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Un Jour sans fin

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Nous avons l'immense plaisir aujourd'hui d'accueillir ce cher Hamsterjovial, qui nous a déjà régalés, à maintes reprises, de ses commentaires enjoués (son nom l'indique) et toujours éclairés, et qui désormais nous fait carrément l'honneur d'un article entier, et pas des moindres, vous le verrez, sur Un Jour sans fin, le meilleur film du regretté Harold Ramis, acteur, producteur, réalisateur et scénariste américain décédé le 24 février dernier. Nous ne sommes pas prêts d'oublier le visage d'Harold, éternellement fixé parmi ceux de Bill Murray, Dan Ayrkoyd, Ernie Hudson, Sigourney Weaver et Rick Moranis, en tête d'affiche du génial S.O.S. Fantômes. En tant que cinéaste, l'homme n'a certes pas toujours brillé (on n'en dira pas plus sur L'an 1 : des débuts difficiles, comédie de sinistre mémoire), mais a donc aussi su tourner un film aussi remarquable que celui auquel notre invité du jour s'apprête à rendre hommage : 




Rémi et Félix m'ont invité à écrire à propos de Un jour sans fin, et je les en remercie vivement. D'emblée, pourtant, le doute m'assaille : que dire de plus au sujet d'un film dont les vertiges narratifs, temporels, existentiels, moraux et spirituels ont déjà été décortiqués en tous sens ? J'encours le ridicule de répéter ce qui, cent fois, fut énoncé ailleurs. En accord avec le titre de ce blog, osons toutefois le comique de répétition ! Un jour sans fin y invite, puisque lui-­même l'érige en principe de film. C'est d'ailleurs là, peut-être, sa force première : prendre un des lieux communs du territoire comique, et l'étendre aux dimensions d'un film entier. Cette répétition généralisée situe Un jour sans fin à l'intersection de la comédie et du tragique, celui d'un quotidien humain conçu comme éternel retour, et évite ainsi la complaisance cafardeuse à laquelle une telle vision de l'existence pourrait donner lieu. En témoigne cet extrait du dialogue entre Phil Connors, l'infatué présentateur météo condamné à revivre indéfiniment la même journée dans une bourgade de Pennsylvanie au nom impossible (Punxsutawney), et l'un des habitants de celle-­ci : « Vous feriez quoi si vous étiez coincé quelque part et si chaque jour était exactement le même, quoi que vous fassiez ? — Ça résume bien les choses, en ce qui me concerne.» (Apparemment, ce croisement entre comédie et tragique existentiel aurait entraîné la rupture définitive entre le réalisateur de Un jour sans fin, Harold Ramis, et Bill Murray, l'interprète du personnage de Phil Connors, pourtant complices de longue date. Leur désaccord serait dû au fait que le premier voulait accentuer le côté comique du film, et le second son côté « fable philosophique ».)


La classe américaine selon Phil Connors. 
(Remarque : Bill Murray ressemble furieusement à Yves Calvi.)

Le sentiment accablant de la répétition quotidienne est sans doute une des sources d'une maladie devenue tristement banale : la dépression. Un jour sans fin est, à ma connaissance, un des rares films qui offre une description convaincante de celle-­ci ; à ce titre, je ne trouve à lui comparer que certains moments de Jean Grémillon, de Visconti, de Cassavetes et de Hitchcock — celui du Faux coupable et de Vertigo. La force de Ramis (comme de Blake Edwards, quelquefois), c'est d'avoir su lui trouver une expression comique. Deux autres de ses films, Mafia Blues et Multiplicity, évoquent également la dépression, ou le burning out, de façon singulière et parfois hilarante. Qui n'a vu Phil Connors affalé en pyjama dans le salon de son bed and breakfast propret, saladier de pop-corn et bouteille de Jack Daniel's sous la main, épatant une assemblée de vieillards en répondant aux questions d'une émission de Jeopardy qu'il a dû visionner quelques centaines de fois, qui n'a pas vu cette scène, dis-je, ne saurait parler que légèrement de la détresse humaine. Bill Murray est d'ailleurs tellement bon en dépressif que, par la suite, il s'est un peu enfermé dans cet emploi, chez des cinéastes moins inspirés (Sofia Coppola, Wes Anderson, Jim Jarmusch).


Dans la série des suicides de Phil, l'irruption devant un camion : souvenir tragi-comique de La Mort aux trousses.

Dans Un jour sans fin, il n'y a qu'un pas de la dépression atmosphérique à la dépression morale, de même qu'entre le temps qu'il fait (Phil est coincé à Punxsutawney à cause d'une tempête de neige que, bien que météorologue, il n'avait pas prévue) et le temps qui passe. L'évidence et la simplicité avec lesquelles ces analogies s'imposent à l'esprit du spectateur participent pour beaucoup du plaisir que le film suscite. L'équivalence que Un jour sans fin établit entre le fait d'être bloqué dans le temps (revivre la même journée, encore et encore) et celui d'être bloqué dans l'espace (ne pas pouvoir quitter un patelin de province) force également le respect, et en fait l'un des films les plus tranquillement théoriques que je connaisse : qui d'autre que Ramis a su, sans cuistrerie aucune, donner corps à l'idée du cinéma comme assemblage de blocs d'espace-­temps ? (Réponse : Buster Keaton.) Au regard d'une telle réussite, le reproche qu'on pourrait faire à Un jour sans fin, à savoir son manque de « style visuel » notable, a autant d'importance qu'un pet sur une toile cirée. Et quand on voit ce que devient, dans le cinéma américain, le « style visuel » — Malick, Tarantino, Del Toro, Wes Anderson, Nolan, Winding Refn, Cuaron —, on sait gré à Un jour sans fin de sa salutaire modestie.


Bill Murray vient d'apprendre que Tarantino ne tiendra pas sa promesse d'arrêter de tourner après son dixième film.

A l'intention des obsédés de « spécificité cinématographique », il faut ajouter que Un jour sans fin intègre à sa fiction la part non négligeable, et pourtant occultée dans la plupart des films, qu'occupe la répétition dans le processus cinématographique : répétition des acteurs, des prises des vues ratées et recommencées. C'est surtout évident dans la séquence où Phil et Rita, sa productrice, dînent au restaurant. Appliquant la méthode d'apprentissage par « essai et échec », Phil profite de la boucle temporelle dans laquelle il est pris pour glaner toujours plus d'informations à propos de Rita (son apéritif préféré, ses centres d'intérêt, etc.), à seule fin de la séduire en lui faisant croire qu'ils ont tout en commun. À mesure que se répètent les mêmes phases de la même soirée, un soupçon amusé point chez le spectateur : serait-­il en train d'assister au bout-­à-­bout de l'ensemble des prises effectuées lors du tournage de cette séquence ? Ce n'est bien sûr qu'une impression (à y réfléchir, on devine que chacun des fragments de montage qui, à l'écran, passe pour une prise parmi d'autres d'un même plan a dû en réalité être lui-­même l'objet de plusieurs prises au tournage, jusqu'à atteindre l'illusion de perfection dans la répétition), mais cette allusion à une dimension habituellement cachée contribue à la singularité de l'expérience que propose Un jour sans fin. Je ne connais qu'un autre film qui intègre structurellement cette répétition constitutive du cinéma : le diptyque indien de Fritz Lang, Le Tigre du Bengale / Le Tombeau hindou, dont le second volet est une répétition quasi systématique (et fascinante) des situations, des lieux et des trajectoires du premier.


Séraphin Lampion existe, je l'ai rencontré à Punxsutawney.

Un jour sans fin relève de ce que les américains appellent le what if film. Le plus célèbre des films de ce type, c'est La vie est belle, de Frank Capra : et si il vous était donné de voir le monde tel qu'il serait si vous n'aviez jamais existé ? L'éventualité qu'explore le what if film est en général inexplicable rationnellement, et l'une des qualités de Un jour sans fin tient à la paisible autorité avec laquelle il amène le spectateur à accepter d'emblée le déclenchement de la boucle temporelle dont Phil Connors devient le prisonnier. De même qu'on ne sait pas pourquoi les oiseaux attaquent les hommes dans le film de Hitchcock, la raison pour laquelle Phil se met à revivre la même journée ne nous est pas donnée (même si, dans les deux cas, on peut se faire une opinion). Sorti cinq ans après Un jour sans fin, la faiblesse de Pleasantville réside à ce niveau : l'arbitraire du transfert de deux adolescents de 1998 dans une série télévisée des années 1950 y est à la fois trop et pas assez justifié.


Un jour sans fin est un festival de micro-­grimaces de la part de Bill Murray, qu'il s'agit de ne pas rater. 
Micro-­grimace n°1 : « Je voudrais être n'importe où ailleurs. »

Le film de Ramis lorgne sans doute consciemment vers celui de Capra : on y retrouve le drame existentiel d'être coincé dans un patelin aux horizons restreints, l'ambiance neigeuse, le « monde alternatif », l'aspiration à une autre vie moins monotone, etc. Mais plus encore qu'à La vie est belle, Un jour sans fin peut faire penser au Brigadoon de Vincente Minnelli, bien que ce dernier film soit pour sa part un sommet de flamboyance visuelle. Je me souviens du ravissement qui fut le mien (le genre de réaction qui fait passer le cinéphile pour un fêlé) lorsque le parallèle entre ces deux films me fut confirmé par la présence, au générique final de Un jour sans fin, de la chanson-­phare du film de Minnelli : Almost Like Being in Love, dans sa reprise par Nat King Cole. Heureusement, Un jour sans fin ne tombe pas dans la référence musicale gratuitement exhibée (là aussi, on est à des années-lumière de Scorsese, de Tarantino ou de Wes Anderson), car ce morceau a alors une autre fonction. En cette fin d'un film qui, comme son titre français l'indique, était virtuellement sans fin, il constitue l'envers, à occurrence unique, d'une chanson répétée jusqu'à la nausée : I Got You Babe de Sonny and Cher, dont le retour à chaque réveil de Phil Connors résume efficacement l'idée d'enfer sur terre.


Micro-­grimace n°2 : « Qu'est-­ce que c'est que ces bouseux ?! »

Dans Brigadoon, deux New-­Yorkais de 1954 tombent par hasard, lors d'une partie de chasse en Écosse, sur un village qui vit comme au XVIIIe siècle. Trois cents ans plus tôt, l'endroit s'est placé sous un charme qui lui a permis d'échapper à la marche du temps. Depuis lors, Brigadoon et ses habitants disparaissent de la surface du monde, plongés dans un sommeil dont ils ne sortent qu'une fois par siècle et pour une seule journée, avant de s'évanouir de nouveau pour cent ans dans les limbes. Entre Brigadoon et Un jour sans fin, le piétinement temporel s'avère finalement similaire : revivre à l'infini le même jour ou ne vivre qu'un jour tous les cent ans, cela revient à peu près au même. De plus, les deux films rappellent que tout idéal de confinement villageois, loin des foules déchaînées, s'exerce au détriment d'une minorité d'exclus de cet idéal, qui en sont aussi prisonniers. Chez Minnelli, il s'agit du jeune homme qui voudrait fuir Brigadoon et qui est sacrifié sur l'autel du rêve de ses concitoyens (si un seul d'entre eux quitte le village, celui-­ci disparaît à jamais). Chez Ramis, le rebut de la communauté douillette de Punxsutawney est le vieux mendiant que Phil Connors croise chaque matin, qui semble n'être au départ qu'une silhouette comique mais dont on découvre tardivement le tragique destin quotidien, jusqu'alors resté hors champ.


Micro-­grimace n°3 : « Faisons mine d'apprécier cet apéritif infect. »

A l'occasion de la mort récente, à cinq jours d'intervalles, de Harold Ramis puis d'Alain Resnais, sans doute a-­t-­on rappelé (j'ai la flemme de vérifier) que Un jour sans fin est sorti la même année que le diptyque Smoking / No Smoking, et que les deux films ont pas mal de choses en commun. Je doute en revanche (mais peut-­être me trompé-­je) qu'on ait relevé la proximité de ces deux films avec un troisième, également sorti en 1993 : L'Arbre, le maire et la médiathèque, d'Éric Rohmer. Un jour sans fin obéit au principe du what if film, Smoking / No Smoking à celui de l'alternative (ou bien... ou bien...), et L'Arbre, le maire et la médiathèque s'organise selon « sept hasards », dont le premier est ainsi formulé : « Si, à la veille des élections régionales de mars 92, la majorité présidentielle n'était pas devenue une minorité...» Ce sont des variations sur le binaire et le divers, le hasard et le programmé, le libre arbitre et la prédestination, le tout dans un contexte villageois. Hypothèse : lorsque des films comme La vie est belle et Brigadoon associaient incertitude existentielle, peur de la modernité et esprit de clocher, ils exprimaient le doute qui pesait sur l'organisation villageoise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que l'Amérique devenait le leader d'une mondialisation économique qui ne disait pas encore son nom. En 1993, il ne peut plus s'agir de la même inquiétude. On est alors à l'aube de l'avènement communicationnel de ce fameux « village global » que Serge Daney, avant sa mort un an plus tôt, commenta sur son versant médiatique. Les réseaux informatiques et téléphoniques pointent le bout de leur nez auprès du grand public, telle la marmotte de Punxsutawney émergeant de son terrier. Dans les fables des trois R (Ramis, Resnais, Rohmer) sorties cette même année, il est possible de percevoir, a posteriori, le pressentiment d'un monde où les communautés réelles et partielles, avec leur cortège de petites horreurs et d'émouvantes beautés, seront supplantées par des communautés virtuelles et globales ; d'un monde où le binaire et la programmation prendront force de loi (mais où les « marges » seront susceptibles d'avoir plus de pouvoir — fût-­il soft— qu'au village des anciens temps) ; d'un monde, enfin, où le cinéma, déjà passablement affaibli, aura de moins en moins d'importance dans la vie quotidienne. Mais ceci est une autre histoire, la nôtre, celle du meilleur des mondes dans lequel nous évoluons chaque jour, au regard duquel l'enfer quotidien que subit Phil Connors a quelque chose de — oui, rafraîchissant


Un jour sans fin (Groundhog Day) de Harold Ramis avec Bill Murray, Andie MacDowell, Chris Elliott et Stephen Tobolowsky (1993)

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