Landru vient plus tôt que je ne me l'étais imaginé dans la filmographie chabrolienne, et on sent déjà chez le cinéaste un virage, après des premiers films très Nouvelle Vague, vers un cinéma plus populaire, un cinéma de genre plus classique aussi, peuplé de grands acteurs du répertoire. Et déjà menace cette tentation de l'académisme, de l'artisanat propre sur lui, de l'esthétique téléfilm, qui aura plombé quelques films du maître, cette mécanique rodée mais un rien fade qui est celle, en "moins pire", de toutes ces adaptations de Maupassant, peut-être gentilles mais désespérément plates, qui remplissent les cases du service public, défilant droit vers la poubelle en passant par les postes allumés de quelques ménagères et autre retraités bien éteints (ou l'inverse).
Landru, tueur en série qui, durant la première guerre mondiale, profita de la solitude de onze femmes (au moins) pour les séduire, leur extorquer leurs biens et les faire disparaître dans sa gazinière, est pourtant un personnage fort. Mais c'est Charles Denner qui le sert (si l'on peut dire) en l'incarnant (disons en le vocalisant), plus que Chabrol en le filmant. Denner ne fait pratiquement rien, il est même particulièrement figé sous ses postiches, mais sa voix fait le reste. Surjouée pourrait-on penser, exagérée oui, mais elle a raison de l'être parce que Landru n'est qu'elle, cette voix séduisante, envoûtante, enrobage de brèves mais piquantes paroles promptes à faire plier les veuves de guerre, et qui auraient aussi bien pu faire plier le jury de son procès. Chabrol met en scène la théâtralité de son personnage quand ce dernier se rend chez Michèle Morgan et sa sœur, mais son "filmé théâtre" (pas de quatrième mur, caméra frontale, en plan d'ensemble, face au décor bourgeois où se déplacent les acteurs) ne fait qu'accroître son "filmé plat". Landru peut donc remercier Denner, car Chabrol n'a pas beaucoup plus d'égards pour lui que pour ses victimes, et les actrices qui les incarnent n'ont guère le temps quant à elles de faire entendre leur voix. Le cinéaste fait défiler les stars : Michèle Morgan et Danielle Darrieux, rien que ça, aux côtés de la Catherine Rouvel du Déjeuner sur l'herbe. Un petit tour et puis s'en vont. Il faut dire que le meurtrier, interprété par l'acteur de L'Homme qui aimait les femmes, ne les aime guère quant à lui. Seule Stéphane Audran, favorite de Chabrol comme de Landru, aura la vie sauve. Au fond, et on peut le regretter, le cinéaste montre presque autant d'intérêt pour ces dames que son héros, qui les prend, les rince et les passe à la casserole sans traîner.
Et malgré les visages plein cadre, il ne les regarde pas davantage quand elles s'apprêtent à cuire. Chabrol se garde bien de filmer les meurtres : un gros plan de chaque victime en arrêt sur image est systématiquement suivi d'un plan sur la cheminée de la gazinière qui fume, et "vous m'aurez compris" nous dit Chabrol avec son sourire goguenard. On a parfois l'étrange impression de voir, plaquée sur la guerre de 14, des images de 39-45 (corps brûlés par un esprit systématique et pratique, cheminées fumantes, voisins incommodés par l'odeur mais semblant ignorer sa provenance, et personne, pendant un long moment, pour s'émouvoir de ces disparitions... sans oublier le procès final, où le bourreau avance de simples carnets remplis de chiffres, blocs de preuves qu'il nie en bloc). On croit d'abord que Chabrol, en ne filmant pas la mort des onze victimes de Landru, laisse planer un vague petit doute sur son cas. Mais, à la fin du film, quand il ne montre pas non plus la décapitation, sûre et certaine quant à elle, de son personnage principal, c'est finalement une assez belle manière d'asseoir sa culpabilité. Sauf qu'il y a un revers de médaille à cette belle idée du non-montré, qui est le vrai défaut de ne pas montrer grand chose... Du film ne demeure pratiquement que la voix de Denner/Landru, ce qui n'est déjà pas si mal, et, moins que les femmes qu'il a tuées, onze fois (ou sans doute un peu moins) la même cheminée.
Landru de Claude Chabrol avec Charles Denner, Danielle Darrieux, Michèle Morgan, Catherine Rouvel, Stéphane Audran et Raymond Queneau (1963)