Nouvelle variation sur la vie et l’œuvre de l'écrivaine Virginia Woolf, après le fameux biopic Woolf avec Jack Nicholson, mi-écrivaine mi-loup-garou, dans le rôle titre, The Hours raconte et entremêle le parcours de trois femmes. Virginia Woolf en personne, écrivaine soi-disant folle et carrément dépressive (incarnée par Nicole Kidman à l'époque bénie où le plastique et la laideur sur son visage étaient encore à peu près amovibles) ; une lectrice (Julianne Moore) de son grand roman Mrs Dalloway, bien décidée à abandonner son mari (John C. Reilly), son fils et son petit pavillon de banlieue sous peine d'y crever d'ennui ; et enfin une incarnation moderne de ladite Mrs Dalloway (Meryl Streep), new-yorkaise homosexuelle pleine de regrets, et notamment sentimentaux, vis-à-vis d'un peintre (Ed Harris) lui-même homosexuel et sur le point de décéder du sida. Allons-y Alonzo, dans le merdier existentiel, et crescendo !
Stephen Daldry, adaptant le roman d'une femme sur une femme, et à travers elle sur toutes les femmes, n'a peut-être cru s'adresser qu'aux femmes, et a sans doute jugé judicieux de ce fait de ponctuer un certain nombre de ses séquences parfaitement académiques de nombreux inserts sur des gestes de cuisine. Tel dialogue tendu entre Virginia et sa cuisinière est ainsi rythmé par un gros plan sur un oeuf cassé sur le bord d'un récipient, tel dialogue entre Meryl Streep et Jeff Daniels fait soudain place à une autre coquille d’œuf que l'on jette à la poubelle, et ainsi de suite. On a parfois l'impression de regarder Top Chef avant l'heure, et que ce qui relie les femmes par-delà les époques tient non seulement dans leur farouche envie de mourir mais aussi dans l'omelette.
Certes le noble projet de Woolf était de faire tenir l'existence d'une femme dans une seule journée, et la cuisine devait (forcément et tristement) y tenir une bonne place, mais on peut s'interroger, concernant l’œuvre de Stephen Daldry, sur ces inserts à répétition et sur la récurrence du motif de l’œuf cassé. Cette lubie du cinéaste est à la fois le signe d'un esprit relativement cohérent, de l'ordonnancement pépère d'un film trop sage, et l'unique manifestation d'une forme de folie au sein de ce carcan de propreté. Le montage fragmenté, qui passe d'une femme à l'autre, au lieu de rompre le classicisme de l'ouvrage, le renforce. On a l'impression pénible de suivre une de ces séries contemporaines qui n'ont de cesse de passer d'un portrait à un autre, d'une névrose à la suivante, d'un bloc de féminité vérolé à son voisin, pour satisfaire la tentation du zapping et noyer l'esprit dans un flot parfaitement continu d'images plates reliées entre elles par leur platitude même et par une musique constante et mélancoliquement galopante signée Philip Glass (comme elle aurait pu être signée Danny Elfman, mais c’eût été pire... alors que les Baha Men étaient frais et dispo avec leur tube Who let the dogs out ? Woolf, Woolf Woolf). L'horripilant Desperate Housewives est loin malgré tout, notamment parce que nous sommes en présence de trois vraies et belles actrices en lieu et place des cataplasmes vulgaires de l'ignoble série star des années 2000, parce qu'en outre le propos sur les tourments féminins, humains, venant en bonne partie d'une grande écrivaine, est autrement pertinent, et parce qu'à la fin, quand même, une brève mais réelle émotion pointe enfin.
The Hours de Stephen Daldry avec Nicole Kidman, Julianne Moore, Meryl Streep, Ed Harris, Jeff Daniels et Claire Danes (2001)