« Tout à coup, le carreau dans la chambre paisible montre une tache.
L'édredon à ce moment a un cri, un cri et un sursaut ; ensuite le sang coule. Les draps s'humectent, tout se mouille.
L'armoire s'ouvre violemment ; un mort en sort et s'abat. Certes, cela n'est pas réjouissant. (…)
Un battant accable l'autre et ne le lâche plus. La porte de l'armoire s'est refermée.
On s'enfuit alors, on est des milliers à s'enfuir. De tous côtés, à la nage ; on était donc si nombreux !
Étoile de corps blancs, qui toujours rayonne, rayonne… »
Henri Michaux - La Nuit remue (1935)
Night Moves, cinquième long métrage de Kelly Reichardt, raconte l'aventure de trois jeunes tenants de l'écologisme radical : Josh, ouvrier dans une ferme biologique (Jesse Eisenberg, la star de The Social Network, pris à contre-emploi), Dena, jeune femme engagée (Dakota Fanning, ex-égérie miniature de Spielberg), et Harmon (Peter Sarsgaard), nomade plus âgé au passé manifestement trouble. Après s’être rencontrés sur le web via leur préoccupation commune, ils décident de faire sauter un barrage sur un fleuve de l'Oregon. Mais si l'urgence écologiste, les impasses auxquelles sont confrontés les militants de cette cause (dont les actions "terroristes" sont soit trop menues pour se faire remarquer, soit trop importantes pour assurer le risque zéro quant à d’éventuels dommages collatéraux), et les contradictions incessantes pour ne pas dire inévitables de ces éco-révolutionnaires (qui cultivent des légumes bio mais roulent tous en pick-up) sont des thèmes soulevés par le film, qui pose des questions ouvertes sans prétendre avancer quelque solution que ce soit, Night Moves est avant tout un film sur la culpabilité, ou plutôt sur l'horrible condition de ceux qui vivent plongés non seulement dans la culpabilité mais dans la terreur sourde et constante d'être pris, qui vivent chaque minute obsédés par cette idée, terrifiés de ne pouvoir s'y soustraire. Et c'est parce qu'il n'est pas qu'une illustration, qu'un questionnement sur la question écologique et sur le problème de l'activisme politique, que Night Moves est un beau film. C'est quand il tend vers vers son sujet profond, l'horreur de vivre hanté, la peur d'être rattrapé par ses fantômes et d'en devenir un soi-même, et à un âge peu avancé, que Night Moves accède à une autre dimension métaphysique et esthétique.
Le titre du film, Night Moves, se traduit par "virées nocturnes". Dans le film, c'est le nom du petit bateau utilisé par les protagonistes pour leur attentat écologique, ainsi qu'un bon résumé des différentes actions qui constituent cet événement et qui, plus tard, sont impactées par lui. Traduit beaucoup plus librement, plus littéralement, en fait mal traduit, "Night Moves" pourrait aussi donner quelque chose comme "La nuit bouge", ou, pour reprendre le titre d'un célèbre recueil de poèmes de Michaux, "La Nuit remue", paru en 1935, qui évoque les frontières ténues, fragiles, poreuses entre veille et sommeil, entre sérénité du jour et angoisses nocturnes. L'invasion de la sérénité du jour par les cauchemars, voici sans doute le sujet profond de Kelly Reichardt, et les plans qui demeurent présents à l'esprit, les plus beaux plans du film, sont des plans de nuit : l'eau noire et huileuse du fleuve qui remue lourdement sous les reflets blancs de la lune, quand l'équipée s'apprête à embarquer vers le barrage, ou cette fuite à travers les arbres de la forêt, après avoir armé la bombe et abandonné le navire. Après quoi, tandis que les trois responsables de l'attentat sont assis côte à côte à l'avant de leur voiture, déjà loin, l'explosion survient, hors-champ, lointaine, étouffée par la distance et ainsi ramenée, dans sa dimension sonore, à un simple coup de feu. Reichardt, avec la finesse qu'on lui connaît, nous donne à entendre non pas l'explosion attendue d'un barrage, mais un meurtre. Et déjà, comme par pressentiment, sur les visages de Josh, Dena et Harmon, qui ignorent tout encore des conséquences de leurs actes et pourraient penser que leur voyage à travers la nuit s'achève, un sourire de satisfaction se mêle d'un irrépressible rictus d'angoisse.
Dans une séquence magistrale, Kelly Reichard personnifie la nuit, couverture des fantômes et foyer de toutes les culpabilités, lorsque Josh, de retour de chez Dena, seul au volant de son pick-up, aperçoit dans son rétroviseur les phares d'une voiture qui semble le suivre. Les deux disques tantôt blancs tantôt jaunes des phares deviennent les yeux gigantesques de la nuit elle-même, grossissant dans le cadre étroit du rétroviseur jusqu'à en déborder les limites, fixant Josh, le toisant, le suivant à la trace. Idée aussi simple que géniale, et qui trouve un écho dans l'ultime plan du film, assez mystérieux, où il est à nouveau question d’un miroir, de rétrovision et de surveillance implacable. La séquence des phares fait subrepticement basculer ce que l'on prenait jusqu'alors pour un film engagé, réaliste, social même, du côté du fantastique et de l'horreur. Le somatisme à l’œuvre sur le corps de Dena, assaillie de plaques d’angoisses qui la démangent, a certes des explications médicales rationnelles, mais relève somme toute de la résurgence mystérieuse de l’inavoué, d’une apparition improbable, d’une sorte de manifestation physique inexpliquée où le corps est meurtri par revanche dans une agression interne à proprement parler horrible.
Cette étonnante alchimie entre réalisme et percée horrifique n'est pas sans rappeler l'un des plus grands films de l'an passé, L'Inconnu du lac, d'Alain Guiraudie, lui aussi centré sur un noyé fantomatique et obsédant. L'horreur rejaillit plus loin dans l'autre grande scène de Night Moves, qui se déroule dans un sauna et parvient à nouer un lien avec Old Joy et sa scène cruciale du bain, réactualisée et comme qui dirait accouchée, sept ans plus tard. Cette séquence hallucinée débute dans la maison de Dena où, après avoir été épiée comme dans un slasher, la jeune femme se confronte à Josh. Les plans où elle tente de le contourner, retenue par son bras, pourraient passer inaperçus mais sont d’une puissance peu commune. Puis, plus loin, dans la chaleur étouffante et le monochrome orange du sauna, un corps surgit de la brume, tel, on y revient, un fantôme, un monstre de la nuit, avant qu'un gros plan sur le visage détrempé et dément de Josh ne crée un vertige du et des sens chez le spectateur.
On le sait, Kelly Reichardt, depuis au moins Old Joy, n’a de cesse de dialoguer avec son contemporain et compatriote Gus Van Sant. Peu soucieuse de se ménager le minimum de distance ou de recul qu'il y aurait par exemple à interroger aujourd'hui les premières étapes de l’œuvre de Van Sant, Reichardt choisit de sortir en 2014 un film qui correspond immédiatement au dernier tourné par Van Sant, sorti l'an passé, Promised Land, autre film sur les contradictions écologiques, mais, avec intelligence et brio, elle reprend le classicisme du dernier film de son maître pour le pervertir in extremis dès lors que Night Moves se retourne vers Paranoid Park, autre histoire de culpabilité et de nuits liquides, elle aussi matinée de percées fantastiques et horrifiques frappantes.
Night Moves de Kelly Reichardt avec Jesse Eisenberg, Dakota Fanning et Peter Sarsgaard (2014)