Sam Peckinpah a fait montre, tout au long de sa carrière, d'une obsession torturée pour les morts inutiles et le gâchis humain sous toutes ses formes (inutile de préciser qu'à parler des morts au cinéma, la menace du fameux "spoil" est permanente... méfiance donc). Le massacre introductif de La Horde sauvage en est un exemple majeur : si, à la fin du film, les personnages principaux n'ont guère d'autre choix que se sacrifier dans un ultime baroud d'honneur pour venger leur ami Angel et débarrasser par la même occasion les rebelles mexicains d'une bonne partie de l'armée tyrannique du général Mapache, la fusillade générale massivement meurtrière de l'ouverture n'a, quant à elle, pratiquement aucun but. Sous prétexte d'abattre la troupe de hors-la-loi menée par William Holden, les scélérats placés sous les ordres de son ancien compagnon et nouveau pourchassant, interprété par Robert Ryan, s'en donnent à cœur joie en ouvrant le feu sans retenue sur des civils en pleine procession religieuse. Largement étendue dans la durée, répondant à un montage aussi rapide que brutal et ne se faisant pas prier pour surdramatiser la mort au ralenti, la scène frappe d'emblée par sa brutale absence de sens, la décharge de violence excédant toute effort de rationalisation de la part d'un spectateur forcément effaré.
Scène de meurtre de masse au début de La Horde sauvage, où les civils comptent comme dommages collatéraux d'une tentative d'arrestation ratée.
Pat Garrett et Billy le Kid se présente quant à lui comme le récit d'une traque inassumée et d'un meurtre inutile commis au nom des plus vils intérêts pour remplir un contrat minable qui, du reste, ne sera pas honoré (le meurtre de son ami n'apportera rien à Pat Garrett, aka James Coburn, sinon sa propre fin). L'assassinat du Kid vient couronner une entreprise sans fondement et gâche stupidement une grande figure de liberté, ruinant toute la légende du Grand Ouest américain par la même occasion. L'inanité de cette trajectoire idiote s'illustre dans une scène poignante où Billy le kid (Kris Kristofferson), après avoir partagé un dernier repas avec un ancien ami (Jack Elam, l'acteur au strabisme hallucinant - son œil droit jouait au billard pendant que le gauche comptait les points -, connu notamment pour son rôle d'ennemi des mouches dans la mythique introduction d'Il était une fois dans l'ouest), engagé entretemps par Garrett pour l'arrêter, interrompt leur menu pour aller affronter le pauvre homme devant toute la maisonnée réunie en silence : Kristofferson et Elam se regardent d'un air désolé, se tournent le dos, échangent quelques mots, concluent qu'il n'y a pas d'autre option envisageable, puis s'éloignent l'un de l'autre et accomplissent un duel sans éclat. Après avoir tué son ami, le Kid s'éloigne dans le désert, laissant le corps inerte de ce bon vivant de Jack Elam, abattu sans raison, mort pour rien à la fin d'une époque pressée de balayer les valeurs d'antan sur l'autel du dollar tout-puissant et voyant venir sans ciller le règne du non-sens.
Dans Pat Garrett et Billy le kid, Kris Kristofferson abat un vieil ami sous le seul prétexte que des contrats viennent de le décider.
Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia parvient malgré tout à pousser le bouchon de l'inutile et de l'insensé encore plus loin. Dans une grande hacienda mexicaine, El Jefe (Emilio Fernandez, le Mapache de La Horde Sauvage, acteur fétiche de Peckinpah), un riche propriétaire terrien, fait casser les bras de sa propre fille pour l'entendre dire le nom de celui qui l'a mise enceinte. Ayant obtenu ce qu'il voulait, il demande à ses tueurs de lui rapporter la tête d'Alfredo Garcia. Un petit pianiste de bar nommé Benny, campé par l'immense Warren Oates, apprend la nouvelle et, alléché par la récompense promise, décide de traquer le fameux Garcia quand il apprend que sa compagne Elita l'a trompé avec ce dernier quelques jours plus tôt, et qu'après avoir mis les voiles Alfredo s'est tué dans un accident de voiture. Benny s'engage aussitôt dans une quête absurde : retrouver la tombe de l'amant de sa femme pour récupérer sa tête et empocher le pactole.
Inconscients de ce qui les attend, Benny et sa future femme commencent leur aventure morbide par une halte pastorale.
L'incongruité d'une telle odyssée est alors exacerbée, et c'est tout le talent de scénariste de Peckinpah, par une dramaturgie surprenante qui ouvre le voyage avec une longue scène bucolique où les amants sont enlacés contre un arbre et où Benny demande Elita en mariage. Plus tard ils se proposeront de faire un pique-nique en bord de route et la scène aurait tout de l'escale champêtre paradisiaque si deux motards (dont Kris Kristofferson) ne venaient les menacer, ce qui donnera à Peckinpah l'occasion d'une scène de viol à demi-consenti réservant à Elita un rôle au moins aussi ambigu que ceux tenus par la compagne d'Angel dans La Horde sauvage, vendue de son propre chef au général Mapache pour une vie meilleure, ou l'épouse de Dustin Hoffman (Susan George) dans Les Chiens de paille.
Warren Oates retrouve Isela Vega effondrée sous la douche après l'altercation avec les bikers et la troublante scène de viol impliquant Kris Kristofferson.
En chemin, le couple rencontre bien d'autres déboires, au point qu'à l'arrivée plus de vingt cadavres sont à déplorer, autant d'hommes et de femmes morts pour un mort, ou comment porter à son comble la notion de gâchis humain. Spielberg et son Il faut sauver le soldat Ryan peuvent aller se rhabiller, chez Peckinpah les hommes ne se fusillent pas pour sauver une tête, ils le font pour en posséder une déjà coupée… La force du film est d'ailleurs de parvenir à faire d'une simple tête tranchée et promenée dans un sac en toile couvert de mouches un personnage à part entière, notamment dans une séquence où Warren Oates, après avoir perdu sa femme et retrouvé la tête dérobée d'Alfredo Garcia, se trouve au volant de sa vieille voiture cabossée toutes fenêtres ouvertes avec le sac posé sur le siège passager et n'a de cesse d'adresser des reproches à ce fameux Al', tout en foutant des coups de coude rageurs dans cette pauvre tête empaquetée. Et Benny se plaint notamment de ce que cette tête de mort ne méritait pas que sa femme, désormais enterrée avec le reste du corps de son ancien amant, meure pour elle et pour dix mille vulgaires dollars. Dans cette scène du cimetière, qui hantera le spectateur un moment, et dans celles qui suivent, Peckinpah a peut-être filmé l'une des plus justes représentations de la mort, dans sa gigantesque absurdité et son inacceptable irrémédiabilité.
Alors qu'il s'apprêtait à trancher la tête du macchabée, Warren Oates reçoit un coup et se réveille à demi enterré avec Alfredo Garcia et Elita.
Il suffit de se mettre à la place de Benny, et le film y invite en ne lâchant pas d'une semelle le personnage, pour buter soi-même devant sa situation ahurissante. L'affiche dit : "Est-ce que la vie d'un homme valait un million de dollars et la mort de vingt-et-une personnes ?", mais devrait, en lieu et place de "la vie d'un homme", parler de "la tête d'un macchabée"... On n'en revient pas et Warren Oates non plus, qui n'aura de cesse de ressasser sa rancœur mêlée de culpabilité et brûlera de se venger de la malédiction Alfredo Garcia en manipulant sans ménagement sa tête coupée pour lui faire subir toutes sortes d'épreuves : conservée dans de la glace, la tête sera ensuite placée sous un jet d'eau bouillante dans la cabine de douche où Elita se remettait du choc de la rencontre avec les bikers au début du film, comme si Benny voulait exorciser la cohabitation morbide des deux anciens amants occasionnels, réunis physiquement dans la mort. Plus encore, le superbe et pitoyable anti-héros du film, désormais dévasté, se vengera, quitte à y laisser sa peau, de celui qui aura donné le "la" de ce vaste ballet macabre absurde en demandant la tête d'Alfredo Garcia, El Jefé, responsable d'un gâchis dément qui le rattrape au dernier moment pour le voir compter parmi les pertes peut-être les plus improbables et inutiles qu'il nous ait été donné de compter sur un écran de cinéma.
Apportez-moi la tête d'Alfredo Garcia de Sam Peckinpah avec Warren Oates, Isela Vega, Gig Young, Emilio Fernandez et Kris Kristofferson (1974)