Tourné en 1967 par Stuart Rosenberg (à qui l’on doit notamment Amityville, la maison du diable), Cool Hand Luke compte parmi les meilleurs films de Paul Newman. En 67, l’acteur a déjà fait étalage de ses talents d’acteur et de son charme ravageur dans Les Feux de l’été ou dans La Chatte sur un toit brûlant. Il est physiquement au sommet, sa carrière bat son plein (la même année, il tourne dans Hombre, un western de son ami Martin Ritt), et va, deux ans plus tard, associer son immense pouvoir de séduction à celui de Robert Redford dans Butch Cassidy and the Sundance Kid. Mais aussi plaisantes ou brillantes soient ses performances dans tous ces films, c’est peut-être dans Cool Hand Luke que Newman trouve son personnage le plus fascinant. Brick Pollitt, le fils favori de Big Daddy dans La Chatte sur un toit brûlant, cet homme dépressif, détruit par le suicide de son meilleur ami (et possible amant), en conflit avec sa femme (la divine Elizabeth Taylor), résolu à s’oublier dans l’alcool, était un personnage particulièrement passionnant, et brillamment incarné, mais à sa complexité s’oppose la simplicité biblique de Luke la main froide, dont les motivations restent beaucoup plus opaques, si tant est qu'il en ait.
Que sait-on de Luke ? Au début du film, complètement ivre, l’homme s’amuse à décapiter des parcs-mètres quand une patrouille de police tombe sur lui. Il sourit et se fait coffrer. Luke atterrit ensuite dans un centre pénitentiaire peu commode, ou ce même sourire distant et ironique lui vaut de se confronter au plus costaud de ses camarades de chambrée puis aux matons chargés de le briser. Tout ce que fait Luke, depuis la première jusqu’à la dernière minute du film, est voué à le divertir de son ennui profond, viscéral, identitaire. A chaque fois qu’il se lance dans une nouvelle entreprise idiote ou vouée à l’échec, et qu’on lui demande la raison de ses actes, il répond quelque chose comme « Faut bien s’occuper ». Et s’occuper pour lui consiste à se lancer des défis au choix, inutiles, extravagants ou dangereux, quand ce n’est pas les trois à la fois. C'est boxer contre la montagne de muscles du pénitencier, tant qu'il parvient à se remettre sur ses jambes, quitte à se faire littéralement démolir, ça peut aussi signifier gober cinquante œufs en une heure pour vaguement épater la galerie, ou pourquoi pas achever de goudronner une route le plus vite possible, sans oublier, bien sûr, s’évader à plusieurs reprises.
Filmé en position christique, vêtu d’un simple slip, allongé sur une table, le ventre gonflé des cinquante œufs qu’il vient de s’enfiler au risque d’y laisser sa peau, Luke ne cesse de défier Dieu, joue avec la mort, se montre prêt au sacrifice le plus idiot qui soit, par simple désœuvrement, et parce que, jugeant le monde qui l’entoure insensé, il refuse coûte que coûte d’y « filer droit ». On peut le briser mais pas le mettre au pas. Libre ou mort, Luke ne pourra jamais se conformer à l'ordre établi. D’une brutale humanité quand il pleure la mort de sa mère en chantant, ou quand il dit à Dieu, dans une église, à la fin du film, qu’il n’a sa place nulle part sur cette Terre, le personnage finit par accéder à une dimension fantastique. Quand, après avoir été frappé de plein fouet par une balle (venue sanctionner cette ultime et définitive réplique, lancée sur un ton rieur et revanchard : « Je crois qu'on a un problème de communication ! »), il continue de sourire à son compagnon de cellule, baigné d’une lumière rouge diabolique, Luke semble immortel, ou plutôt déjà mort (d’où la froideur de sa main), et prend les allures d'un diable incarné, tout sourire. Un triste diable solitaire et pétri d’ennui, condamné à une spirale sans fin de joyeuse auto-destruction. Et la compilation des sourires de légende de Luke qui conclut le film transmet en fin de compte tout le poids d’une dépression entière et irrémédiable, en même temps qu’elle nous laisse sur l’image paradoxalement lumineuse d’un des personnages les plus sombres et les plus bouleversants qui soient.
Luke la main froide de Stuart Rosenberg avec Paul Newman, George Kennedy, Joe Van Fleet, Clifton James, Harry Dean Stanton et Dennis Hopper (1967)