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La Malédiction d'Arkham

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Tourné en 1963 par Roger Corman, La Malédiction d’Arkham est une double adaptation, de Lovecraft et de Poe. Avouez qu’il y a pire matériau. Le titre original du film, The Haunted Palace, est celui d’un poème d’Edgar Allan Poe, dont les ultimes vers s’affichent en surimpression sur le visage de l’excellent Vincent Price dans le dernier plan du film (une habitude pour Corman dans ses multiples adaptations du grand écrivain romantique de Baltimore). Mais c’est surtout dans L’Affaire Charles Dexter Ward, longue nouvelle (ou bref roman) de Howard Phillips Lovecraft, qu’il faut chercher le cœur du scénario de Corman (les distributeurs français ne s'y sont pas trompés, et Corman lui-même ne voulait pas du titre du poème de Poe pour celui de son film). Quel est-il ? En 1765, un dénommé Joseph Curwen, propriétaire et résident (en compagnie de quelques servants et d’une sorcière amie) d’un immense et lugubre manoir à proximité d’Arkham, Nouvelle-Angleterre, est accusé par ses voisins villageois d’enlever des femmes et de les faire disparaître pour quelque diabolique profit. Ni une ni deux, les notables d’Arkham sortent l'accusé Curwen de son château, l'attachent à un arbre et le brûlent vif, mais seulement après avoir entendu ses dernières paroles : Curwen les a maudits sur plusieurs générations. Un siècle et dix ans plus tard, Charles Dexter Ward, descendant de Curwen, se rend à Arkham avec sa compagne pour découvrir l’improbable château dont il a hérité. Les habitants de la ville voient aussitôt en lui le spectre de Curwen.




Et pour cause, puisque le même Vincent Price joue les deux rôles et que rien dans son apparence, ni postiche, ni maquillage, n’est voué à dissocier Ward de Curwen. Mieux, l’un devient l’autre au fil du récit, Charles Dexter Ward se laissant peu à peu envahir par son ancêtre à chaque fois qu’il défie du regard un portrait terrifiant du satanique aïeul trônant dans la salle principale du château. Ce château, sublime édifice que Curwen aurait fait bâtir avec des pierres venues d’Europe, et que Corman met en valeur dans des plans en contre-plongée très attendus quoique bien réalisés qui favorisent l’aplomb de l'architecture gothique du bâtiment, est le principal reliquat du poème d’Edgar Poe. Il compose, avec d’autres topoï du genre fantastique - du portrait maléfique de Curwen, nœud de toute une tradition littéraire allant de Théophile Gauthier (La Cafetière) à Poe bien sûr (Le Portrait ovale), en passant par Gogol (Le Portrait tout court) ou Wilde (celui de Dorian Gray), à la jeune vierge sacrifiée dans un rituel satanique, en passant par le thème du double (Ward devenant Curwen évoque Stevenson et son Docteur Jekyll et Mister Hyde autant que Poe, toujours, et sa nouvelle William Wilson) - le cadre idéal d'un film d'épouvante pur jus.




Mais ce problème de la filiation et du double ne concerne pas seulement Ward et le défunt Curwen, il s’applique à Arkham tout entier. Les villageois, qui voient d’un mauvais œil la venue de Charles Dexter Ward, sont interprétés par ces mêmes acteurs qui, dans l’introduction du film, campaient déjà leurs grands-pères, les notables maudits. Les mêmes comédiens, sans le moindre de ces artifices généralement voués en pareil cas à faire passer un seul acteur pour un homme et son descendant, habitent le même village, parlent de la même voix, ont la même allure, les mêmes expressions et le même caractère que leurs aïeux. S’agit-il d’une simple affaire de budget ? D’un manque de temps ? Corman a rarement bénéficié de ces luxes, travaillant d'ailleurs parfois dans une hâte et une misère toutes volontaires. Ou bien la chose a-t-elle semblé naturelle à tout le monde sur le plateau ? Le fait est qu’elle ne l’est pas pour le spectateur, qui s’étonnera de cet effet de miroir entre les habitants d’Arkham de 1765 et leurs descendants de 1875. Cette aporie n’est cependant pas sans charme, et son ridicule pourrait même finir par sembler une belle idée. Après tout Curwen a juré aux villageois de les punir, tôt ou tard, pour leur crime. Or, retardé dans son entreprise (ses hommes de main, qui quant à eux semblent être réellement demeurés les mêmes, autrement dit avoir survécu pendant tout ce temps, comme en atteste l’aspect cartonné de leur peau, expliquent à leur maître que sa première progéniture n’avait pas la force de caractère requise pour accueillir son esprit démoniaque, contrairement au malheureux élu Charles Dexter Ward), Curwen ne pouvait que s’en prendre aux petits-fils de ses bourreaux, à condition qu’ils soient hantés par leurs ancêtres comme lui-même hante désormais Ward, afin que la punition touche bien, d'une façon ou d'une autre, les coupables.




Ainsi la malédiction de Curwen ne touche-t-elle pas que ces enfants tarés et difformes (notamment dépourvus d’yeux) que l’on croise dans le village, ou ce monstre retenu dans le grenier du villageois le plus entreprenant, elle aura aussi fait de tous les habitants d’Arkham les copies conformes, les doubles scrupuleux de leurs ascendants, condamnés pour les fautes de leurs pères. C’est en somme comme si Maupassant et Zola, camarades du siècle d’or de la nouvelle fantastique et de la nouvelle naturaliste, se trouvaient réunis dans une seule et même fable, les soucis de l’un (fantômes, maisons hantées, malédiction et folie) se mêlant à ceux de l’autre (hérédité, transmission des tares, influence du milieu et pérennité du vice). C’est du reste un point commun de premier plan (mais nous y reviendrons un de ces jours) entre La Malédiction d’Arkham et La Chute de la maison Usher, autre nouvelle de Poe adaptée par Corman trois ans plus tôt, avec, évidemment, l’inénarrable Vincent Price dans le rôle principal.





Ce mélange des genres augmente sensiblement l’intérêt du film, qui se voit grandit par un autre mélange des genres, cinématographiques ceux-là, puisqu’en passant de 1765 à 1875, le film passe de l’Amérique coloniale à celle de l'après-guerre de sécession (et Corman est sensible à la question, qui tournera en 67 La Poursuite des tuniques bleues), soit, si l’on veut, du film gothique (on en retrouve tous les codes : le cimetière initial, le château hanté de Curwen, où, ayant pris possession du corps de Ward, il exhume le cadavre de sa sorcière du siècle passé, l’ensemble illuminé par des séries d’éclairs qui déchirent le ciel dans toute une série de plans de coupe sans pluie) au western (les villageois de 1875, parmi lesquels Bruno VeSota, réalisateur pour Corman des Mangeurs de cerveaux, se trouvent à plusieurs reprises réunis dans l’ancienne taverne devenue saloon, et y portent plus ou moins l’attirail habituel du cow-boy : chapeaux à larges bords ronds, chemises et bottes ont remplacé les tricornes, colerettes et redingotes du siècle et de la bobine précédents). A vrai dire, les attributs du western se limitent à ces costumes (peut-être plus associés à un genre qu’aucun autre), mais n’oublions pas la propension des productions Corman à tutoyer le ridicule, et félicitons-nous que le cinéaste se soit préservé en privilégiant la veine fantastique de ses sources pour se limiter sagement à de vagues appels du pied au western dans un récit où le gothique européen (matérialisé dans ce château transbahuté en Nouvelle-Angleterre) envahit le Nouveau Continent. Au fond, les habitants d’Arkham sont des cow-boys égarés, ou disons retenus malgré eux, dans un film d’horreur (treize ans plus tard Marlon Brando incarnera un psychopathe égaré au milieu d’un western, dans le Missouri Breaks d’Arthur Penn, aux côtés d’un Jack Nicholson une fois n’est pas coutume à peu près sain d’esprit).





Roger Corman reste bien un homme du fantastique et de l’horreur, même s’il a touché à tout, et La Malédiction d’Arkham ne quitte jamais son registre initial. Le film fait certainement partie des réalisations les plus soignées de son auteur et, outre un mixage ponctuellement incertain, quelques travellings aériens tremblotants et autres recadrages maladroits, conserve une vraie élégance. La direction artistique, puisqu’il faut l’appeler ainsi, est remarquable. Tout, des décors inquiétants aux costumes en passant par l’éclairage expressionniste et les nuages de vapeur au ras du sol, nous plonge dans l’univers gothique de Poe avec un raffinement certain, que la musique composée par Ronald Stein ne fait qu’affermir. Seul défaut de l’entreprise, un certain nombre de longueurs. Corman prend son temps, étire quelques scènes pour atteindre les 85 minutes de bon aloi, et si certaines lenteurs restent appréciables (quand Ward et sa femme découvrent le château par exemple), d’autres pèsent sur le film et l’affaiblissent. La Malédiction d’Arkham n’est donc pas une réussite absolue, n’est d’ailleurs pas non plus le meilleur film de son auteur (on lui préfère Le Masque de la mort rouge), et l’on serait mal avisé d’y chercher de flamboyantes incarnations des créatures mythiques de Lovecraft. 





Si la mission que s’assigne Warden consiste à accoupler une jolie jeune femme avec l’un des « Grands Anciens » (dieux extraterrestres millénaires bannis au fond de l’univers et dans les profondeurs de la Terre), et si, à la fin du film, Corman n’hésite pas à nous donner un aperçu de l’un de ces monstres informes (Cthulhu ou Yog-Sothoth, les deux sont préalablement cités dans le film), ladite créature, aux dimensions supposées effrayantes, a moins de volume dans l’image que le Necronomicon (livre de magie et livre de culte des « Grands Anciens ») détenu par Curwen. Mais en ce qui me concerne, et j'imagine que les véritables fans de l’écrivain (parmi lesquels le co-responsable de ce blog) ne me contrediront pas, je me contenterai plus volontiers de cette étrange apparition biscornue, créature verte difforme et mal foutue, lente et floue, au râle idiot, ce "Grand Ancien" qui semble peu grand mais bien ancien, que de bien d’autres incarnations hypothétiques des démons lovecraftiens, notamment celles qu’un certain cinéma américain à gros bras pourrait un jour nous concocter.


La Malédiction d'Arkham de Roger Corman, avec Vincent Price, Debra Paget, Frank Maxwell, Lon Chaney Jr., Leo Gordon, Elisha Cook Jr. et Bruno VeSota (1963)

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