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Channel: Il a osé !
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Mikey & Nicky

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Tout commence, en tout cas pour nous qui sommes mêlés à cette histoire bien après son vrai commencement, dans une chambre d'hôtel. Nicky (John Cassavetes), seul dans la pièce, acculé contre un mur, mi-debout mi-assis sur le lit, trépigne. Sa position littéralement sans assise, son regard inquiet, et surtout la mise en scène, toute en décadrages, inserts instables sur le téléphone ou sur un cendrier, et légers effets de flou, rythmée en outre par un montage sec et rapide, bref tout, à l'image et dans l'image, dit déjà l'anxiété du personnage et l'insécurité de sa situation. John Cassavetes-Nicky finit par appeler son ami Peter Falk-Mikey au secours, lui donne rendez-vous devant une cabine téléphonique en bas de l'hôtel. Mais il ne s'y rend pas, préférant signaler sa présence à son sauveteur en lui jetant par la fenêtre une bouteille en verre enveloppée dans du papier journal, qui éclate aux pieds de Peter Falk et aurait aussi bien pu le tuer en se fracassant sur son crâne, signe premier d'une complicité placée sous le sceau de la méfiance et de la violence.




Ce film noir, noir parce qu'il se déroule sur une longue nuit plus que parce qu'il répond aux codes du genre, réalisé par Elaine May en 1976, trouve une place légitime et idéale dans le grand bain du Nouvel Hollywood, ce cinéma hollywoodien-indépendant des années 70 qui justifie toutes les nostalgies d'aujourd'hui et qui, à la revoyure, ne fait que grandir encore notre mépris pour l'actuel cinéma indépendant-hollywoodien (le célèbre et bien pathétique indiewood). On peut d'ailleurs penser en regardant Mikey & Nickyà certains des grands titres de la période, par exemple à L'épouvantail de Jerry Schatzberg, avec ces deux amis soudés et pourtant si différents qui marchent côte à côte en se bousculant et en se soutenant comme des béquilles, à Bonnie and Clyde d'Arthur Penn, pour le final tout aussi surprenant et qui laisse son spectateur pantelant, à Wanda aussi, autre film de femme signé Barbara Loden, quant à lui totalement indépendant, pour ces scènes dans les bars poisseux et ces mauvais malfrats menacés par leur propre nullité, aux films de Cassavetes enfin, où lui-même et Peter Falk traversaient déjà la nuit de la ville à bord des transports en commun ou en courant, en jouant et en se défiant. On y songe grâce notamment à cette scène de Mikey & Nicky qui se déroule chez une pute, séquence idéalement construite en termes de scénographie, où John Cassavetes s'envoie en l'air à même la moquette du salon plongé dans l'obscurité, tandis que Peter Falk attend patiemment son tour dans la profondeur de champ, au second plan de l'image, assis seul dans la cuisine et baignant dans une gêne palpable. On se souvient devant cette séquence éminemment casse-gueule, et pourtant magnifiée par la délicatesse de la mise en scène d'Elaine May, par son intelligence du cadre et l'immense talent des acteurs, de cette séquence d'Husbands où Peter Falk s'apprête à coucher avec une prostituée dans une chambre d'hôtel quand Cassavetes entre dans la pièce pour récupérer un objet oublié, interrompant son ami dans les prémices de ses ébats nocturnes et créant un malaise évident comblé par le rire nerveux des deux comparses.




Et puis, sans même parler des scènes quasi communes aux deux films, comment ne pas penser au cinéma de Cassavetes quand ce dernier incarne l'un des deux personnages principaux de ce film sublime sur l'amitié, aux côtés de Peter Falk, son ami de toujours ? Les deux acteurs étaient ici encore au sommet de leur forme et de leur complicité et on le ressent dans chaque scène, chaque échange, chaque regard de ce film où la part de genre noir n'est que MacGuffin et laisse place au portrait singulier et émouvant de deux hommes que tout unit mais entre lesquels quelque chose s'est brisé. On arrive après la bataille et on ne saura jamais - mais le plus beau c'est qu'on s'en désintéresse absolument - ce que Nicky a vraiment fait pour qu'un contrat soit placé sur sa tête, le film préférant raconter l'histoire d'un couple d'amis en plein divorce. On croit d'abord que Cassavetes-Nicky est complètement fou d'avoir des soupçons sur Falk-Mikey, puis on s'aperçoit qu'il n'est peut-être pas si paranoïaque que ça, mais pourquoi Mickey le tromperait alors qu'il se démène autant qu'il peut pour aider son ami et prendre soin de lui ? Et tandis que des réponses commencent à se pointer, petit à petit se révèlent les failles de leur relation. 




Il y a d'abord cette scène superbe au cimetière où ils se rendent sur la tombe de la mère de Nicky et où les deux compères vont surtout déterrer l'origine d'une amitié sur le point de mourir. Au détour d'un souvenir d'enfance, Mikey et Nicky oublient quasiment leurs différends. Les deux hommes retombent en enfance et il faudra une énième humiliation pour que tout resurgisse dans la plus belle séquence du film, où les deux personnages battent le pavé d'une rue détrempée, Cassavetes n'ayant de cesse de poursuivre Falk pour l'arrêter enfin et lui faire cracher son morceau de rancune tout en le suppliant de ne pas l'abandonner. Quand les deux personnages s'arrêtent de marcher et se font enfin face, la réalisatrice opère un brusque décadrage par un travelling latéral très marqué sur Falk, comme pour concrétiser dans l'espace la séparation des deux hommes et la prise de pouvoir de Mikey à cet instant, qui déballe soudain toutes ses rancoeurs à son ami dans une scène poignante, où l'acteur vide son sac avec un sourire de honte et de mépris mêlés devant un Cassavetes qui ne trouve que ce même sourire figé à répliquer pour masquer sa criante culpabilité. Cette séquence dit presque tout de l'amitié comme relation de couple, où la distance, la trahison, les moqueries accumulées peuvent être autant de coups de poignards, peut-être irréparables. A la fin du film (ceux qui ne l'ont pas vu peuvent tranquillement passer au paragraphe suivant), l'un des deux amis se trouve en danger de mort, traqué par un tueur à gages minable incarné par ce bon vieux Ned Beatty, et il pourrait facilement fuir mais, parce que son acolyte se refuse à l'aider, ne lui tend pas la main, il reste et s'expose à la mort, dans un quasi suicide : seul il n'est rien, ne s'en sortira pas et n'aurait de toute façon aucun intérêt à s'en sortir.




C'était le troisième film de la réalisatrice Elaine May, qui se fit d'abord connaître dans les années 60 via un duo comique avec son compagnon de l'époque, le cinéaste Mike Nichols. Mikey & Nicky fut une véritable bataille pour elle, perdue face aux producteurs de la Paramount, qui gardèrent le final cut et massacrèrent le film pour le sortir dans une version désapprouvée par la cinéaste. Elaine May avait déjà rencontré des difficultés avec la Paramount pour son premier film, A New leaf, et avait songé à donner au président de la Paramount, Frank Yablans, un rôle de gangster dans Mikey & Nicky, que bien sûr il refusa. Il fallut attendre dix ans pour que le film ressorte enfin dans sa version director's cut, celle que l'on connaît aujourd'hui. Elaine May ne put tourner à nouveau qu'en 1987, année où elle réalisa l'a priori très étrange Ishtar avec Warren Beatty, Dustin Hoffman et Isabelle Adjani, qui fut un échec total. La carrière d'Elaine May souffrit cruellement de l'emprise et de la bêtise des studios. On le regrette d'autant plus quand on sait le peu de cinéastes femmes en activité à l'époque (les chiffres se sont à peine améliorés aujourd'hui) et quand on voit ce film monté tel que l'a souhaité sa réalisatrice, un film enfin pleinement indépendant si l'on peut dire, qui émeut autant par l'amitié manifeste des deux acteurs sublimes que furent Cassavetes et Falk que par le talent que son auteure déploie pour la mettre en scène.


Mikey & Nicky d'Elaine May avec John Cassavetes, Peter Falk et Ned Beatty (1976)

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