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Channel: Il a osé !
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Go Go Tales

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Go Go Tales c'est Cosmopolis avant l'heure (le film n'est sorti en France qu'en février mais date en réalité de 2007) et en mieux. On y retrouve un bel homme charismatique, maître en son domaine, un huis-clos sombre, artificiellement éclairé et sur-coloré. Notre patron est isolé dans cette bulle parsemée de mille écrans de contrôle, entouré à sa guise de femmes sublimes et de conseillers divers, en proie à une névrose, confronté à la mécanique marchande des corps, et il affronte directement la crise économique en bon emblème de la société américaine capitaliste. Or Ferrara est non seulement d'un raffinement esthétique extrême, à base de mouvements de caméra fluides et presque aquatiques, de plans séquences coulant les uns dans les autres et de cadrages sublimes, mais il excelle en prime à filmer un collectif certes marginal et parfois étrange mais d'une vraisemblance à toute épreuve, il capte sans forcer une infinité de mouvements de corps et de matières, s'empare d'une énergie concrète et saisit la présence de personnages vivants et attachants, qu'il semble aimer vraiment.




Le film consiste plus ou moins en une immersion dans un microcosme en fin de cycle (Ray Ruby, le héros du film et patron de la boîte, ainsi que ses sbires, n'arrêtent pas de répéter qu'un club de striptease fonctionne par cycles), où les numéros de lap-dance s'enchaînent tandis que le taulier essaie de maintenir de l'ordre dans une affaire menacée de toutes parts, par une propriétaire réclamant quatre mois de loyer, un frère pourvoyeur de fonds lassé par l'échec financier de la boîte, ou des filles qui parlent de faire grève si elles ne sont pas payées. Et dans la même journée, Ray attend que son fidèle assistant retrouve le billet de loterie truqué et gagnant qui leur permettra de remporter 18 millions de dollars.




Aux deux extrémités de cette plongée anxieuse dans un univers en déliquescence, deux séquences absolument magistrales. D'abord une courte introduction d'une grande beauté : un premier plan remonte le long du corps allongé de Willem Dafoe jusqu'à se placer au-dessus de ses beaux cheveux brillants tandis qu'il regarde une bague à son doigt ; Ferrara raccorde sur l'image vacillante des pieds d'une fille assise en tenue de danseuse classique, et grimpe lentement jusqu'à son beau visage avant de redescendre vers ses jambes ; retour au premier plan sur la tête de Willem Dafoe et retour, là encore, à la position première de la caméra, qui parcourt à nouveau et en sens inverse le corps de l'acteur. L'image tremblante, fragile, imprécise de cette danseuse en tutu au milieu d'un cabaret est une image mentale mystérieuse. Mais il ne sera pas question d'une histoire d'amour perdu ni d'une quelconque passion contrariée avec une employée (comme dans Tournée de Mathieu Amalric, sorti il y a deux ans, auquel on pense beaucoup, comme on pense forcément à la référence commune de ces deux films, le Meurtre d'un bookmaker chinois de John Cassavetes), et d'ailleurs Ferrara évite tous les passages obligés du film de genre : pas de mafieux à l'horizon, pas d'intervention de gorilles pour tabasser le héros endetté, pas de vrai problème avec les clients ni avec les filles. L'image désirée dans le prologue est un rêve pur et simple, le rêve d'une vie, celui de créer une communauté artistique et de voir des êtres s'épanouir. Ray Ruby aime ses filles et ne prend de plaisir qu'à les présenter au public dans l'exercice de leur passion, sauf à chanter lui-même sur scène une ritournelle sentimentale inappropriée à son commerce. D'où ces fameux jeudis soirs où il fout ses clients à la porte pour laisser à ses employés, hommes ou femmes, une chance de s'exprimer librement en tant qu'artistes devant quelques éventuels producteurs, à l'image de la danseuse étoile du rêve initial que l'on retrouve alors dans un numéro de pointes émouvant.




Ferrara dénonce un monde contemporain (et un cinéma américain contemporain, que la boîte de spectacle refermée sur elle-même symbolise, avec cette omniprésence d'écrans et ces danseuses qui rêvent de faire l'actrice à Hollywood) où il faut se prostituer pour espérer pouvoir s'exprimer de temps en temps, et où le manque de financement désintéressé brime la liberté (à ce titre les figures de producteurs, bien que délestées de tout cynisme pesant, font froid dans le dos, de la vieille propriétaire gueularde au frère coiffeur putanier et artiste raté incarné par Matthew Modine). Mais Ferrara n'est pas un doux ange et, comme son double Ray Ruby, il ne rechigne pas totalement à cette concession qui consiste à déshabiller des filles (même s'il le fait sans aucun voyeurisme, au contraire même, avec beaucoup de respect), d'où le vice assumé (celui du jeu) avec un sourire malsain par Ray Ruby à la fin du film, dans un monologue où Willem Dafoe fascine une fois de plus.




Dans cette dernière séquence, où le personnage est au fond du gouffre et avoue son échec, la faillite de son rêve de communauté artistique unie et solidaire, Ferrara a la géniale idée de ce gag quand Ray retrouve le billet gagnant dans la poche intérieure de sa veste porte-bonheur. Par cette pirouette, Ferrara évite un final trop écrasant après une longue et violente chute libre, il termine sur une note positive et sauve ses personnages en liesse en même temps qu'il enfonce le clou sans lourdeur quant à la perversité et l'illusion du système capitaliste, qui pousse ses membres au vice, le cinéaste remettant un jeton sur l'inévitable système cyclique de la crise, qui rattrapera bien vite le millionnaire Palace de Ray Ruby. Cette fin permet aussi à Ferrara de conclure sur le sourire de détraqué légendaire de ce cher Williem Dafoe, et ça, ça n'a pas de prix.


Go Go Tales d'Abel Ferrara avec Willem Dafoe, Matthew Modine, Asia Argento et Bob Hoskins (2012)

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