Speed, de Jan de Bont, a longtemps été notre film préféré. En 1994 c'est le film qu'on a vu au ciné. Mais qui est Jan de Bont ? Il fut directeur de la photographie de John McTiernan à son zénith, chef opérateur des premiers films néerlandais de Paul Verhoeven, caméraman de Joel Schumacher pour sa période "unplugged", responsable des prises de vues chez Ridley Scott le temps d'une collaboration sans lendemain mais marquante pour l'histoire de la science-fiction, cadreur de Richard Donner pour le plus explosif et le plus controversé des Armes Fatales, et chef électricien chez lui dans sa période un peu creuse. Quand, à l'automne 93, on lui permet de mettre un film en images sans supérieur hiérarchique, son choix se porte naturellement sur le genre qu'il connait le mieux, le film d'action, et faute de pouvoir tourner un Die Hard, il en tourne un quand même, avec Keanu Reeves dans le rôle de Bruce Willis. C'est d'ailleurs Will Smith qui devait tenir l'affiche au départ, mais au dernier moment l'acteur préféra être Prince de Bel-Air pour l'ultime saison de la série, celle de la mort de Tonton Scefo. L'histoire se répétera encore plus cruellement pour Will Smith, puisqu'il refusera ensuite le rôle de Néo ET celui de Moebius (l'élu et le prophète devaient initialement être joués par le même bonhomme) dans Matrix, au profit, une fois de plus, de Keanu Reeves.
Mid 90s, il fallait en avoir de grosses pour miser sur le seul acteur asiat' de la période. Keanu Reeves est le fruit d'un métissage impliquant les cinq continents. Ca peut aussi donner Booder, le comique troupier français à tronche de pachiderme malingre, mais pour le coup ça a donné Keanu Reeves. Avec la jolie Sandra Bullock, notre eurasien formait un duo sexy qui n'a pas qu'à moitié contribué à propulser le film au rang des succès surprises passés à la postérité. Speed est si célèbre qu'il a eu droit à ses petites questions au Trivial Pursuit mouture septembre 1995 : "Sous combien de miles à l'heure le bus de Speed ne doit-il pas rouler sous peine d'imploser ?", ou encore "Combien de fois Sandra Bullock a-t-elle raté son permis de conduire ?". Pour le jeune d'aujourd'hui ça doit paraître dingue d'imaginer que Sandra Bullock a pu rendre des gens incandescents grâce à son rôle dans ce film, mais c'est aussi l'alchimie d'un look dans l'air du temps, avec ce gilet bon marché et trop lâche qu'elle porte nonchalamment, ce jean bleu usé et ces godios de chantier, tous ces trucs pas faits pour être portés et pourtant si bien achalandés sur un corps 100% naturel et ne dévoilant rien de ses atouts pourtant apparents et bien connus depuis la fameuse scène de Traque sur internet où Bullock découvrait les joies d'une batterie longue autonomie sur une chaise longue tandis que certains d'entre nous découvraient les joies d'une jolie gaule impréparée. Keanu Reeves ne s'y était pas trompé qui passe tout le film une main sur le dossier du fauteuil, l'autre sur le tableau de bord, le périscope sur le volant pour aider Bullock à conduire et les yeux emmitouflés dans le décollebac de l'actrice.
L'actrice passe tout le film aux premières loges des aisselles trempées du bellâtre natif de Rangoon, seul rescapé du fameux séisme de Taipei. Cette position virile, un bras tendu au-dessus de la tête de la demoiselle, est quitte ou double, c'est le test ultime pour voir si on a une chance, ça passe ou ça casse. Quand c'est Jan de Bont qui, tout sourire, donnait ses instructions scéniques à son actrice ("N'oublie pas que t'as une bombe sous le cul ! Et n'oublie pas que j'en ai une dans le slip !"), remplaçant temporairement Keanu Reeves, sa star aux yeux d'oriental, Sandra Bullock avait envie de "mourir sur place", c'est en tout cas ce qu'elle déclare dans le commentaire audio qui accompagne le dvd japonais du film. Au Japon, Speed a une horde de fans hardcore qui se déguisent régulièrement en bus et qui attendent encoreSpeed 2, après ce qu'ils ont à juste titre considéré comme le poisson d'avril le plus coûteux de l'histoire du cinéma. Quand ils ont découvert la suite tant attendue de leur film favori, réalisée par le même Jan de Bont, les japonais ont menacé de déclarer une nouvelle fois la guerre aux USA et d'aller une fois de plus chier tout leur saoul sur le paillasson de Pearl Harbor, puis ils ont appris que De Bont était hollandais...
Retour sur Speed, qui fait partie de ces films où il était plus que primordial de réussir le casting du méchant. Jan de Bont, grand fan devant l'éternel de The Last Movie, le deuxième long métrage de Dennis Hopper, tourné en état de grâce et monté en mode schizo entre deux gang bang enfumés, a tôt fait de contacter le génie à l'origine d'Easy Rider, lequel, dirigé par le hollandais volant, en fait des caisses à l'image ! Dirigé, dirigé... C'est vite dit. Parce que Dennis Hopper faisait ce qu'il voulait sur un plateau, c'était le diable de tasmanie dans un studio comme dans la vie. Quand on demandait à Hopper ce qui l'avait poussé à accepter ce rôle, il frottait son pouce contre son index et se passait les deux doigts sous le nez, signifiant sans doute par là qu'il voulait "sentir le fric" ou quelque chose comme ça. Il confiait aussi, quand il voyait dans le regard de ses interviewers que ce geste ne suffisait pas et qu'il était en outre difficilement restituable sur papier, qu'il adorait la musique du film, composée par Mark Mancina, et on le comprend.
Ce film c'est aussi la mort la plus tragique de l'histoire du cinéma, celle du personnage de Jeff Daniels, l'associé du flic joué par Keanu Reeves, qui passe tout le film au téléphone, à se montrer poli, serviable, aimable, disponible, à l'écoute, attentif, aidant et altruiste, condamné à la vie de bureau, et qui, la première fois qu'il sort de chez lui, se fait exploser la tronche par le sociopathe Dennis Hopper. Faut dire que notre spécialiste des explosifs et des mines anti-personnelles se rend dans le domicile fixe d'un maniaque de la nitroglycérine qui a logiquement prévu qu'on allait s'intéresser à sa piaule, et il s'y rend la fleur au fusil, le gilet pare-balle sous un bras et le casque sous l'autre. Il n'a que le temps de tirer une tronche de six pieds de long quand il entend un vulgaire "bip, bip, bip" annonçant un grand "boom" final. La bêtise de cette mort la rend d'autant plus cruelle et déchirante. Et puis c'est Jeff Daniels qui saute sous nos yeux. La tronche du bon pote par excellence. La gueule du plombier qu'on invite à boire le café, qui reste à bouffer pour le repas du soir et qu'on retrouve le lendemain matin, sans pouvoir s'empêcher de sourire de joie, affalé sur notre canapé avec un exemplaire signé du bail de l'appart sous le coude. Rappelons aussi (remettons-nous dans le contexte) que c'était l'année Jeff Daniels. En 1994, l'acteur a "JUSTE" joué dans Dumb & Dumber et dans Speed, soit les deux plus grands films de tous les temps. Dans les deux films il s'appelle "Harry" et affiche le même sourire aussi zarb qu'irrésistible.
Pour finir sur une petite anecdote méconnue, savez-vous qu'il existe officieusement deux versions du final de Speed ? Dans la version grand public (hélas), celle que M6 devrait rediffuser chaque semaine, celle que CinéCinémaClassic devrait disséquer à la lanterne des lumières d'Eddy Mitchell, on se souvient que Keanu Reeves et Sandra Bullock, après avoir décapité Dennis Hopper sur le toit d'une rame de métro, sont propulsés au sein de cette même rame en plein milieu d'une rue new-yorkaise. Petit suspense de mes deux avant que des passants ne s'émerveillent de découvrir un couple d'amoureux partageant un baiser qui n'a rien de cinéma tant il n'a rien de simulé. Dans l'autre version, celle que seul Jan de Bont a conservée dans un moulin en Hollande, les mêmes passants s'émerveillent tout autant de découvrir la simplicité de la nature, à savoir le même couple d'amoureux en train de terminer un acte sexuel sans complexe, bref mais intense pour les deux partis en présence, et qui se conclut par une soudaine accélération des mouvements de bassin frénétiques de Keanu Reeves. Quand on l'interroge sur cet over happy end, De Bont explique qu'il rêvait que les bruits de tapotement des testicules rasés net et bien dessinés de son acteur amérindien sur les cuisses glabres et cuivrées de Sandra Bullock s'accordent parfaitement aux applaudissements de la foule de spectateurs en délire amassés autour de la scène, et les encourage même. Une pure idée de cinéma en somme, née dans l'esprit fertile et forcément européen d'un Jan de Bont en pleine épiphanie personnelle.
Speed de Jan de Bont avec Keanu Reeves, Sandra Bullock, Jeff Daniels et Dennis Hopper (1994)