Nettement supérieur à The Housemaid, remake réalisé il y a quatre ans par Im Sang-Soo, La Servante de Kim Ki-Young, qui remonte à 1960, nous présente le quotidien d'une petite famille coréenne qui vient de s'installer dans une maison plus grande pour accueillir un troisième enfant. Le père est professeur de piano, la mère, enceinte, coud quand son état le permet. En dépit de leurs difficultés financières, ils décident d'engager une bonne pour lui confier le soin de la maison et des enfants en attendant l'accouchement et le rétablissement de la maîtresse de maison. Mais la servante en question investit les lieux plus vite que prévu, force le père à devenir son amant et ne tarde pas à faire plier toute la famille sous sa volonté.
Le film passe ainsi très vite de la vague comédie de mœurs teintée de critique sociale au home-invasion et au huis-clos malsain. Et si Kim Ki-Young convoque explicitement Hitchcock en citant sans détour la plus célèbre scène de Soupçons, celle du verre empoisonné porté dans les escaliers, non plus ici illuminé de l'intérieur mais pratiquement filmé de l'intérieur, son film est avant tout hitchcockien en tant que c'est un film polanskien par anticipation.
La Servante n'est pas tant un huis-clos qu'il en devient un, comme Répulsion cinq ans plus tard, se refermant progressivement mais sûrement sur la maison vérolée par l'intruse, comme Le Locataire se recroquevillera lentement sur la psychose de son protagoniste. Tout va se jouer dans les murs d'une demeure hantée, contaminée même, en cela que l'envahisseuse est tour à tour associée à différents types de bêtes horribles. D'abord les rats, quand, dès son arrivée chez ses patrons, et sans dire un mot, la servante entre en tout premier lieu en contact avec l'un des rongeurs qui pullulent dans la cuisine, le tue sèchement et déclare quelque chose comme : "Ça va être la fête des rats". Antiphrase qui pourrait bien être une phrase tout court, dite au premier degré, et qui se pare d'une toute nouvelle ambiguïté du fait que la servante, incarnée par Eun-shim Lee, actrice au visage inquiétant et aux yeux notoirement écartés, est elle-même filmée à la fois comme un rat et comme un serpent, ennemi privilégié des rongeurs. Toujours tapie dans l'ombre, observant ses hôtes depuis son trou (une petite chambre à part qui lui offre un accès bien pratique au bureau du chef de famille par l'extérieur, via la baie vitrée du balcon), la servante est immédiatement identifiée à un nuisible, d'abord discrète puis vite incontournable et omniprésente, elle prend peu à peu possession des lieux, comme dans la nouvelle Les souris de Buzzati. Mais elle évoque aussi bien un reptile par sa façon de se glisser dans les pièces sans se faire entendre (le cinéaste fait montre à ce titre d'une remarquable appréhension de l'espace), et par son art d'enlacer ses proies pour les étouffer. Après s'être libérée de sa tunique trempée comme d'une mue, elle enveloppe les corps étrangers pour les soumettre, doigts croisés dans le dos du professeur de piano, pieds enroulés autour de ses jambes. Plus tard, elle tuera ses victimes en les empoisonnant, crachant son venin sans prévenir, qui n'est autre que de la mort-aux-rats... Or cette arme pourrait bien se retourner contre elle, qui est serpent et rat, victime et bourreau : après avoir violé le père de famille et se l'être accaparée en véritable mante-religieuse, elle perd l'enfant né de cette union volée et sombre dans la folie, obsédée par une soif de vengeance destructrice qui la pousse à terminer son ouvrage de destruction du cocon familial. Némésis de la mère de famille couturière, elle achève ainsi de tisser sa toile (visible à même les murs de la demeure infectée - là encore on pense à Polanski - où les jointures entre les pierres s'entrecroisent en tous sens) telle l'araignée annoncée par le jeu des deux enfants du couple dans le générique d'ouverture, qui consiste à entrecroiser indéfiniment les boucles d'une ficelle tendue entre leurs doigts.
Le seul problème, au fond, c'est que le film a tendance à s'empêtrer lui-même dans sa toile et souffre de la répétition des motifs de son propre jeu, ce malgré une montée exponentielle de la perversité à l’œuvre au sein du foyer. Mais les longueurs et le léger patinage de la deuxième partie n'enlèvent rien aux éclats de la mise en scène, à la belle composition des cadrages, au travail subtil sur les éclairages et à ces mouvements de caméra qui ménagent une tension bien réelle quand ils font buter un personnage sur le regard d'un autre ; ni d'ailleurs au terrible bloc de mystère du personnage principal ou au charme morbide de l'actrice qui l'interprète, et encore moins à la charge érotique qui imprègne le film et qui parvient à faire oublier le symbolisme appuyé d'un scénario un rien sur-écrit. Ne citons que cette scène où, après leur première étreinte, la servante se jette aux pieds de son employeur et enlace sa jambe, tenant sa cigarette incandescente à la verticale en lieu et place du sexe tenu, enserré, d'une victime bientôt castrée virtuellement, quand la jeune femme retire brutalement sa main de l'entrejambe de son amant forcé dans un geste d'arrachement, pour jeter sa cigarette dans le hors-champ. La métaphore, qui serait pesante sans la puissance sexuelle accumulée précédemment, est superbe. On ne peut alors que regretter le finale, en forme de twist, où l'un des personnages s'adresse directement au spectateur à travers la caméra pour pointer sur lui un doigt accusateur, sur un ton entendu et rigolard, dans une conclusion plutôt lourde, et doublement quand ce clin d’œil satisfait succède, avant l'arrivée dudit twist, à une morale déjà trop clairement exprimée par le personnage de la mère (ils seraient punis, elle et les siens, pour leur folie des grandeurs et leur bonheur à crédit). La servante aurait gagné à s'abîmer dans la psychose de son personnage éponyme sans chercher à nous cueillir par cette pirouette finale, d'autant plus inutile que le film avait déjà suffisamment d'arguments pour nous saisir plus en amont, et plus fermement.
La Servante de Kim Ki-Young avec Eun-shim Lee, Jeung-nyeo Ju et Jin Kyu Kim (1960)