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Channel: Il a osé !
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Édouard et Caroline

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Édouard et Caroline, de Jacques Becker, sorti en 1951, fait le pont entre le meilleur du réalisme poétique et la nouvelle vague, entre Renoir et Godard, entre la satire de la grande bourgeoisie de La Règle du jeu et le portrait du couple moderne dressé dans Une femme est une femme. De part et d’autre du petit drame conjugal au cœur du film, Daniel Gélin, physiquement à la frontière entre Jean-Claude Brialy et Charles Aznavour, avatars majeurs des premiers soubresauts de la nouvelle vague, dans la peau d'un pianiste de génie en slip poutre-apparente ; et Anne Vernon, actrice au physique ophülsien mais dont le jeu préfigure celui d’Anna Karina, que l’on croit entendre par anticipation quand elle gueule « Merde !  Merde ! Merde ! » au téléphone. Libre, sautillante, grimaçante, vivante en clair, quand elle nous sourit à travers son miroir ou quand elle danse entre deux pièces, écrase une fleur sous son pied nu ou reçoit une baffe avant d'essayer de mordre son compagnon, Anne Vernon est pour beaucoup dans l'énergie et la beauté du film.




Le conflit, la scène de ménage, que dis-je, la guerre conjugale est déclarée quand Gélin colle cette gigantesque baffe à Vernon, dans un gros plan brutal où l’on croirait la mâchoire de la jeune femme littéralement déboîtée. Pourquoi la gifle-t-il ? Tout naît d’un problème vestimentaire, donc d’apparat, donc de classe. Le couple doit se rendre chez le parrain fortuné de la demoiselle (qui l’appelle « Carolaïne », à l'américaine, de son ton pédant de bourgeois crétin) afin qu’Édouard y fasse monstration de ses talents de musicien face à ces gens du beau monde. Sauf que Caroline a jeté son seul gilet, vieux et abîmé, et qu’Édouard doit aller en quémander un au fameux parrain de sa fiancée, ou au cousin de cette dernière, qui la courtise sans grand secret. Et tandis que les deux aristocrates se foutent peu discrètement de l’artiste-bohème démuni, Caroline décide de découper sa propre robe pour découvrir ses jambes, comme le lui conseille un magazine de mode (on sent venir l'importance de la presse et de la publicité à l’œuvre dans les futurs films de Godard ou de Truffaut). Quand il rentre chez eux, Édouard découvre les retouches portées à la robe et réagit au quart de tour. Après l’avoir traité de « gros paysan abruti » sur un ton assez comique, Caroline hurle à Édouard - qui entre-temps a jeté tout ce qu’il a trouvé par terre - qu’il la dégoûte, et lui jette ses souliers au visage, obtenant pour toute réponse la gifle qui met le feu aux poudres.




Le symbole de la gifle, et le gros plan qui en marque la violence, donnent à penser qu'Édouard est le coupable de l’affaire, qui en outre se veut réactionnaire et machiste face aux innovations textiles et aux velléités chics de sa femme. Mais c’est aller un peu vite en besogne. Quand Caroline traite Édouard de « gros paysan abruti », elle ne se contente pas de remettre en cause son ignorance des choses de la mode, elle le renvoie à sa condition de prolétaire besogneux. C’est d’ailleurs elle qui a jeté le gilet honteux d’Édouard et qui a tout manigancé pour qu’il doive aller en demander un au parrain fortuné. Et la violence de ses « Tu me dégoûtes ! », répétés à l'envi, comme celle de ses lancers de chaussures, n’est pas inférieure à celle de la baffe lancée par Édouard en retour. La réponse qu’elle fait est d’ailleurs révélatrice de sa propre part de monstruosité. A peine remise de sa gifle, elle lui dit cette chose terrible : « C’est exactement ce que j’attendais ! ». Caroline savait qu’un homme du peuple comme lui serait forcément un rustre et un violent. Il n’avait aucune chance. Le mépris de classe que Caroline inflige à Édouard est parfaitement horrible, et la gifle, en comparaison, bien peu de choses.




Cette phrase, « c’est exactement ce que j’attendais », sous-entend aussi que le couple joue un scénario entièrement pré-écrit, une comédie de mœurs donnée d’avance. Tout pour eux ne consiste qu’à se mettre en scène, qu’il s’agisse de jouer en virtuose devant une assemblée de mondains dans l’espoir d’obtenir un contrat, ou de jeter les vases par terre à la moindre dispute. La comédie aristocratique (de courte durée : après s’être pâmés à l’écoute du morceau de classique d’Édouard les mondains se mettent à chanter en chœur, euphoriques, un air populaire idiot) et tous ses rituels de séduction aussi factices que crétins (quand une comtesse joue à faire craquer le parrain de Caroline d’un "regard qui tue" face aux invités attroupés) trouvent leur pendant chez nos jeunes gens, Édouard et Caroline, dont on ne sait jamais s’ils sont réellement en conflit ou s’ils jouent la comédie du mariage, se déchirant pour la première pécadille venue avec une exagération jubilatoire. 




De la fête à la Colinière à la dispute des amants gordardiens à base de titres de livres, des mondanités à l’intimité du couple, tout n’est qu’affaire de mise en scène et de comédie. Le monde est un théâtre, comme disait l'autre, le mariage en tout cas est une scène, et, comme toujours en matière de spectacle, les américains ont une longueur d’avance. C’est, parmi tous les invités de la soirée mondaine, l’américain bien tranquille, celui qui méprise les festivités fantoches de ses pairs mais y participe, le cynique parmi les cyniques, qui accepte d’être trompé par sa femme à condition de la tromper en retour, c’est bien lui, l’américain, qui sait reconnaître le talent de pianiste d’Édouard, qui lui fait signer un contrat qu'on devine juteux, et qui, en le faisant accéder à la classe à laquelle il avait le tort de ne pas appartenir, règle aussitôt le différend des deux amants. Le film pose ainsi, et brillamment, la question éternelle, moins de la lutte des classes que du poids, au sein du couple, de la réussite et de la reconnaissance sociale.


Édouard et Caroline de Jacques Becker avec Daniel Gélin, Anne Vernon, Betty Stockfield, Jacques François, Jean Galland et Elina Labourdette (1951)

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