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Channel: Il a osé !
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La vie domestique

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A ceux qui, comme moi, s’étaient plaints de la noirceur étouffante de son précédent film, D’Amour et d’eau fraîche, Isabelle Czajka répond avec du râble et y met les bouchées doubles. On l'imagine nous resservant des plâtrées de bourdon et de cafard en chantonnant "C'est moi qui l'ai fait !" comme Valérie Lemercier présentant son plat à base d'étron. Et on aimerait lui répondre, avec l'accent chinois coupé à la hallebarde du doubleur de Demi-Lune dans Indiana Jones et le temple maudit : "C'est pas des gâteaux ça...". Après nous avoir miné avec la vie médiocre et angoissante au possible d’une Anaïs Demoustier en devenir dans son précédent film, elle nous peint ici, comme le titre l’indique assez bien, la vie domestique de quatre femmes au foyer en banlieue parisienne. Elles sont épouses, elles sont mères, elles habitent de beaux pavillons construits sur mesure, et elles se mortifient à cent sous de l’heure. Leur quotidien est une suite infaillible de tracas plus ou moins insignifiants qui, mis bout à bout et répétés à l'envi pour une durée indéterminée, leur empoisonnent l'existence. Et Isabelle Czajka est bien décidée à nous plonger jusqu’au cou dans ce quotidien morbide, sans offrir la moindre issue de secours ni à ses personnages ni à nous. On sait que ce qu’elle nous raconte existe, que c’est même le lot d’un très grand nombre de femmes, et nul doute que le film parlera directement à énormément de gens susceptibles de s'y reconnaître (parmi la trentaine de personnes qui le verront), mais encore faut-il apprécier, pour endurer le film sans faillir, qu'on se complaise dans la noirceur absolue sans laisser aucune place au reste.




La vie domestique se concentre sur une soirée et sur la journée entière du lendemain. Le personnage principal est campé par Emmanuelle Devos. Tout commence, ou recommence en réalité, quand elle et son mari sont invités à un dîner chez un immense connard d’entrepreneur en informatique, raciste et misogyne, que l’époux de Devos (Laurent Poitrenaux), proviseur dans un lycée difficile, courtise plus ou moins dans l’espoir qu’il lui refile de vieux ordinateurs pour son bahut, au point de tenir lui-même des propos douteux sur les femmes (et on sent qu'il ne faut pas grand chose pour qu'il se lâche). Le lendemain, Devos va s’occuper de tout, des enfants, du ménage, de la cuisine, pour préparer la venue, le soir même, de deux couples voisins, le tout en se démenant pour obtenir un entretien d’embauche malgré l’absence totale de soutien de son époux. Au final, elle ratera l’entretien et l’embauche, et n’aura gagné qu’un repas horrible, passé principalement à servir et débarrasser les plats, tandis que ces messieurs déblatèrent sur l’importance capitale et remarquable de leurs missions professionnelles, quand ils ne l’humilient pas au passage (son mari compris) par de petites phrases détestables.




A côté de ça, on a donc droit au portrait de trois autres femmes, à commencer par celles qui seront invitées le soir chez Devos. L’une, interprétée par Julie Ferrier, est une maniaque de première qui tient son intérieur comme une maison témoin, ou un modèle d'exposition Ikéa, faute d'occupation réelle, tout en se chargeant, évidemment, des gamins et du reste. Sa grand-mère est morte le matin même mais elle se surprend à plutôt chialer parce que le fils d’une amie a flingué son canapé de luxe. Ou plus vraisemblablement parce qu'elle vient de menacer de mort le bambin en découvrant l'attentat, dans un moment de bravoure ahurissant qui n'est pas sans rappeler le François Cluzet à cran des Petits mouchoirs. L’autre, jouée par Natacha Régnier, enceinte jusqu’au cou de son troisième chiard, est délaissée par un mari toujours en déplacement et erre dans le bordel permanent de sa baraque. Sans oublier Helena Noguerra dans le rôle de la quatrième mère au foyer totalement esseulée et dépassée par les événements, événements qui ont principalement la forme d'un fils intenable qui ressemble comme deux gouttes d'eau au diable de Tasmanie. Quand elles ne se retrouvent pas dans les boutiques ou à l'entrée de l'école pour se plaindre de leur quarantaine bien tassée, de leurs corps à l’abandon, de leurs maris sinistres ou de la tristesse de leur condition, c’est leurs propres mères, divorcées bien sûr, qui leur rendent visite pour leur remonter le moral, en leur expliquant que leurs pères étaient de vrais enculés, qu’elles ont gâché leur vie pour eux, qu’elles regrettent tout de leur existence, sans garder le moindre souvenir heureux, et que la vie est de toute façon une gigantesque chienne, avec des phrases du genre : « Toute ma vie je me suis faite chier à préparer l’étape d’après, puis en fait j’ai compris qu’il n’y avait pas d’autre étape, nardin... »




Le tout, car ce n’est pas fini, sur fond d’enquête poisseuse, car la radio ne cesse d’alerter les citoyens quant à l’enlèvement d’une enfant de deux ans et demi. On apprendra finalement, je vous le révèle mais on s’en doute immédiatement, que l’enfant disparue n’a pas vraiment été enlevée mais a été étouffée par sa mère de 19 ans puis jetée dans le fond de la petite rivière enjambée quotidiennement par nos mères au foyer désespérées. Pire, la mère infanticide était une élève du personnage de Devos, qui donne une paire de séances d’initiation à la littérature à des jeunes filles des quartiers difficiles, dans un établissement où elle est régulièrement mise plus bas que terre par son supérieur. C’est cette jeune femme, que Devos et son mari ont failli écraser en rentrant de leur repas atroce la vieille au soir, c’est elle aussi que Devos a croisée dans le parc, le matin suivant, à 9h du matin, torchée, une bière à la main, et qu’elle n’a pas su aider.




Le film se termine comme il a commencé, sur Devos, seule, dans sa cuisine, le soir, fumant une dernière cigarette après avoir refusé de bouger quand son connard de mari, qui l'a traitée d'emmerdeuse insatisfaite un certain nombre de fois durant toute la soirée, lui a lâché un répugnant « Viens ici ! », auquel ne manquait que le "Mirzah" final, assez nettement sous-entendu (la femme ramenée au rang de clébard est un thème majeur du film : Julie Ferrier raconte aussi à son mari, sur le ton du "J'me comprends", qu’un voisin a une chienne qui s’appelle Betty, comme elle). Le film déploie sans relâche l’éventail de l'humiliation sexiste et de son corolaire, la dépression féminine (à chaque scène, une cause et son symptôme), et le catalogue va de l'envie de meurtre (tuer les enfants au bénéfice des canapés, mais pourquoi pas les maris, quand Ferrier, voyant sa voisine en train de creuser un trou dans le jardin pour enterrer le lapin de sa fille, demande dans un demi-sourire si elle a enfin tué son enfoiré d'époux), qui parcourt tout le film en filigrane, à de simples saillies d’horreur, comme cette mère, sur le parking de l’école, qui, sans raison connue, fait marche arrière à toute allure, manquant d’écraser quelques gosses, puis se tire en faisant un doigt d’honneur aux autres mamans présentes. Isabelle Czajka, dans un de ces films naturalistes qui se sentent investis d'une mission impérieuse et écrasante, a voulu révéler l’enfer que vivent effectivement bon nombre de femmes au foyer, et c’est ce qu’elle a fait, sans se demander si un moment de joie, une simple ouverture, une seconde d'humour un quelconque espoir avaient leur place dans un film d’une heure et demi en apnée, dépourvu de toute échappée, qui se contente de plomber son spectateur au maximum et de lui enfouir la tête sous un coussin de vérités-qui-font-mal-à-dire jusqu’à ce que mort s’ensuive. Que la réalisatrice ressente le besoin de déployer la panoplie des menues horreurs que peuvent subir toutes les femmes au quotidien, cela peut se comprendre, et un certain nombre d'hommes auraient besoin qu'on leur ouvre les yeux sur la domination et le mépris qu'ils imposent à leurs compagnes, mais que le film se limite absolument à un état des lieux en tout point déprimant pose un réel problème, d'autant que l'absence totale de contrepoint dessert cruellement le propos d'Isabelle Czajka en faisant de la situation dépeinte par La vie domestique une impasse inévitable et immuable. Je doute du reste qu'un film sur la dépression masculine dépeignant toutes les femmes sans exception comme de fieffées salopes trouve chez Isabelle Czajka une fervente admiratrice, et on la comprendrait.




Quand on voit ce film, on ne peut s'empêcher de penser à son exact contraire, le récent Bird People de Pascale Ferran, qui parle de l'humain avant de parler des hommes ou des femmes, qui fait l'effort d'élargir ses vues à chaque instant au lieu de s'enferrer dans le lit trop confortable d'une démonstration exhaustive et naine, qui ne se sert pas seulement du cinéma mais le sert aussi, et qui a le mérite de chercher des solutions là où La vie domestique ne voit que des problèmes. Jean-Luc Godard, dont les rapports aux femmes, sur le strict plan cinématographique (le reste ne nous intéressant pas ici), seraient par ailleurs à questionner, a dit cette chose fort juste, dans un séminaire donné en 1978 au Conservatoire d'Art Cinématographique de Montréal et intitulé Introduction à une véritable histoire du cinéma : « Ça sera aux femmes à faire des films sur les solutions des femmes, pas sur les problèmes des femmes car les problèmes des femmes… il n’y a que les hommes qui en causent. Les femmes, elles, n’ont aucun problème ; il n’y a que les hommes qui leur font des problèmes. Alors il serait temps bien sûr que les femmes fassent des films, ou d’autres choses… sur les solutions qu’elles vont apporter ou qu’elles voudraient apporter sur les problèmes que leur causent les hommes. » Vu qu'Isabelle Czajka semble rejoindre Godard sur l'origine unique des problème des femmes, on attendait d'elle qu'elle nous propose des solutions à ces problèmes au lieu de nous en soumettre un laborieux exposé et de s'arrêter là.


La Vie domestique d'Isabelle Czajka avec Emmanuelle Devos, Julie Ferrier, Natacha Régnier, Helena Noguerra et Laurent Poitrenaux (2013)

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