd de Robin Wright, mais l'échec de The Congress devient criant dès la scène cruciale, et qui arrive assez vite, de la "captation" numérique de la comédienne. Revêtue d'une combinaison couleur chair, enfermée dans une boule de capteurs lumineux où des flashs menaçants crépitent sans prévenir, Robin Wright est sommée par un technicien de déployer la palette de ses émotions en répondant au doigt et à l'oeil à toute une série d'expressions faciales dictées par autant d'ordres impersonnels et froids ("souris, marre-toi comme une baleine, sois triste, chiale !", etc.). L'actrice étant très vite sur le point de tout arrêter, son agent décide de lui raconter une anecdote afin de provoquer en elle les affects requis. L'idée se tient, qui veut que jouer ne se limite pas à un exercice de singe savant obéissant et forçant ses émotions sur commande, qu'un récit est requis, des personnages nécessaires, un réel préexistant aux sentiments, afin d'atteindre au jeu véritable. Mais le bât blesse quand l'anecdote sans intérêt débitée par un Harvey Keitel franchement attristant fait rire aux éclats puis pleurer comme une madeleine la jolie Robin Wright en omettant d'en faire autant pour le spectateur, qui quant à lui a tout le loisir de s'ennuyer ferme, faute d'y croire, et que la musique pathos bien ronflante que Folman lui balance agace de toute façon beaucoup trop pour qu'un fœtus d'émotion ou d'implication puisse espérer naître en lui.
Dès cet instant, le film sombre. Mais il ne fait encore que commencer à s'abîmer et n'a pas fini de racler le fond. Folman plonge encore quand, vingt ans après les faits qui nous ont été racontés, il projette un monde cauchemardesque où les êtres humains deviennent des créatures de dessins animés (dessinées par Folman lui-même, un putain de cauchemar en effet), capables en outre de changer de peau de papier, d'adopter temporairement l'aspect idéal souhaité (qui de ressembler à Eastwood dans son poncho leonien ou à Elvis Presley ?) en absorbant une simple pilule. Ce monde de rêves superficiels réalisés sans effort, univers d'hallucination collective vouée à faire oublier la sordide réalité du concret, est plébiscité par un gourou effrayant, ersatz de Steve Jobs nommé Reeve Bobs (Folman n'est pas lourdingue pour un sou... il faut voir aussi sa caricature de Tom Cruise !), prêt à vendre du rêve à des masses d'adorateurs inconscients, perché dans un dirigeable impeccable qui surplombe la vermine. On sent la délicatesse du propos de Folman, qui aime par-dessus tout glisser dans la bouche de ses personnages des débuts de questionnements philosophiques dignes d'un lycéen moyen en fin de Terminale L qui sait qu'il n'aura son baccalauréat qu'au rattrapage et en baissant son froc. Folman lance des sujets puis s'épargne bien sûr tout approfondissement trop fastidieux, quand il ne se contente pas de répéter en boucle à son héroïne "Tout se passe dans ta tête…". Bien vu l'aveugle.
Mais le pire c'est qu'il y avait un truc à faire ! Tout sauf ça. Même avec très peu de moyens et un traitement épuré, Folman pouvait travailler sur le concept même de motion capture et l'idée d'avatars numériques plus vrais que nature quoique parfaitement inhumains. C'était ça, en fait, le sujet. Mais Folman, qui certes n'est pas doué pour les prises de vues réelles et s'avère médiocre quand il s'agit de filmer de vrais gens (la séquence de captation de Robin Wright, censée jouer sur le visage d'une actrice de chair et de sang, est un fiasco total), devait forcément caser ses dessins dans le merdier… Or son coup de crayon, d'une laideur sans pareille, et la composition de ses plans, avec incrustation surchargée de milliers de petits détails hideux et maladroitement juxtaposés, donne des envies de mort subite. Ari Folman a au moins l'air content de lui, et c'est déjà pas mal, puisqu'il fait dire à l'avatar de son actrice qu'elle évolue dans un univers comme dessiné par un "génie sous amphétamines". La mégalomanie du cinéaste laisse songeur et n'a d'égal que la lourdeur de la très longue partie dessinée de son film, ultra boursouflée, qui semble durer des siècles et se révèle vite irregardable. Une petite réclamation personnelle pour terminer : Ari Folman me doit un nouveau téléviseur, vu que l'ancien est désormais constellé de pixels morts, qui se sont suicidés après le passage répété des dessins dégueulasses du Congrès, authentique conglomérat de fèces graphiques au service de bonnes idées de départ devenues rachitiques une fois traitées.
Le Congrès d'Ari Folman avec Robin Wright et Harvey Keitel (2013)