Quantcast
Channel: Il a osé !
Viewing all articles
Browse latest Browse all 1071

Gebo et l'ombre

$
0
0
Le nouveau film de Manoel de Oliveira peut sembler au premier abord difficile. Film austère sur l'austérité, Gebo et l'ombre s'offre tel qu'il est, dans son dispositif singulier et imperturbable. Le film ne nous vend rien et ne cherche en aucune façon à nous acheter. Il faut l'accepter dans sa rudesse et dans sa sublime pauvreté, ce qui peut prendre un certain temps, qui perdure selon les cas (c'est le mien) bien au-delà de la projection. L'argument est simple : Gebo (Michael Lonsdale, impressionnant de présence, d'improvisation subtile et d'intonations haut perchées assez comiques) est un vieux comptable fatigué, qui vit dans la misère d'une petite maison portuaire avec sa femme Doroteia (Claudia Cardinale) et leur belle-fille Sofia (la toujours divinement belle Leonor Silveira), dans l'attente du fils prodigue, João (Ricardo Trêpa), aperçu dans le premier plan du film sur un quai, debout devant un bateau amarré, avant de disparaître. Sous les yeux impuissants de Sofia, qui espère autant qu'elle redoute le retour de son époux, Gebo ment chaque jour péniblement à son épouse qui le supplie de lui donner des nouvelles de leur enfant. Quand João, variation du Marius de Pagnol en portugais vagabond, finit par réapparaître, il est devenu un marginal en colère, furieux contre la condition des siens et contre leur soumission à cette condition. Et au lieu de ramener quelque joie dans le foyer familial il en repart presque aussitôt en courant, en fuyant plus précisément, après avoir indirectement volé son propre père en subtilisant la cassette d'argent bien remplie dont il devait faire la comptabilité.




Bien qu'adapté d'une pièce de Raul Brandão datant de 1923, et quoique situé dans un passé indistinct (les personnages s'éclairent à la bougie, se chauffent à la cheminée et on aperçoit au début du film un homme occupé à allumer les lanternes dans la rue), le film, dont tous les marqueurs temporels viennent d'être énumérés, baigne dans une forme d'intemporalité pour mieux nous parler d'aujourd'hui, de l'extrême-contemporain. Gebo et l'ombre est évidemment un film sur la crise économique actuelle, et la vague situation historique du récit comme la relative inutilité des quelques détails cités (l'usage du feu pour l'éclairage comme pour le chauffage), qui poussent à le lire au passé, nous donnent à considérer l'époque présente dont il est très clairement question comme une forme de régression totale. A force de restriction, de pauvreté, de repli sur soi et de sujétion, nous autres vieux européens (et nos amis portugais en particulier, qui subissent l'austérité depuis déjà plusieurs années) retournons peu ou prou vers un semblant de moyen-âge dans un recul effarant du cours de l'humanité et de son sacro-saint progrès. Manoel de Oliveira fait ainsi le portrait sans détour d'une population pauvre et soumise à son sort, condamnée à l'austérité et à l'acceptation de l'austérité (il faut voir les regards avides que la vieille voisine lance au petit magot dont Gebo a la responsabilité, qui passe littéralement sous le nez de ces gens trop honnêtes et résignés pour s'en emparer). Le cinéaste peint le quotidien d'individus qui ont renoncé par la force des choses, prisonniers d'un paradoxal mélange de probité et de mensonge perpétuel, mensonge aux autres (à la mère à propos du fils) et à soi-même, travaillant enfin à un âge très avancé en bons esclaves de l'inutilité (c'est Gebo) ou désespérément inactifs (c'est l'épouse, la belle-fille, les voisins et le fils lui-même, qui tuent le temps en vaines paroles pour les premiers ou s'éprennent de liberté et par conséquent s'en remettent au vol et à la clandestinité, pour João que Sofia semble hésiter à suivre).




Le dispositif du film, minimaliste à souhait, touche presque à l'expérimental avec ces très longs plans séquences fixes sur les personnages assis à une table, filmés de face avec un grand espace dégagé au-dessus de leurs têtes, lesquelles se retrouvent alignées sur la diagonale du plan pour un portrait subtilement touchant de ces petites gens rapetissées, ramassées sur elles-mêmes à force d'inertie et de langueur. De Oliveira nous donne souvent l'impression d'admirer des champs-contrechamps aplanis, où les acteurs sont côte à côte et regardent pourtant en face d'eux quand ils dialoguent, vers la caméra et ce qu'il y a derrière elle, que nous ne voyons que tardivement et qui n'est qu'un mur nu. C'est surtout vrai de la belle Leonor Silveira, qui quant à elle regarde directement et soudainement droit dans la caméra quand elle s'adresse à Gebo sis à ses côtés, comme si elle invoquait directement son époux disparu dans un vis-à-vis imaginaire, ou plutôt comme si elle s'adressait à nous qui aimerions la sortir de cette misère, jeune femme blonde qu'elle est, douce et sage parmi de vieilles gens, Gebo d'un côté, brave menteur résigné, et Doroteia de l'autre, triste aveugle plaintive. Ces regards dans le vide sont aussi bien sûr un appel du large, et ils maintiennent en nous le souvenir du premier plan du film sur le bord du quai comme contrechamp improbable. La soif d'ouverture embrassée par João lors de son départ, départ que son père, sa mère et sa femme semblent revivre en continu, bloqués sur cette scène-clé de leur existence, est contrariée pour ces personnages invariablement assis, scrutant une absence, celle du fils et de l'époux. Le trajet sans but de ces regards ne sera comblé dans un premier véritable champ-contrechamp autour de la table que par la présence des substituts que sont les voisins, et ce paradoxalement après le retour de João, qui reste pour sa part debout, hors du cercle, toujours prêt à se déplacer, surplombant les lâches dont il oublie qu'ils sont vieux, et rejoint pour un temps dans sa fière position dressée par sa femme, seule à se déplacer dans la maison et à s'asseoir sur le bord de la table, comme en partance, hésitante entre la crainte et le désir de son mari mais pétrifiée dans cette hésitation même.




Dans la longueur de ces plans-séquences statiques et obscurs, dans lesquels les acteurs ne se meuvent guère et discutent sans cesse, on éprouve nous-mêmes le froid et la lassitude qui étreignent les personnages. On a l'impression aussi que les journées de ces gens sont des soirées perpétuelles, qu'il ne fait jamais jour vraiment dans cette maison grise aux murs épais en pierre mal dégrossie. Dans la séquence qui suit immédiatement celle où le fils revient chez lui, à la nuit tombée, une fois la mère et l'épouse couchées, et va s'asseoir près de son père ahuri, on retrouve Gebo assis à sa table et Doroteia, prête à servir à son vieux mari de ce café qu'ils ne cessent d'engloutir comme pour se tenir non seulement éveillés mais vivants, dans une lumière beaucoup plus claire que précédemment, bleutée comme celle du jour et non plus jaunie par la lueur des bougies. Et parce que la scène d'avant nous a laissés au crépuscule, nous croyons en bonne logique retrouver les personnages à l'aube. Or très vite, quand l'ami de Gebo, Chamiço (Luís Miguel Cintra), puis la petite voisine Candidinha (Jeanne Moreau) rejoignent la maisonnée, la nuit retombe très vite et les bougies sont rallumées : c'était déjà la fin d'après-midi, Gebo venait sans doute à peine de rentrer du travail… Mais le fait est que nous avons eu le sentiment de voir une journée creuse et monotone s'épuiser en une poignée de minutes, voire de secondes, au gré de quelque menue conversation tâchant d'en combler le vide, et c'est une admirable manière pour le cinéaste de nous laisser appréhender le quotidien fuyant, avorté et infertile, des populations pauvres et désœuvrées.




S'il faut comparer le dernier film de Manoel de Oliveira à celui de son cadet Alain Resnais, l'autre doyen génial du cinéma contemporain, ce que la concordance du calendrier pousse à faire, on pourrait dire que, comme Resnais, De Oliveira enferme les personnages de son nouveau film entre quatre murs, murs qui contrairement à la salle de cinéma de Vous n'avez encore rien vu, devenue salle de théâtre puis pure projection cinématographique, ne se transforment pas en possible ouverture virtuelle et imaginaire sur le monde, mais se font l'allégorie de la fermeture du monde d'aujourd'hui, qui offre toutes les connexions possibles et parallèlement confine les individus dans le pré carré de la précarité. La maison de Gebo, déployée dans toute sa sommaire nudité, étalée par ces champs-contrechamps aplatis, filmée comme une scène où les acteurs jouent face à nous, quatrième mur, est le monde en cela qu'elle est l'étroit théâtre des vicissitudes d'une vie étranglée par la pauvreté et, partant, par l'ennui et le tracas qui lui sont consubstantiels. Quand la porte de la maison s'ouvre c'est pour faire entrer puis ressortir un voleur insoumis ou pour accueillir d'injustes accusateurs, qui pousseront Gebo à se soumettre à nouveau pour épargner son fils, le vieil homme devenant la figure même du sacrifice, innocent conduit à payer pour le vol d'un autre, de son propre fils devenu criminel afin de prendre son envol, Gebo incarnant peut-être le Portugal lui-même tout entier, et l'Europe à plus forte raison. Comme Resnais, De Oliveira nous parle au présent tout en rattachant l'actualité au passé et réalise un film assez différent de ses précédents, surprenant donc, même si les deux œuvres ressemblent évidemment à leurs auteurs, qui y déploient leurs interrogations sur l'avenir du goût, de l'art en général, et sur la pérennité du leur en particulier, avec une réelle part de mélancolie. Comme Resnais, De Oliveira reçoit de cinglantes critiques, souvent de mauvaise foi (on a pu entendre dire par certains journalistes à court d'arguments que Claudia Cardinale jouerait atrocement mal et qu'il serait impossible de comprendre les mots prononcés par Ricardo Trêpa, qui parle le français phonétiquement, tout cela étant bien ridicule), alors que les deux films sont d'une originalité et d'une force, presque extrêmes, qui peuvent de toute évidence refroidir une part du public mais qui, dès lors qu'on les accepte ou qu'on les perçoit enfin, nous apparaissent dans toute leur majesté.




A priori moins enthousiasmant que les deux films précédents du cinéaste, éblouissants en tant que tels, Gebo et l'ombre, qui commence par une très brève et fulgurante séquence post-générique rappelant le cinéma de Fritz Lang (ces mains en gros plan qui surgissent de la nuit dans un coin de rue sombre et se saisissent d'un passant), pour ensuite s'installer durablement à une table et ne pratiquement plus en bouger, peut possiblement laisser un sentiment d'inachevé au départ, d'où la difficulté évoquée au début de la critique. C'est un film particulier il faut dire, singulier, et qui, comparé notamment à son prédécesseur, L'étrange affaire Angelica, semble parfois manquer d'audace alors qu'il est particulièrement courageux, par son dispositif, aussi atypique que risqué, et par sa volonté d'évoquer la rugueuse actualité du monde tel qu'il va. Manoel de Oliveira voulant faire un film grave sur la situation grave de l'instant, un huis-clos minimaliste et dépouillé au sujet d'un monde fermé et dramatiquement pauvre, le résultat est là et l’œuvre finalement édifiante. Pour peu que l'on oublie l'éventuelle attente déçue de fascination immédiate, une surprise valant mieux, on peut se laisser emporter par une œuvre d'importance, formellement discrète mais géniale, avec cette mise à plat du plan de l'image et cet effilochement temporel qui donnent à voir et à ressentir le dénuement des personnages. Gebo et l'ombre est un film qui prend son temps et nous en demande un peu pour l'aimer comme il le mérite, un film qui bouleverse à retardement.


Gebo et l'ombre de Manoel de Oliveira avec Michel Lonsdale, Claudia Cardinale, Leonor Silveira, Ricardo Trêpa, Luís Miguel Cintra et Jeanne Moreau (2012)

Viewing all articles
Browse latest Browse all 1071