Évoquant, il y a six ans déjà, dans ces pages, les deux premiers films de Mathieu Amalric, je citais un célèbre précepte Truffaldien : "Faire un film contre le précédent". Amalric n'a cessé depuis, et il en est à son cinquième film, de se renouveler, de tout reprendre à zéro, d'aller systématiquement contre ce qu'il a déjà fait. Ceci étant dit, s'il faut chercher un lien entre La Chambre bleue et un autre jalon de sa courte mais déjà passionnante carrière, on peut prendre le risque d'avancer qu'il renoue plus ou moins avec l’esthétique du Stade de Wimbledon. Par conséquent en rupture avec son dernier film en date, le remarquable Tournée, le cinéaste recolle avec la création d'ambiances délicates fondées sur des instants suspendus, et avec une esthétique - notamment centrée sur des gros plans, des décadrages et une profondeur de champ en longue focale - vouée à prélever des détails, des couleurs et des lumières sur les décors ou sur les corps, dans une mise en scène attentive, impressionniste et voluptueuse. Dans Le Stade de Wimbledon comme dans La Chambre bleue, cette esthétique est particulièrement travaillée dans les séquences d’introduction, d’une poésie totale dans le film de 2002, doublée ici d’une forme étonnante de picturalité.
Quand bien même La Chambre bleue a été réalisé dans l’urgence alors que le tournage du Stade de Wimbledon s’était entendu sur toute une année, la mise en scène d’Amalric a sans doute gagné en maîtrise et en maturité en douze ans, et on le constate assez rapidement. Pourtant je ne peux m’empêcher de trouver plus de grâce, plus de vie et plus de beauté dans les premiers plans tremblants, fébriles, lumineux du Stade de Wimbledon, avec Jeanne Balibar à bord d’un train bientôt en panne pour Trieste, que dans les plans fixes, précis et très composés qui font la première séquence du film présenté à Cannes en mai de cette année, où Amalric lui-même et sa nouvelle compagne, Stéphanie Cléau, discutent dans une chambre d’hôtel, nus, après l’amour.
Mais on peut aussi rapprocher - et séparer... - les deux films sur leurs scénarios, ou plutôt sur leur(s) défaut(s) de scénario. Défaut, au singulier, dans le sens de manque, pour Le Stade de Wimbledon, film déjà basé sur un roman, de Daniele Del Giudice, mais un roman sans intrigue forte, au propos très lâche, abordé comme un quasi prétexte pour filmer les allers et retours d’une femme sous le soleil dans un film d’errance, de vacance, au sens strict. Défauts, au pluriel, compris comme apories, ratés, pour La Chambre bleue, adapté d’une romance policière de Simenon très construite quant à elle. L’intrigue, telle que scénarisée par Amalric et sa compagne, assez bien ficelée et savamment structurée, se tient, évidemment, nous tient aussi, relativement, et préserve au final son lot de mystères irrésolus. Mais le script a malgré tout de lourds défauts, et pas des moindres : les personnages. Pas assez fouillés peut-être, trop lointains, trop distants, leurs passions nous restent étrangères, et leurs motivations de fait peinent à nous sembler claires ou à nous intéresser suffisamment. Faute d’implication, et malgré des acteurs impeccables (d'Amalric lui-même à Léa Drucker, en passant par Laurent Poitrenaux ou Serge Bozon), on reste insensible au drame qui se joue sous nos yeux, d’une froideur certainement voulue mais qui finit néanmoins par geler l’œuvre et la faire passer pour morte. Le film s'étrécit au format 4/3 de l'image, sans doute voué, et judicieusement, à susciter la picturalité des plans évoquée plus haut (ces prélèvements de détails dans la chambre d'hôtel ou dans celle du tribunal), via toute une série de tableaux dressés par le cinéaste et offerts à notre contemplation, mais aussi à étouffer le personnage principal, énigmatique et semble-t-il complètement perdu lui-même, dans les carcans successifs d'une vie trop rangée, d'une intrigue mal barrée, et enfin d'une machine judiciaire implacable.
Le film, par conséquent, ne vibre guère, et s’éteint vite après la projection. Les images, souvent magnifiques, finissent par glisser sur les yeux du spectateur au lieu d’y laisser une empreinte forte. Partant, il est d’autant plus curieux de lire dans le dernier numéro des Cahiers du Cinéma, entièrement consacré aux émotions produites par les images, le texte de Mathieu Amalric, qui semble ironiser sur la peur de l’émotion nue qu'éprouvent les jeunes cinéphiles ou cinéastes, au bénéfice d’une naïve quête de distance intellectuelle plus confortable et protectrice. Mais quand il filme le premier baiser des amants illégitimes et passionnés de son film, sur le bord d'une route, dans le vent, emporté par une musique romanesque, mélodramatique, altérée par quelques subtiles notes de film noir, le cinéaste est loin de nous bouleverser comme nous bouleversent, avec des scènes semblables, des cinéastes aussi différents que Ford dans L'Homme tranquille, Sirk dans Tout ce que le ciel permet, ou Truffaut dans La Femme d'à côté, la faute, là encore, à des personnages anesthésiés, et à une sécheresse généralisée qui bloque la sensualité traquée dans les plans avant de glacer les affects de l'autre côté de l'écran, chez un spectateur tenu à l'écart. La Chambre bleue, et c’est peut-être la première fois qu’on peut le dire d’un film signé Amalric, est malheureusement, et paradoxalement quand on sait les intentions de son auteur, victime d'un regrettable manque de véritable puissance émotionnelle. Reste une adaptation tout à fait intéressante, parcourue de quelques beaux instants.
La Chambre bleue de Mathieu Amalric avec Mathieu Amalric, Stéphanie Cléau, Léa Drucker, Laurent Poitrenaux et Serge Bozon (2014)