Quantcast
Channel: Il a osé !
Viewing all articles
Browse latest Browse all 1071

Val Abraham

$
0
0
Val Abraham, réalisé en 1993, est la libre adaptation par Manoel de Oliveira d'une réécriture du Madame Bovary de Flaubert par la romancière portugaise Augustina Bessa-Luis. La reprise portugaise et actualisée de l’œuvre flaubertienne permet au cinéaste de ne pas raconter - sinon indirectement - l'histoire de la vraie Emma Bovary, mais celle d'une femme d'aujourd'hui, Ema Cardeano future épouse Païva, que son entourage ne cesse de qualifier de "Bovarinha" (petite Bovary). Et pour cause, puisqu'elle vit pratiquement la même existence que la plus célèbre héroïne de roman du monde, quand bien même elle refuse ce sobriquet après avoir lu et relu dès l'âge de 14 ans l'œuvre de Flaubert, ce qui lui permettra sans doute d'être moins naïve que son modèle original et de savoir très tôt ce que sa féminité lui réserve. Elle est en cela l'exact opposé de l'héroïne du Rouge et le noir, dont Stendhal disait : "Comme Madame de Rênal n'avait pas lu de romans, toutes les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle". Mais tout le roman de Flaubert est là ou presque : l'adolescence de la jeune femme auprès d'un père austère et d'une tante bigote, la découverte de son potentiel érotique sur la foule des hommes, le mariage avec un petit médecin veuf répondant au nom de Carlos (pour Charles) Païva(interprété par l'excellent Luis Miguel Cintra), la vie de couple morose des jeunes mariés faisant chambre à part, la révélation chez Ema d'un goût prononcé pour la richesse et pour la réussite, ainsi que l'éveil au désir et à la sexualité à la suite d'un bal mondain donné chez des amis de son mari, sans oublier l'adultère à bord non pas d'un fiacre mais d'un bateau à moteur, et la rencontre de nouveaux amants, l'un riche, l'autre pauvre, puis la jalousie de l'époux et finalement le suicide, ici aussi délicat et poétique qu'il est horrible et repoussant dans le roman de Flaubert.




La première chose qui saute aux yeux en voyant le film aujourd'hui, c'est ce qu'il contient des œuvres plus récentes du cinéaste portugais. On pense immédiatement à Singularités d'une jeune fille blonde lors du portrait de l'adolescente Ema, jouée par Cécile Sanz de Alba. La jeune fille découvre son pouvoir de séduction magnétique sur la gent masculine et en joue avec malice, allant par exemple se poster derrière la balustrade de la terrasse de la maison du père pour provoquer par ses charmes, prompts à aveugler les automobilistes, des accidents de voiture. Le handicap physique dont souffre la jeune femme, cette claudication dont n'était pas immédiatement affligée l'héroïne flaubertienne, lui donne en prime une démarche mécanique, préfigurant chez elle un avenir proche de celui du bellâtre rencontré au début du film, qui avoue mener une vie de robot programmé pour séduire, et la rapprochant dans le même temps de la singulière jeune fille blonde de l'antépénultième film de Manoel De Oliveira, incarnée par Luísa Vilaça, qui, après avoir pris un homme dans ses filets, révèle sa tare (la cleptomanie) et finit seule dans son appartement, assise sur un fauteuil, tête penchée en avant, bras ballants et jambes écartées, tel un pantin désarticulé. On retrouve d'ailleurs cette idée d'un automate usé par l'exercice quotidien de la séduction à la fin de Val Abraham quand Ema, qui a bien davantage que son décalque romanesque assouvi un appétit sexuel constant, au point de s'emparer d'un troisième amant d'abord destiné à sa fille aînée, s'apprête devant son miroir (énième miroir, l'héroïne, moins Narcisse que projection fictionnelle d'elle-même, admirant son reflet d'un bout à l'autre du film) et répète ses gestes en se levant et en s'asseyant plusieurs fois, avec un sourire figé, comme une machine pathétiquement enrayée.





Et puis il y a cette scène, toujours au début du film, où Ema, toujours adolescente, va s'asseoir sur un petit escalier au milieu d'un champ où travaillent les ouvriers de son père, robe relevée sur son entre-jambe, fixée par le regard de jeunes hommes frustes qu'elle insulte avant de se dérober à leur désir. Cette séquence préfigure celle de L’Étrange affaire Angelica où de vieux agriculteurs travaillent durement les mêmes vignes en terrasses du Douro. L'improbable voisinage d'une jeune fille pure et gracieuse et de ces travailleurs aux regards brûlants dans Val Abraham entre en résonance avec la juxtaposition par le héros de L’Étrange affaire Angelica des photographies de la sublime morte éponyme, à l'insaisissable réveil souriant, et des mêmes ouvriers vieillis et dévoués à leur labeur éternel. La thématique temporelle est d'ailleurs capitale dans les deux films à travers la convocation de la Joconde, œuvre sur le temps et sur la fragile grâce féminine confrontée à la minéralité d'un paysage pré-historique et millénaire. Val Abraham, film non seulement sur le temps mais dans la durée, puisqu'il s'étend sur près de 3h30, n'a de cesse de représenter son Ema face à des miroirs qui encadrent son visage resplendissant sans le figer, modèle pictural aussi parfait qu'insaisissable. Le film s'ouvre d'ailleurs sur un magnifique paysage découpé en son milieu par le lit serpentin d'un fleuve réunissant les deux bords du tableau du Vinci (accroché à un mur chez le père d'Ema), soit le chemin sinueux s'étirant dans la longueur sur la gauche de la Joconde, et le cours d'eau symbole du temps sur sa droite. On imagine sans mal Ema hanter ses amants et ses prétendants par-delà sa disparition dans les eaux du fleuve, comme La Joconde et comme Angelica.




Ema a du reste un rapport particulier au temps. Manoel de Oliveira a l'idée géniale de la transformer complètement d'une scène à l'autre quand Charles retourne chez le père de la jeune fille, dont la tante vient de décéder. Il la retrouve totalement changée, les traits de Cécile Sanz de Alba ayant laissé place à ceux de Leonor Silveira, comme si l'événement tragique de la mort de la tante avait fait grandir l'héroïne d'un seul coup au point de provoquer une métamorphose physique fulgurante. Ou comment devenir femme le temps d'un raccord. A partir de là Ema, malgré le passage des ans et la naissance de ses deux filles, ne changera plus jamais, gardant une beauté éternelle jusqu'à sa mort, passant dans les cadres successifs de nombreux miroirs pour y rencontrer toujours le même reflet et sans jamais s'y arrêter. D'où un deuxième rapport au temps, inversement proportionnel : perdre dix ans en une seconde... et ne plus vieillir (libre à vous de prononcer cette phrase avec l'aplomb de Parvulesco, aka Jean-Pierre Melville, derrière ses lunettes noires, dans A bout de souffle, à qui l'on demandait "Quelle est votre plus grande ambition dans la vie?", et qui répondait "Devenir immortel... et puis mourir").





A ce titre la transformation d'Ema, non pas physique mais bien en termes d'épanouissement sexuel, se déroule paradoxalement très lentement et à force de métaphores visuelles progressives pour le moins remarquables. C'est d'abord la jeune Ema qui caresse une rose rouge de ses doigts avant de plonger son index au cœur de la fleur dans un geste de masturbation détournée d'une grande beauté ("Chaque fleur est un sexe. Y avez-vous pensé quand vous respirez une rose ?", disait René Barjavel), rose qui symbolise par ailleurs l'évanescence et la grâce féminine, et à laquelle Ema se comparera plus tard pour se décrire comme un "désir qui balance entre deux états d'âme". Puis la nouvelle et éternelle Ema (personnage décidément double, à la fois "Bovariette" et toute autre, incarnée par deux femmes différentes), celle interprétée donc par Leonor Silveira, sent monter une soif sexuelle en elle après le bal et, le soir venu, porte la flamme d'une bougie contre son visage, devant un nouveau miroir, caressant littéralement sa peau par la chaleur d'un désir ardent, portée dans sa cérémonie érotique solitaire par la musique de Debussy, tandis que celles de Chopin et de Beethoven notamment accompagnent ailleurs ce film tranquille, langoureux et mélancolique.






Le génie qu'a Manoel de Oliveira de créer des analogies visuelles et des images aussi simples qu'envoûtantes s'exprime encore à la fin du film quand Ema discute chez elle avec un potentiel amant. Au bout d'un temps, Carlos et ses filles rejoignent la conversation. Le mari d'Ema et son nouveau concurrent débattent alors de questions politiques sans se regarder, préférant tous deux fixer Ema, qui quant à elle fige son regard diabolique sur son invité en caressant langoureusement une chatte posée sur ses genoux, dont les grands yeux bleus hypnotiques redoublent ceux de la jeune femme. On retrouve exactement la posture de la sorcière interprétée par Kim Novak (avant-dernier photogramme ci-dessus), hypnotisant James Stewart avec l'aide de son chat Pyewacket dans L'Adorable voisine de Richard Quine, double quine, carton plein, et pour ainsi dire celle de la sorcière fantasmatique de l'Inferno de Dario Argento, surgie au beau milieu d'un cours à l'université au détriment de l'attention d'un étudiant. Carlos échange avec le courtisan tout en observant le manège infernal de sa femme et s'emporte peu à peu, mais il continue à parler et tire sur sa pipe pour recracher la fumée par bouffées successives, donnant l'impression de fumer lui-même littéralement, jusqu'au moment où il finit par se lever, prend l'animal des bras de sa femme et le jette en l'air vers la caméra, qui tremble sur son pied au moment où le chat s'écrase près d'elle avec un effet comique certain et, dans le même temps, un éclatement, dans le corps même du film, dans cette image qui soubresaute, de la tension qui grimpait sans cesse au sein des plans et entre eux.




Manoel De Oliveira coupe ses scènes avant le début de chaque étreinte d'Ema et de ses amants mais fait passer beaucoup de sensualité et un grand sens du désir par le jeu des regards et des paraboles, et puisque Emma Bovary se réfugiait dans le romantisme de ses lectures pour parer à son ennui conjugal et s'enivrait d'élans romanesques pour échapper à sa vie de couple, le cinéaste n'a de cesse de placer des ouvrages entre Ema et ses prétendants, qui tous parlent comme des livres dans un reflux de dialogues aussi enivrants que l'exquise et engourdissante voix-off (étrangère au texte de Flaubert, dont le cinéaste se tient écarté) qui rythme ce "film-fleuve". Ce sont pourtant des images, nombreuses, et des scènes entières, qui resteront, à l'image peut-être de la dernière séquence où Ema, qui n'a pour ainsi dire jamais quitté l'image et qui s'y est même dédoublée plus souvent qu'à son tour, traverse une orangeraie, filmée en contre-plongée et en travelling arrière, souriante et lumineuse, avant de sombrer dans le hors-champ et dans le fleuve, n'importe quel fleuve, hors celui de l'oubli.


Val Abraham de Manoel de Oliveira avec Leonor Silveira, Cécile Sanz de Alba et Luis Miguel Cintra (1993)

Viewing all articles
Browse latest Browse all 1071