Dans Pour l’exemple, Joseph Losey met en scène le procès sommaire, dans une tranchée près de Passchendaele, d’un soldat britannique, Arthur Hamp (Tom Courtenay), accusé de désertion et défendu bon an mal an par un jeune officier, le capitaine Hargreaves. Dirk Bogarde, co-scénariste du film et lui-même engagé dans l'armée britannique durant le conflit, succède huit ans plus tard au Kirk Douglas des Sentiers de la gloire dans le rôle de l'officier-avocat. Mais à la différence du célèbre film de Kubrick, Pour l'exemple se concentre exclusivement sur le procès, ne montrant aucune bataille et ne développant pratiquement aucune intrigue parallèle, au profit des deux personnages principaux, l’accusé et son avocat. Les seules évocations du feu, de la mort et des combats sont reléguées dans l’introduction du film, où la simple image d’une explosion sert à faire le lien entre notre époque (un canon de pierre dressé sur un monument aux morts) et le front d’il y a cent ans. Un zoom avant sur un squelette anonyme en uniforme, abandonné dans la boue, cède ensuite la place, par le jeu d’un fondu enchaîné, à Arthur Hamp, l’accusé, mort en sursis, allongé dans sa cellule et jouant de l’harmonica en attendant que son sort soit scellé. Il y a bien, au milieu du film, cette scène où les camarades troufions du soi-disant déserteur s’amusent à bombarder de cailloux un pauvre rat, perché sur un radeau de fortune au milieu d'une flaque, accusé d’avoir mordu l’oreille de l’un d’entre eux, mais c'est en fin de compte la seule image d'un combat dans ce film, encore qu'il faille plutôt parler d'une exécution que d'un combat, car la vermine est condamnée à mort par les soldats britanniques après avoir eu droit à un véritable procès, qui vient faire écho, dans toute son absurdité, à celui que subit en montage parallèle le soldat Hamp. A ceci près que le procès du 2ème classe a pour vocation bien connue de donner l'exemple et de motiver les troupes par la terreur avant un assaut imminent, quand celui du rat est monté par des soldats inactifs, traumatisés, à peu de choses de sombrer dans la folie.
C’est l’une des grandes réussites de ce film que de montrer l’ennui absolu des soldats de la Grande Guerre qui, entre de très rares assauts, pataugeaient dans la boue, dormaient parmi les rats, tuaient le temps dans des jeux poétiques ou absurdes et s’enivraient un maximum : belle scène de beuverie à la fin du film, où les camarades du soldat Hamp, pourtant venus le réconforter, le renvoient violemment à l’horreur de sa situation une fois ivres, osent nommer la mort auprès de celui qu’elle va bientôt frapper, et jouent littéralement, sans retenue, sans frein, avec cette grande faucheuse qui les menace tous, condamnés qu'ils sont, officiellement ou non, aux balles. Ce que le film montre aussi, et ce qu’il montre plus qu'il ne le dit, c’est le défaut de communication et d'humanité qui frappe les tranchées de 14-18, les remparts érigés entre les différents rangs militaires, les fossés sciemment creusés entre les multiples niveaux hiérarchiques qui se croisaient sans se rencontrer. On ne compte plus les images de Pour l’exemple construites sur ce même modèle : un homme, de profil, au premier plan, dialogue avec un autre, de face, au second plan, mais ne le regarde pas. C’est une configuration scénique assez courante dans les films de guerre, les soldats devant régulièrement se tenir au garde-à-vous et maintenir le regard fixe sans jamais dévisager leur officier, non moins courante dans les films de procès, dès lors que des hommes sont appelés à la barre des accusés, ou à celle des témoins, tandis que les avocats s’expriment ou les écoutent sans les regarder (les premiers préférant peut-être baisser les yeux pour ne pas affronter leur bourreau, les seconds déambulant sur la scène du tribunal pour haranguer la foule ou les jurés). Mais cette scénographie (avec ses variantes : trois hommes communiquent à un moment en se tenant l’un derrière l’autre et en se tournant le dos !) devient un système dans le film de guerre et de procès de Joseph Losey. On la retrouve partout, d’un bout à l’autre de l’œuvre. La séquence de l'aumônier (6ème photogramme ci-dessous) en est un terrible exemple, énième utilisation logique de cette construction scénographique, puisque l'archétype de la scène de confession constitue un autre support privilégié de cette composition du cadre. Mais Losey y revient encore en dehors des scènes de procès proprement dites (qui du reste ne constituent qu’une faible partie du film), et même quand les différents protocoles (judiciaire, militaire ou religieux) ne sont plus de mise.
Ces profils en médaillon évoquent évidemment le monument aux morts filmé sous toutes les coutures dans l’introduction, avec ces profils de pierre emblématiques, mythologiques, qu'on a sculptés et érigés après la guerre dans toutes les villes et tous les villages de France et d’ailleurs pour célébrer l’héroïsme guerrier et le courage en action, là où les hommes des tranchées allaient moins baïonnette au canon que fusil dans le dos, et passaient moins de temps à prendre d’assaut la tranchée d’en face qu’à pourrir dans leur propre merde (Hamp, comme tant d'autres, souffre d'ailleurs de dysenterie). Mais cette composition, qui n'est pas sans évoquer le travail sur la profondeur de champ d'un Orson Welles, et qui tend vers le plan signature de Bergman, bâti sur un visage de profil au premier plan et un autre, de face, au second (comme dans Persona), est aussi, chez Losey, me semble-t-il, une saisissante façon de représenter le refus de voir l'autre, la négation pure et simple de l'autre, la non-réciprocité du regard, autrement dit les différents niveaux de réalité entre les supérieurs et les hommes du front (le titre original n'est-il pas King and Country ? expression patriotique privée du "For" introductif). Ce qui est constamment représenté à l'image, c'est la chaîne impersonnelle des ordres indirects, cette incapacité ou ce refus des uns à regarder les autres dans les yeux, déni manifeste quand les trois officiers en charge de juger le soldat Hamp (qui finalement remettront bravement leur décision dans les mains de supérieurs absents lors du procès - pure "parodie de justice" comme le dit Hargreaves - en se gardant bien de leur communiquer tous les éléments avancés par la défense), passent devant ce dernier pour aller délibérer et lui refusent le moindre regard (dernier photogramme de la première série d'images), niant jusqu’à sa présence, car un simple regard échangé avec cet homme mettrait en péril leur entreprise d’assassinat concerté. De fait, le bandeau offert aux condamnés au moment de la fusillade, et dont est affublé le soldat Hamp sur la dernière image ci-dessus, arrangeait les fusilleurs plus que les fusillés. C’est au fond le nerf de cette guerre dont on célèbre cette année le centenaire, mis en scène avec sobriété mais avec brio par Joseph Losey : des officiers, grands bourgeois retirés dans quelque château loin du front, à l'abri de la ligne de feu, envoyant à l’abattoir des millions de paysans, numéros de matricule déshumanisés, statistiques pures, qui pour eux et par bonheur n’avaient pas de visage, pas de nom, pas de regard.
C’est l’une des grandes réussites de ce film que de montrer l’ennui absolu des soldats de la Grande Guerre qui, entre de très rares assauts, pataugeaient dans la boue, dormaient parmi les rats, tuaient le temps dans des jeux poétiques ou absurdes et s’enivraient un maximum : belle scène de beuverie à la fin du film, où les camarades du soldat Hamp, pourtant venus le réconforter, le renvoient violemment à l’horreur de sa situation une fois ivres, osent nommer la mort auprès de celui qu’elle va bientôt frapper, et jouent littéralement, sans retenue, sans frein, avec cette grande faucheuse qui les menace tous, condamnés qu'ils sont, officiellement ou non, aux balles. Ce que le film montre aussi, et ce qu’il montre plus qu'il ne le dit, c’est le défaut de communication et d'humanité qui frappe les tranchées de 14-18, les remparts érigés entre les différents rangs militaires, les fossés sciemment creusés entre les multiples niveaux hiérarchiques qui se croisaient sans se rencontrer. On ne compte plus les images de Pour l’exemple construites sur ce même modèle : un homme, de profil, au premier plan, dialogue avec un autre, de face, au second plan, mais ne le regarde pas. C’est une configuration scénique assez courante dans les films de guerre, les soldats devant régulièrement se tenir au garde-à-vous et maintenir le regard fixe sans jamais dévisager leur officier, non moins courante dans les films de procès, dès lors que des hommes sont appelés à la barre des accusés, ou à celle des témoins, tandis que les avocats s’expriment ou les écoutent sans les regarder (les premiers préférant peut-être baisser les yeux pour ne pas affronter leur bourreau, les seconds déambulant sur la scène du tribunal pour haranguer la foule ou les jurés). Mais cette scénographie (avec ses variantes : trois hommes communiquent à un moment en se tenant l’un derrière l’autre et en se tournant le dos !) devient un système dans le film de guerre et de procès de Joseph Losey. On la retrouve partout, d’un bout à l’autre de l’œuvre. La séquence de l'aumônier (6ème photogramme ci-dessous) en est un terrible exemple, énième utilisation logique de cette construction scénographique, puisque l'archétype de la scène de confession constitue un autre support privilégié de cette composition du cadre. Mais Losey y revient encore en dehors des scènes de procès proprement dites (qui du reste ne constituent qu’une faible partie du film), et même quand les différents protocoles (judiciaire, militaire ou religieux) ne sont plus de mise.
Ces profils en médaillon évoquent évidemment le monument aux morts filmé sous toutes les coutures dans l’introduction, avec ces profils de pierre emblématiques, mythologiques, qu'on a sculptés et érigés après la guerre dans toutes les villes et tous les villages de France et d’ailleurs pour célébrer l’héroïsme guerrier et le courage en action, là où les hommes des tranchées allaient moins baïonnette au canon que fusil dans le dos, et passaient moins de temps à prendre d’assaut la tranchée d’en face qu’à pourrir dans leur propre merde (Hamp, comme tant d'autres, souffre d'ailleurs de dysenterie). Mais cette composition, qui n'est pas sans évoquer le travail sur la profondeur de champ d'un Orson Welles, et qui tend vers le plan signature de Bergman, bâti sur un visage de profil au premier plan et un autre, de face, au second (comme dans Persona), est aussi, chez Losey, me semble-t-il, une saisissante façon de représenter le refus de voir l'autre, la négation pure et simple de l'autre, la non-réciprocité du regard, autrement dit les différents niveaux de réalité entre les supérieurs et les hommes du front (le titre original n'est-il pas King and Country ? expression patriotique privée du "For" introductif). Ce qui est constamment représenté à l'image, c'est la chaîne impersonnelle des ordres indirects, cette incapacité ou ce refus des uns à regarder les autres dans les yeux, déni manifeste quand les trois officiers en charge de juger le soldat Hamp (qui finalement remettront bravement leur décision dans les mains de supérieurs absents lors du procès - pure "parodie de justice" comme le dit Hargreaves - en se gardant bien de leur communiquer tous les éléments avancés par la défense), passent devant ce dernier pour aller délibérer et lui refusent le moindre regard (dernier photogramme de la première série d'images), niant jusqu’à sa présence, car un simple regard échangé avec cet homme mettrait en péril leur entreprise d’assassinat concerté. De fait, le bandeau offert aux condamnés au moment de la fusillade, et dont est affublé le soldat Hamp sur la dernière image ci-dessus, arrangeait les fusilleurs plus que les fusillés. C’est au fond le nerf de cette guerre dont on célèbre cette année le centenaire, mis en scène avec sobriété mais avec brio par Joseph Losey : des officiers, grands bourgeois retirés dans quelque château loin du front, à l'abri de la ligne de feu, envoyant à l’abattoir des millions de paysans, numéros de matricule déshumanisés, statistiques pures, qui pour eux et par bonheur n’avaient pas de visage, pas de nom, pas de regard.
Pour l'exemple de Joseph Losey avec Tom Courtenay et Dirk Bogarde (1965)