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Une initiative cinéphile - Entretien avec Jean-François Buiré

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En rencontrant Jean-François Buiré via ce blog, nous avons aussi découvert une vision, un désir très concret et très pensé de création de salle de cinéma indépendante dans le centre de Lyon, porté par ses amis lyonnais et lui-même : Le Trésor public. Ce beau et vaste projet, dont nous admirons l'ambition, que nous aimerions voir aboutir et dont nous souhaiterions qu'il fasse naître d'autres rêves du même genre dans nombre de grandes villes de France, nous a donné envie d'en savoir plus. D'où cet entretien avec Jean-François, qui est aussi l'occasion, à notre modeste échelle, de faire connaître cette belle idée de cinéma, qu'il faut vous sentir libres d'encourager et de promouvoir à votre tour.


- Bonjour, peux-tu te présenter ?

Je m'appelle Jean-François Buiré, j'ai 42 ans et je vis à Lyon. Aussi loin que je me rappelle m'être intéressé au cinéma, j'ai tenté, pour l'essentiel, de transmettre des enthousiasmes, sous des formes diverses : écriture, enseignement, programmation et réalisation.


- Quelques mots sur les autres porteurs du projet Le Trésor public ?

Francis Forge, Maxime Hot, Jean-Baptiste Seguin et Ivan Sougy vivent également à Lyon, et y travaillent dans différents domaines touchant au cinéma: programmation, projection, administration culturelle, enseignement ou réalisation. Il y a quelques années, j'ai rencontré trois d'entre eux, alors étudiants, dans le cadre d'un cours théorico-pratique consacré à la projection 35mm et à la programmation cinématographique que j'avais créé à l'Université Lyon 2. Jean-Baptiste a eu une « autre vie » artistique, puisqu'il a été percussionniste à l'Opéra et à l'Orchestre National de Lyon.


Les porteurs du projet Le Trésor public : Ivan Sougy, Francis Forge, Jean-­Baptiste Seguin, Maxime Hot, Jean-­François Buiré et leur mascotte, Anouk Sougy Gouttenoire. (©Pierre Suchet)


- Peux-tu nous présenter, rapidement, ce fameux projet ?

Le projet Le Trésor public vise à créer une salle de cinéma indépendante dans le centre- ville lyonnais comportant trois écrans, et équipée pour la projection numérique, 35 mm, 16 mm, Super 8 et vidéo.

Dans cette phrase, tout compte : l'idée joyeuse du cinéma comme « trésor », qui est en même temps un bien commun ; la revendication de l'indépendance, plutôt que celle de l'Art et Essai, trop galvaudé ; la volonté de replacer fortement une telle salle au cœur de la ville ; l'inscription lyonnaise, dans la mesure où la situation cinématographique à Lyon est, on le verra, problématique. Les trois écrans et la diversité de l'équipement de projection permettraient de déployer une programmation ambitieuse, polymorphe et multi-supports.

Le statut juridique que nous souhaitons adopter est la société coopérative (SCOP, voire SCIC), de type SARL. En effet, mes camarades et moi-même avons conçu ce projet dans un esprit de démocratie amicale, d’égalité de parole et de proposition que nous souhaitons ne pas voir disparaître s’il vient à se concrétiser.


- Avez-vous songé à un nom de secours si l’appellation « Trésor public» devait vous être refusée pour des raisons légales ? Ce nom est d’ailleurs bien trouvé mais ne craignez-vous pas qu’il rebute un brin les spectateurs en leur évoquant le couperet annuel des impôts ?

Même si nous l'aimons beaucoup, Le Trésor public est un « titre de travail », forcément provisoire, car il poserait en effet des problèmes d'ordre légal (ne serait-ce que pour l'établissement de chèques !). Dans un premier temps, nous avions pensé au Flamboyant, mais certains d'entre nous ont jugé que ce nom conviendrait mieux à un porte-avions, ou qu'il faisait penser à la flamme du FN.

Dans la mesure où nous voulions éviter de baptiser cette salle du titre d'un film ou du nom d'un cinéaste en particulier, mais aussi d'adopter un nom rebattu de salle de spectacle à l'ancienne (Lido, Astoria, Rex, Louxor, etc.), nous avons temporairement opté pour ce jeu de mots évocateur, qui trouve souvent d'emblée un écho positif ou qui finit par être adopté par les personnes qui l'ont trouvé rebutant au premier abord (même s'il y en a bien quelques-unes, sans doute traumatisées par la fiscalité, pour qui ce nom reste rédhibitoire).

Le projet n'a pas encore de lieu d'implantation arrêté : s'il se concrétise, on peut espérer que sa localisation dans Lyon inspirera le nom effectif de la salle.


- Quand et comment l’idée est-elle née ?

Mes camarades et moi-même étions insatisfaits de la proposition cinématographique à Lyon, au quotidien, et cela depuis plusieurs années. Les raisons de cette insatisfaction sont trop nombreuses pour être toutes précisées ici, mais disons pour résumer que la situation est indigne d'une grande ville, qui plus est d'une grande ville ayant, pour les raisons historiques que l'on sait, un lien privilégié avec le cinéma (et j'ajouterai, subsidiairement : indigne d'une ville dont la mairie centrale est, depuis treize ans, étiquetée « socialiste »). À l'exception de la reprise réussie (depuis 2006) du cinéma Comœdia, lequel est cependant relativement excentré et qui ne saurait à lui seul couvrir tous les manques du cinéma à Lyon, le centre-ville, dans le même temps où il se « gentrifiait », s'est désertifié en termes de proposition cinématographique quotidienne.

Cette déshérence a été due, entre autres, au déclin des CNP. Ceux-ci ont constitué en leur temps un modèle national de salles d'essai et de recherche. Mais leur gestion désastreuse par Galeshka Moravioff, qui les a rachetées en 1998, et le honteux renvoi en 2009 de leur programmateur historique, Marc Artigau, ont entraîné leur chute, que personne parmi les instances culturelles lyonnaises n'a cherché à enrayer. Il faut préciser que, depuis quinze ans, au prétexte qu'elle n'aiderait pas les entrepreneurs culturels privés, la municipalité n'a soutenu ni secouru aucune salle de cinéma indépendante2— dans le même temps où, de concert avec le Grand Lyon, elle a favorisé l'éclosion d'une flopée de multiplexes.


Façade du CNP Odéon au moment où Galeshka Moravioff l'a fermé et vidé en pleins congés estivaux, sans en avoir prévenu ni le directeur ni les autres employés. (© Pierre Suchet)

Ces multiplexes, du fait de leur appétit « illimité », captent depuis quelques années les films dits « d'Art et Essai porteur » et divisent ainsi le potentiel commercial de ceux-ci sur un trop grand nombre de copies, le fragilisant au lieu de le fortifier. Beaucoup des films en question sont réalisés par des cinéastes dont les premiers films ont été exclusivement projetés par des salles indépendantes, qui récupèrent de moins en moins la mise de leur pari une fois que ces réalisateurs considérés à leurs débuts comme « obscurs » accèdent à la lumière d'une plus grande notoriété. Du fait de cette récupération par les grands circuits des films dits d'auteurs à la condition que ceux-ci aient déjà fait leurs preuves commerciales, c'est toute une écologie du cinéma qui risque de disparaître. Pour prendre un récent et unique exemple, les CNP1 ont été les premiers et les seuls à Lyon à montrer les films d'Alain Guiraudie, et ils ont continué à le faire pendant des années, alors que son cinéma restait relativement confidentiel. Après le succès de L'Inconnu du lac, on trouvera de plus en plus de salles qui voudront programmer le dernier film de Guiraudie (et qui le programmeront mal, le sortant de l'affiche aussitôt qu'ils n'aura pas rencontré le succès minimal exigé dans ce type de salles), mais qui pour autant ne prendront pas le risque de montrer « l'équivalent » de celui-ci à ses débuts. Le succès relatif d'un Guiraudie profitera de moins en moins à des Guiraudie « en puissance », et plus du tout à des cinéastes qui, quelle que soit leur importance, n'accéderont jamais au succès commercial, même relatif. Les Guiraudie en puissance et les éternels perdants (commercialement parlant) seront de plus en plus cantonnés aux projections de festival. Un paysage cinématographique qui ne serait plus constitué que de festivals, de salle « d'Art et Essai porteur » et de multiplexes, voilà qui serait bien triste, et contre quoi notre projet essaie, modestement mais fermement, de se battre.

Car au lieu de continuer à maugréer dans notre coin, mes camarades et moi-même avons décidé de nous lancer, il y a deux ans, pour tenter de combler une part des nombreuses lacunes de la proposition cinématographique lyonnaise. J'insiste sur ce point : si nous avions eu le sentiment que cette proposition était satisfaisante, nous ne nous serions pas décidés à apporter notre grain de sel. L'intention n'était pas de créer « une salle de plus ». Notre projet artistique a consisté à pointer les lacunes locales pour partir de celles-ci afin d'établir des lignes de programmation, et l'ensemble de ces lignes a fini par former un faisceau considérable (en volume et en ambition), tant ces lacunes sont nombreuses et profondes.

Les lecteurs pourront en prendre la mesure sur la page de notre site Internet qui présente ce projet de programmation.

Et pour un tableau objectif et documenté de la situation du cinéma à Lyon, on peut lire les pages 9 et 10 du dossier intégral de présentation du projet, consultable ici


- Où en est le projet à l’heure où l'on parle ?

Depuis quelque temps déjà, nous butons sur la question du lieu d'implantation. Lyon n'est pas Paris et pourtant, si l'on n'est pas adossé à un grand groupe capitalistique, il y devient extrêmement difficile d'accéder à des lieux qui soient à la fois disponibles, d'une surface propice et financièrement abordables. Les lieux vacants tombent très vite dans l'escarcelle des grandes enseignes, seules à pouvoir s'accommoder de la flambée des prix de l'immobilier et de la pratique déprimante du « droit au bail ». D'où le surinvestissement du centre de Lyon (comme de celui d'autres grandes villes) par les activités marchandes.

Dans ces conditions, au lieu de solliciter la municipalité de façon directement financière, nous avons tenté de l'amener à envisager avec nous les possibilités de faciliter notre accession à des lieux d'implantation — qu'il s'agisse de lieux d'obédience municipale, ou qu'elle préempterait à l'occasion d'une cession — et de nous faire bénéficier d'un loyer d'un montant symbolique ou d'un bail emphytéotique, ce qui permettrait à notre projet de ne pas être d’emblée grevé par les prix de l’immobilier. Or autant nous avons obtenu dès le début l'oreille attentive de la direction de l'exploitation au CNC3 et des différentes représentations culturelles (en particulier à la Région Rhône-Alpes, où l'on s'est montré réellement enthousiaste à l'égard de notre projet), autant il nous a été jusqu'à maintenant impossible de capter l'attention de la délégation à la culture de la Ville de Lyon, malgré toutes nos démarches en ce sens.

Cette aide non directement financière serait pourtant le coup de pouce initial dont nous avons besoin pour pouvoir nous lancer dans la recherche de financements : pour amorcer un montage financier, la condition sine qua non est de désigner au préalable un lieu d'implantation. Ce montage financier reposerait
sur quatre guichets principaux : 1. les deux aides à la construction de salles de cinéma indépendantes (le CNC au niveau national, et la Région) ; 2. les emprunts bancaires ; 3. les bailleurs privés ; 4. l'ESS (Économie Sociale et Solidaire).

Malgré l'enthousiasme réel dont ont témoigné les représentants de la culture à la Région, nous savons que celle-ci ne nous fera pas bénéficier de son aide à la construction de salle si la Ville ne fait pas un geste significatif au préalable, dans la mesure où il s'agit d'un projet à l'échelle municipale, en premier lieu. Or cette aide est un des très rares mécanismes de ce type, les subventions dévolues à la création de salles indépendantes étant sans commune mesure avec celles qui existent pour la production cinématographique. (Cette disproportion est rarement évoquée, et elle est pourtant criante.)

Le montant que nous avons estimé pour le budget prévisionnel de construction de la salle, qui se situe entre 1 335 000 et 1 850 000 euros, fait souvent lever au ciel les yeux de nos interlocuteurs. Ce montant est pourtant à évaluer au regard du budget moyen d'un long métrage français en 2013, qui est de 4 700 000 euros, soit un montant 2,5 à 3,5 fois plus élevé pour un seul film. Or la salle que nous souhaitons construire permettrait de montrer chaque année plusieurs dizaines de longs métrages !

Nous avons fini par comprendre qu'en matière de politique culturelle, la Ville de Lyon et le Grand Lyon sont pris entre d'une part leur désir (commun désormais à toutes les métropoles) de « rayonner à l'international », et d'autre part une disposition d'esprit plutôt villageoise : dénuée d'intérêt pour les aventures nouvelles et les porteurs de projets qui ne sont pas d'ores et déjà parfaitement identifiés, et encline à ne favoriser que des événements ponctuels (lesquels répondent en outre à la volonté municipale de « rayonnement » : la boucle est bouclée). Du coup, notre projet est a priori disqualifié : il ne cible pas d'emblée « l'international » (même si nous avons le culot de penser que la salle que nous appelons de nos vœux serait loin de ternir le prestige de cette ville), et il tente en même temps de faire preuve, en termes de proposition cinématographique quotidienne, d'une largeur de vues qui n'aurait rien de villageoise, entrecroisant des conceptions, des énergies et des aspirations très diverses.


- Les 25 et 26 avril derniers, vous avez déjà organisé quelques projections au Goethe Institut et à la MJC Monplaisir. Qu’avez-vous montré ? Pourquoi ? Comment ces journées se sont-elles passées ?

En marge de nos recherches de financements et de lieux d'implantation, une des façons de faire exister notre projet consiste à mettre sur pied des projections témoignant de la philosophie qui, le cas échéant, présiderait à la programmation de notre salle. Ces premières manifestations ponctuelles sont donc « programmatiques » à double titre : elles exposent les principes d'une programmation à venir, qui serait pour sa part quotidienne et pérenne. L'expérience de ces projections sans domicile fixe a confirmé à nos yeux l'importance d'un lieu dédié : en effet, nous avons eu beaucoup de mal à trouver des lieux qui puissent accueillir des séances de cinéma sur deux journées consécutives.

Le 25 avril dernier, nous avons projeté au Goethe Institut Le Voyage à Lyon (Die Reise nach Lyon), un film réalisé entre 1978 et 1980 par la cinéaste allemande Claudia von Alemann, qui n'avait pas été montré depuis longtemps dans la ville où il a été tourné (la dernière projection de l'unique copie, virée au rouge, qui existait alors remontait à 2003). Naturellement, nous n'avons pas choisi ce film uniquement parce qu'il se déroule à Lyon (même s'il s'agit d'un des rares longs métrages intéressants entièrement tournés dans cette ville4), mais parce que c'est une œuvre singulière et imprévisible, parfois très émouvante, et impossible à voir autrement qu'en projection cinématographique. Nous souhaitons entre autres mettre l'accent sur le respect, autant que faire se peut, des supports de tournage, or ce film avait à l'origine été tourné et diffusé sur pellicule 16 mm (ce qui explique l'extrême rareté de sa diffusion aujourd'hui) : nous avons projeté une copie qui a été retirée il y a quelques années par une petite maison de distribution basée à Londres, grâce à l'excellent projecteur 16 mm Buisse-Bottazzi (merci à Christophe Langlade !) que nous avons installé pour l'occasion au Goethe Institut.


Le Voyage à Lyon (Die Reise nach Lyon, 1980), de Claudia von Alemann (© Abisag Tüllmann, bpk)

Pour revenir tout de même sur l'inscription lyonnaise du film, il faut dire que celui-ci présente un intérêt quasi archéologique : tout en n'étant pas si éloigné de nous temporellement, il donne à voir des aperçus étonnants de cette ville que nous croyions connaître, captés par la caméra avant que le processus de normalisation urbaine intensive ne s'amorce. La question du féminisme y est abordée d'une façon originale et complexe, comme en abyme : le film suit l'arrivée et les déambulations à Lyon d'une jeune femme allemande qui a quitté mari et enfants pour marcher sur les pas de la militante socialiste et féministe Flora Tristan, laquelle, au cours de son « tour de France » où elle reproduisait elle-même le circuit des Compagnons, s'était arrêtée auprès des Canuts de Lyon. Un siècle et demi après, la protagoniste du Voyage à Lyon tente de revivre cette expérience de façon aussi concrète et sensorielle que possible.

Claudia von Alemann se faisait une joie de revenir à Lyon pour présenter son film, mais au dernier moment elle a dû annuler sa venue pour raison de santé. Cependant, ayant discuté longuement avec elle au téléphone, nous avons pu transmettre aux spectateurs présents ce qu'elle avait à dire aujourd'hui de ce long métrage si méconnu qu'il ne dispose même pas d'une page IMDb. Le public était au rendez-vous : 120 personnes, plus toutes celles qui n'ont pas pu entrer étant donné la capacité d'accueil du Goethe Institut. Pour reprendre la phrase du narrateur du Roman d'un tricheurà propos de la nuée de cadavres due à une ingestion de champignons toxiques (curieuse comparaison, j'en conviens) : « Il y en avait partout !»

Le 26 avril, nous avons proposé deux programmations à la MJC Monplaisir. La première, intitulée « L'individu / le groupe, allers et retours », consistait en une dizaine de films courts d'époques, de pays, de registres et de styles très divers, mais qui tous témoignaient de cette oscillation entre l'individu et le collectif qu'on trouve à bien des niveaux du cinéma, du tournage à la réception des films en passant par la façon dont ceux-ci donnent à voir les êtres humains sur l'écran, un par un ou en foules. Ce programme de courts métrages était lui-même à la fois collectif — puisque nous avons choisi chacun des films en totale concertation —, et individué — puisque composé de films plus particulièrement portés, et présentés lors de leur projection, par l'un ou l'autre d'entre nous. La seconde programmation du 26 avril s'appelait « Films de chevet » : convaincus que la parole cinéphile ne doit pas être seulement l'affaire des « professionnels de la profession », nous avons invité des personnes qui ne sont pas identifiées comme faisant partie du sérail cinématographique à parler d'un film qui leur tenait particulièrement à cœur, et qu'elles avaient envie de faire découvrir ou redécouvrir, en présentant un extrait choisi du film en question. Cela allait de John Carpenter à Apichatpong Weerasethakul en passant par Victor Erice, Carol Reed, Maurice Pialat et même Claude Lelouch !

Nous étions obligés de faire avec les disponibilités des lieux qui voulaient bien nous accueillir, or le 26 avril était à Lyon le premier jour des vacances de Pâques (et un premier jour de beau temps depuis belle lurette). Le public est donc venu moins nombreux que pour la projection du Voyage à Lyon : il y a eu entre quarante et cinquante spectateurs pour chacune des deux programmations, c'était un peu décevant au regard de l'affluence de la veille mais la réaction des personnes présentes a été excellente.

Nous sommes en train de travailler à notre prochaine programmation, qui devrait tourner autour d'un grand cinéaste contemporain, d'une manière que nous espérons originale. Nous avons organisé les trois programmations d'avril dernier avec nos propres deniers, majorés d'une participation du Goethe Institut, mais nous espérions que cela changerait à l'avenir : la mairie ayant botté en touche par rapport à nos demandes de concertation sur les possibilités d'implantation du projet, elle nous avait, comme par compensation, vivement recommandé de déposer des demandes de subvention municipale pour des programmations futures. Ce que nous avons fait. Nous pensions obtenir au moins une petite partie des aides demandées, mais en définitive nous n'avons pas reçu un kopeck. Tant pis, nous nous débrouillerons de nouveau avec nos propres moyens, et avec ceux que nous glanerons autour de nous.


- La cinéphilie se pratique de plus en plus en dehors des salles, chez soi, sur Internet, etc. L’ambition du Trésor public est-elle aussi de remettre la salle en valeur ? Si c’est le cas, quelles sont vos idées pour rendre la salle plus attractive et proposer quelque chose que les cinéphiles solitaires ou casaniers n’auront pas déjà à domicile ?

La conception du projet de programmation s'est fondée sur cette conscience du fait que, désormais, tout un chacun peut devenir son propre programmateur sans bouger de chez lui. Si l'on met de côté la question des conditions de visionnage et de la qualité des copies (quoique la HD domestique soit à portée de téléchargement), un ordinateur permet désormais d'accéder dans des délais très courts, que ce soit par des moyens légaux ou non, à plus de films que le plus vorace des cinéphiles n'en pourrait absorber en plusieurs vies.

L'accès aux films pris un par un n'étant plus un problème, c'est le moment ou jamais d'inventer en termes de programmation. Nous entendons par « programmation » (qui est un assez vilain mot, en soi) une façon de monter les films entre eux — tous les films, de toutes époques, de tous pays et de tous types. Notre credo n'est pas neuf, mais il pourrait se perdre ou se diluer à un moment où, lorsqu'on est censé proposer une programmation ambitieuse, on tend à ne plus concevoir les spectateurs qu'en termes soit de « niches » (le cinéma bis, geek, queer, expérimental, documentaire, classique, militant, de genres, etc.), soit au contraire de foules fascinées par de grands événements ponctuels, hyper-médiatisés et subventionnés (qui ont leur intérêt et leur public, mais qui ne sauraient remplacer une proposition de cinéma quotidienne et pérenne). Or ce credo ancien de la cinéphilie, qui nous semble toujours le seul valable moralement et artistiquement, intellectuellement et esthétiquement, c'est que le cinéma est comparable à l'humanité. Depuis un demi-siècle, on sait que le concept de race n'a pas de validité scientifique : l'humanité est un continuum, avec des différenciations progressives qui suscitent des types culturels et morphologiques variés, lesquels sont au fondement de la diversité et de la richesse de « l'espèce humaine ». Le cinéma, c'est la même chose : au bout du compte, il est un, dans toute sa diversité. À partir de là, ce sont les visions de cette unité du cinéma qui devraient différer, d'une programmation à une autre, d'une salle à une autre. Or l'idée que chaque salle devrait, sans pour autant tomber dans des phénomènes de niche, affirmer et revendiquer des goûts et des dégoûts, des principes et des rejets qui, par leur cohérence, fonderaient une vision particulière de cette unité cinématographique — cette idée devient aussi rare que des fleurs en plein Sahara5.

Alors c'est vrai, nous faisons un pari — c'est-à-dire quelque chose qui, en dernière instance, ne peut qu'échapper à ces études de marché et à ces business plans par lesquels nos édiles (fussent-ils, censément, « de gauche ») ne font plus que jurer. Le pari que dès lors qu'une salle réaffirmera fortement une identité de programmation (et cette identité doit passer non seulement par le choix scrupuleux des films, de quelque catégorie qu'ils relèvent a priori, mais aussi par la façon de les accompagner dans le temps par de l'écrit, de la parole, etc.), elle marquera des points considérables : ni définitifs, ni renversants, mais considérables. À condition bien sûr que l'affirmation de cette identité s'appuie sur une alliance indéfectible de sérieux et de fantaisie, de constance et de remise en question, de sens de l'Histoire et de goût du présent.


Jean-François Buiré (©Renaud Araud)

Idéalisme ? Ce n'est pas un gros mot, n'en déplaise aux édiles déjà cités. Sans idéalisme, pas de grand montreur de films : pas de Laurence Myrga ni d'Armand Tallier, pas d'Henri Langlois, pas de Jean-Louis Chéray, pas de Raymond Borde, de Line Peillon, de Jacques Robert, de Charles Rochman, et pas plus de Jean-Loup Passek, de Boris Gourevitch, de Patrick Brion, de Robert Gilbert, ni de Roger Diamantis, de Jean-Jacques Schpoliansky, de Jacques Willemont, de Jean-Michel Arnold, de Jackie Raynal, de Frédéric Mitterrand, de Paulo Branco, de Dominique Païni, de Geneviève Troussier, de Patrick Leboutte, de Françoise Calvez, avec leurs qualités et leurs défauts respectifs. Cette litanie un peu fastidieuse (et encore, je m'en suis tenu aux grands programmateurs et exploitants français) pour rappeler ce qui est une évidence, qu'on est pourtant en train d'enterrer : en cinéma comme ailleurs, les grands « passeurs » n'ont pas été seulement ce qu'on appelle aujourd'hui des « prescripteurs », ce sont des individus qui ont fait de vrais choix et qui ont inventé une façon toute personnelle de mettre des films ensemble, en vertu d'une certaine vision, au sens fort du terme.

Pourquoi les salles estampillées Art et Essai sont-elles souvent si ternes et peu enthousiasmantes ? Parce qu'elles tendent à se ressembler toutes, et à ne jamais faire de pas de côté par rapport au registre, devenu hyper-conventionnel, de la programmation cataloguée Art Essai. Dans trop de salles, au même moment, il y a désormais les mêmes deux ou trois films « d'Art et Essai porteur », le même film « d'une cinématographie rare » (mais artistiquement méritoire), le même « film-dossier » qui confère un vernis d'engagement militant, la même programmation « Jeune public », la même ressortie d'un « film de patrimoine » en version forcément restaurée, voire le même « film de studio américain mais de qualité tout de même », quand ce n'est pas, commémorations du moment obligent, la même rétrospective filmique de la Première Guerre mondiale.

Je noircis le tableau (et je sais que la critique est aisée), mais on tend vers cela, et nous comprenons ceux, cinéphiles « lambda » ou « pointus », qui ne se sentent plus concernés par ce type d'endroit. Or, dans l'idéal, ce que nous voudrions reconstruire (car cela n'existe plus à Lyon depuis au moins quinze ans), c'est un lieu de ralliement pour les amateurs de cinéma, un port d'attache où ils auraient plus envie qu'ailleurs de venir faire un tour, ne serait-ce parfois que pour discuter. Pour employer un mot un peu désuet, un lieu qui aurait une âme, sans pour autant que celle-ci soit complaisamment étalée sur la table.

Pour ce qui est d'une présentation plus spécifiquement physique des lieux que nous avons en tête, je me permets là encore de renvoyer à la page qui lui est consacrée sur notre site (conçu par Ivan Sougy).

Un grand merci, en tout cas, au blog Il a osé pour l'intérêt dont il fait preuve à l'égard de notre projet, et des difficultés qu'il rencontre. Difficultés auxquelles font sans doute face, actuellement, d'autres projets de création de lieux indépendants de diffusion culturelle, en tout cas ceux qui ont l'exigence de ne pas s'en tenir à appliquer des recettes toutes faites.


1 Cinéma National Populaire, salles créées dans le sillage du Théâtre du même nom.
2 Seule exception : avoir empêché qu'un cinéma MK2 vienne s'installer à proximité du Comœdia.
3CNC : Centre national du cinéma et de l'image animée. 
4Un condamné à mort s'est échappé est censé se dérouler à la prison de Montluc, mais le film de Robert Bresson a été en réalité presque entièrement tourné aux studios de Saint Maurice, dans le Val-de-Marne.
5 J'use de cette comparaison parce que je sais qu'il y en a tout de même plus qu'on ne croit, des fleurs dans le Sahara. Voir par exemple ici. 


Entretien réalisé par mail le 22 septembre 2014.

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