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Channel: Il a osé !
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Tonnerre

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Tonnerre, récit du retour au foyer paternel d'un musicien solitaire, Maxime (Vincent Macaigne), et de la rencontre amoureuse de ce jeune homme et d'une très jeune fille peu sûre d'elle, Mélodie (Solène Rigot, aperçue dans le 17 filles des sœurs Coulin), n'est que le premier long métrage de Guillaume Brac, après le court Le Naufragé et le moyen Un monde sans femmes. Mais il fait naître à son tour l'impression saisissante, bouleversante, que c'est la vérité qui se montre là, dans ce mélange tout à fait remarquable de réalisme (ces non-acteurs impliqués de façon semble-t-il plus que personnelle dans le récit, comme Hervé, le divorcé au revolver) et de pur romanesque (avec la deuxième apparition, justement, de ce fameux revolver, et tout ce qu'elle implique). Surgit de chaque moment du film l'impression que c'est ça. Que c'est exactement ça. Pourtant rien de cliché, de banal, de facile. A l'opposé du "on connait ça par cœur...", on est dans le "c'est enfin ça !", du côté de cette émotion brutale et sourde qui s'empare de nous quand, par exemple, on lit, sous les plumes rares de quelques écrivains plus justes, plus sensibles et plus précis que les autres, des mots qui disent exactement cela qu'il y a de plus enfoui ou de plus évident, mais de pourtant non-dit, en nous. On a devant Tonnerre l'impression, et il faudrait plutôt dire la certitude, car il ne s'agit pas de se laisser convaincre mais de reconnaître, d'éprouver la vérité, la certitude donc que c'est comme ça qu'un homme tombe amoureux d'une femme, en scrutant le corps actif de l'autre au point d'oublier le sien, hébété, sous la neige, dans une séquence sublime qui rejoint la poésie neigeuse de The Day he Arrives de Hong Sang-soo. C'est comme ça aussi qu'on se met très vite à aimer à l'excès une fille trop jeune, dont la blancheur des traits (au sens de la page blanche), juvéniles et comme intacts, pousse l'homme à y projeter une pureté écrasante et idiote. C'est comme ça qu'une fille regarde un homme pour qu'il l'embrasse pour la première fois, que ce premier baiser ait lieu dans les catacombes de la ville de Tonnerre ou ailleurs. Comme ça aussi, quand par l'horrible cela se produit, que l'on perçoit déjà que l'autre s'éloigne et que c'est perdu. Que l'on sent cette distance irréparable qui naît tout d'un coup entre deux êtres (concrètement "entre" eux, dans l'espace qui les sépare, même infime, comme devant l'immeuble de Mélodie avant qu'elle ne parte en week-end), et qui croît trop vite. Comme ça qu'on nie d'abord ce gouffre grandissant, sans y parvenir vraiment, puis qu'on le refuse sans pouvoir faire autrement, quand la fin est nommée. Comme ça qu'on pleure sans retenue, le corps cessant de se tenir, poids mort écroulé, et qu'on retourne sur le lieu de la promenade amoureuse, bassin merveilleux, au sens du merveilleux médiéval, devenu vaste étang de mélancolie, verdâtre et insupportablement pourri.




Maxime, l'amoureux éconduit, interprété par un Vincent Macaigne une fois encore sublime devant la caméra de Guillaume Brac, est un peu comme Yvain qui, repassant près de la fontaine magique qui jadis l'a mis entre les bras de Laudine, et ce longtemps après que sa dame l'a banni pour avoir manqué à sa promesse et pour être demeuré absent trop longtemps, est à peu de choses de sombrer à nouveau dans la folie, cette folie mélancolique qui l'a soudain exclu de l'humanité, rendu à l'état animal, errant nu dans la forêt, jusqu'à ce qu'un ermite le sauve et le rende à son humanité. Comme si la folie maladive était inscrite dans un lieu et s'y attrapait de même qu'on attrape froid. C'est me semble-t-il en repassant devant le bassin frelaté que Maxime sombre. A ceci près que sa sortie de l'humain consiste d'abord en une plongée très profonde dans la honte, une honte qui relève de la perte de conscience momentanée de soi-même et des autres, lorsqu'il brise une armoire et hurle dans son oreiller, brisant les lois tacites du savoir-vivre (au sens littéral du terme) et laissant son père désemparé. Deuxième étape de la sortie de l'humain : la folie à proprement parler, un abandon à la violence. Dans les deux cas, Maxime "s'abîme", pour citer Roland Barthes citant le Werther de Goethe. Je ne voulais pas parler de Rozier, que je connais mal, ni de Rohmer, que je connais bien, car ces détours légitimes deviennent obligatoires pour parler de Brac, et pour cause, puisqu'on retrouve là cette impression de vérité, ce réel mêlé de romanesque, cette simplicité rehaussée de noblesse, cette nudité et cette richesse, ces questionnements moraux, philosophiques, et cette intelligence du cinéma qui font le génie d'Eric Rohmer. Mais je n'en parlerai pas, et je parle donc de Chrétien de Troyes, adoré et adapté par Rohmer, et de Roland Barthes, adorateur de l'adaptation de Chrétien par Rohmer, et lui-même adoré et interprété par Luchini, acteur fétiche de Rohmer et acteur principal de Perceval. La boucle est bouclée et, du reste, il me semble que Tonnerre est aussi un film sublime en tant qu'il est une mise en scène d'un certain nombre de figures amoureuses dont Roland Barthes recomposa le discours via une prose poétique d'une précision sans pareille.




Werther, comme Yvain, ne souffre l'absence de l'autre que parce qu'il s'éloigne de l'objet aimé. Maxime est, lui, de ceux qui restent. Barthes : « Or, il n'y a d'absence que de l'autre, c'est moi qui reste. L'autre est en état de perpétuel départ, de voyage ; il est, par vocation, migrateur, fuyant : je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. L'absence amoureuse va seulement dans un sens, et ne peut se dire qu'à partir de qui reste - et non de qui part : je, toujours présent, ne se constitue qu'en face de toi, sans cesse absent. Dire l'absence, c'est d'emblée poser que la place du sujet, la place de l'autre ne peuvent permuter ; c'est dire : "Je suis moins aimé que je n'aime".» Maxime, sur le quai de gare, venu fêter la fin programmée et espérée de l'absence de Mélodie, son bouquet de fleurs en main, est ce paquet en perpétuelle attente, tassé, perdu. « L'identité fatale de l'amoureux n'est rien d'autre que : Je suis celui qui attend». Quand Maxime, après son accès de folie dans le cabanon au bord du lac, demande à Mélodie non pas de lui expliquer (même s'il dit et répète "Je comprends pas là…") mais de lui raconter ce qu'elle a fait durant ce week-end où il l'a perdue, c'est peut-être précisément pour permuter, pour ne plus être le présent, l'immobile, c'est pour mettre un terme à l'angoisse et aux images d'autant plus cruelles que forcément multiples créées par l'absence et l'attente, c'est afin de forcer la présence de l'autre par-delà son absence effective.




Maxime, à travers son histoire immédiatement périlleuse avec Mélodie, reproduit aussi le scénario paternel de l'escapade dans une cabane lointaine, au nord de l'Italie pour le père, dans la forêt pour le fils, en compagnie d'une demoiselle largement plus jeune. Ainsi Maxime n'aurait vécu cette histoire que pour en rejoindre une autre : pas seulement celle du père, aussi celle de la mère. Le personnage semble reproduire, sans l'avoir pré-conçu, une "primitive agony" (Winicott, encore et toujours cité par Barthes), pour se donner une chance, paradoxalement, d'à nouveau rater l'autre. C'est se donner une autre chance de perte, permuter une autre absence, celle de la mère agonisante quand il était, lui, absent. Ou comment reproduire un échec dont, cette fois-ci, on partagerait les torts et la douleur. Et Barthes pourrait lui répondre : "Ne soyez plus angoissé, vous l'avez déjà perdue". Maxime a déjà perdu sa mère comme il a déjà perdu Mélodie, perdue dès ce message où elle prétextait une fatigue pour ne pas le voir avant son départ, définitivement avec ce geste, devant l'immeuble de sa cité, où Maxime lui tire les cheveux en essayant de l'embrasser : faut-il qu'il l'ait perdue pour que déjà, à ce stade de leur relation, elle lui dise comme ça "tu me fais mal", et pour qu'il ait ce geste pénible.




Le film passe près de perdre son spectateur (on le sait gré ensuite d'avoir pris ce risque immense mais mesuré) quand Maxime devient fou, sauf que la scène est tournée avec une intelligence telle, et qu'elle s'inscrit dans le discours du film avec une telle finesse d'observation et de réalisation, qu'il n'en est rien. « Tout amoureux est fou, pense-t-on. Mais imagine-t-on un fou amoureux ? Nullement. Je n'ai droit qu'à une folie pauvre, incomplète, métaphorique : l'amour me rend comme fou, mais je ne communique pas avec le surnaturel, il n'y a en moi aucun sacré ;  ma folie, simple déraison, est plate, voire invisible ; au reste, totalement récupérée par la culture : elle ne fait pas peur. (C'est pourtant dans l'état amoureux que certains sujets raisonnables devinent tout d'un coup que la folie est là, possible, toute proche : une folie dans laquelle l'amour lui-même sombrerait.) ». Or Maxime fait soudain très peur quand il tombe du côté de ce surnaturel et de ce sacré. Il est même terrifiant, et deux fois plus quand notre terreur s'enfonce dans celle exprimée sur le visage d'Ivan, le footballer, aux traits déconstruits par la peur. Maxime est d'autant plus terrifiant que sa folie dévore son amour, et rend cet amour pour le coup invisible. L'amoureux n'est plus que fou, et pousse Mélodie à un acte de folie réciproque, peut-être encore plus insensé, plus improbable, quand elle affirme que Maxime n'en a qu'après son corps et se déshabille comme pour le lui foutre sur la gueule, usant de son corps comme Maxime a usé de son arme à feu, pour terroriser et ne pas laisser le choix, sinon ce "ferme ta gueule !" que le jeune homme pousse en la giflant. Ce geste de la jeune fille relèverait d'ailleurs presque, en beaucoup plus aggravé, du fameux "point sur le nez" de Barthes, produisant une parfaite "contre-image de l'objet aimé" ou quand "la bonne Image" est soudainement "altérée", "renversée". Mélodie n'est plus alors seulement perdue en tant qu'objet aimé pour Maxime, qui doit certainement se rendre compte à cet instant qu'elle n'est pas la page blanche dont il est tombé amoureux et qu'il n'a pas pris le temps de seulement la lire, elle devient un objet impossible, donc un souvenir périmé. Et il fallait bien provoquer ce renversement, d'une folie l'autre, pour que l'amoureux redevienne raisonnable, à l'excès même : il ne peut mentir au policier qui l'y encourage pour tenter d'alléger sa peine. La passion laisse place à la raison, puis au pardon, qui vaut ici pour stricte libération, de l'autre et de soi-même, pour Maxime comme pour Mélodie.




Mais la grande beauté du traitement des figures amoureuses telles que déployées par Brac n'est pas le seul joyau de vérité de ce film. Si cette histoire d'amour passe, reste le père et la relation au père, cet autre dont on finit par découvrir qu'il est un même, aussi faible que soi, et qu'on aime alors peut-être vraiment pour la première fois, après l'avoir seulement admiré, quand il devient un frère, un heureux désastre, un enfant et une solitude, dormant beaucoup et jouant un peu, ce double qu'il ne faut pas questionner longtemps pour qu'il revienne sur le nœud de son histoire, mais qui chante encore, et plus volontiers que nous encore. Bernard Menez joue un peu à côté, mais comme un père peut jouer à côté. C'est comme ça, là encore, qu'un père tente de rejoindre son fils sur son terrain : en chantant faux. Quand Maxime demande à son père s'il trouve Mélodie jolie, alors que le père a déjà vu la jeune femme (c'est lui qui l'a présentée à son fils), il répond : "J'ai pas bien eu le temps de voir tu sais", faisant référence à la nuit précédente, où Mélodie est allée, à demi-nue, ouvrir la porte des toilettes où le père lisait. C'est la réponse malaisante, à côté, d'un père à son fils, qui laisse un blanc, en souriant, parce qu'il sait que son père va se rattraper, ce que le père fait effectivement. Autre vérité : la façon dont Maxime parle à son père, sans parler de ce qui compte, en repoussant le sujet qui pourrait inverser les rôles, du moins jusqu'à ce qu'un autre événement (la disparition de Mélodie), étranger en apparence à leurs affaires, mais évidemment parfaitement lié à elles en vérité, ouvre étrangement les vannes. Le premier long métrage de Guillaume Brac raconte deux histoires parallèles, une histoire d'amour et une histoire filiale, plus belle l'une que l'autre, forcément et étroitement intriquées via Maxime, par l'imaginaire intime de ce personnage magnifique, et il les raconte toutes les deux avec cette intelligence d'où surgit le sentiment bouleversant qui naît quand se dit et quand se reconnaît la vérité.


Tonnerre de Guillaume Brac avec Vincent Macaigne, Solène Rigot, Bernard Ménez, Jonas Bloquet et Hervé Dampt (2014)

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