Après un premier film qui sera aussi son chef-d’œuvre (Targets), un grand deuxième film reliant Ford au Nouvel Hollywood (The Last Picture Show), puis une comédie vaudevillesque sympathique trouée par une course poursuite mémorable (What's Up, Doc ?) et un road movie aussi drôle qu'émouvant (Paper Moon), Peter Bogdanovich tourne en 1974 son sixième long métrage, Daisy Miller, supposé être un jalon dans sa carrière. Pour le dire trivialement : le début des emmerdes. Le film est d’ailleurs assez peu connu et très peu vu aujourd’hui, mais il mérite sans doute un peu plus d’attention. Adaptation d’un roman d’Henry James, Daisy Miller fait le portrait de son héroïne éponyme, Annie P. Miller de son vrai nom, jeune américaine en voyage en Europe avec sa mère et son petit frère. C'est en Suisse qu'elle rencontre Frederick Winterbourne, américain lui aussi, mais depuis longtemps installé sur le vieux continent. Winterbourne est un personnage-narrateur : moins étoffé que Daisy Miller, il est un regard porté sur elle et un vecteur idéal pour le nôtre. Irrésistiblement attiré par la jeune femme, au point de la rejoindre bientôt en Italie, Frederick (Henry James avait-il lu et aimé L’Éducation sentimentale au point d'identifier son personnage à Frédéric Moreau, l'éternel soupirant ?) n’a de cesse que de plaire à la jeune blonde, que nous apprenons à découvrir, entourée de tous ses mystères, en même temps que lui. Car Daisy est une femme étonnante, aussi mobile dans l'espace que dans le verbe, libre, heureuse, et légère, que les bonnes manières des grands bourgeois du vieux monde n’atteignent pas une seconde et dont les sentiments enfouis resteront une énigme pour celui qui voudra la retenir.
Bogdanovich a tourné ce film (en dépit de tout ce qui aurait pu l’en dissuader, à commencer par un scénario peu vendeur en soi, selon ses propres dires), pour l’amour de Cybill Shepherd, qu’il avait déjà filmée dans son deuxième long, The Last Picture Show. Les deux tourtereaux venaient d’ailleurs de se mettre ensemble, mettant fin au premier mariage du cinéaste avec sa collaboratrice et scénariste Polly Platt, ce qui, on peut l'imaginer, ne laissa pas de placer le film sous les auspices d'une certaine culpabilité, du moins croit-on le percevoir quand on écoute le cinéaste revenir sur l'histoire de ce tournage. Bogdanovich devait à l’origine interpréter lui-même le rôle de Winterbourne, et laisser la réalisation à son mentor et ami Orson Welles, qui déclina l'offre, objectant que c’était à lui de mettre en scène cette histoire (et cette femme ?), ce que Bogdanovich fit, non sans puiser son inspiration, ici et là, chez le maître, pour quelques effets de mise en scène remarquables. Et, si Cybill Shepherd est moins craquante ici que dans sa première collaboration avec Bogdanovich (ce film marquerait-il la fin, terriblement prématurée, de l'actrice, plutôt que celle de Bogdanovich lui-même ?...), ou d'ailleurs dans Taxi Driver (tourné deux ans plus tard, et qui sera le dernier film important de la carrière de Shepherd), la faute peut-être à des costumes peu appropriés à sa physionomie et à un personnage par instants à la limite de l'agaçant, elle n’en est pas moins juste dans le rôle de cette américaine moins effrontée qu'inconsciente, qui, comme le dit la dernière réplique du film, et l’affiche à sa suite, « faisait ce qu’il lui plaisait ».
Les comédiens qui entourent la jeune femme, gravitant autour d’elle dans ces longs plans où elle se livre à des cascades verbales empressées et étourdissantes, ne sont pas de reste. A commencer par celui qui apparaît le premier et ouvre littéralement la porte du film, le petit frère de Daisy, Randolph C. Miller, interprété par James McMurtry, fils du romancier Larry McMurtry (auteur de The Last Picture Show, puis de sa suite, Texasville, également porté à l'écran par Bogdanovich, avec les mêmes comédiens, dont Cybill Shepherd, en 1990, pour un résultat infiniment moins mémorable). Le jeune garçon, avec son regard diablement expressif (on s’étonne qu’il n’ait pas davantage tourné par la suite – mais il fit carrière dans le rock !), s'inscrit dans la lignée du personnage principal d'Harold and Maude de Hal Ashby. Mais c’est surtout Barry Brown qui fascine dans le rôle de Frederick Winterbourne. Avec ses yeux couchés, son regard paradoxalement las et curieux à la fois, et ses moues fragiles, le comédien, qui aurait fait un magnifique Marcel Proust à l'écran, est idéal dans le rôle de cet homme né de l’hiver (la lubie des écrivains anglo-saxons de nommer leurs personnages d’après leur humeur a parfois du bon…), trop fixé, trop effacé, patient, dépassé et froid, trop influençable sûrement pour saisir la "marguerite" (…parfois moins), par définition éphémère, offerte à lui.
Selon les dires de Bogdanovich, l'acteur correspondait parfaitement, par son état d'esprit, au personnage, et l'on s'émeut d'apprendre qu'il s’est suicidé quelques années après le tournage. Grâce à lui, mais pas seulement, il se dégage du film – qui fait certes le portrait d’un monde finissant, mais cela vient de bien ailleurs que simplement de ce qu’il dit ou raconte – un sentiment profond, évident, très beau, de défaillance, de coup manqué, et de mélancolie. Le film lui-même, par son rythme, sa lumière, manifeste les signes d'une tristesse, d'un regret, et de cette culpabilité terrible qui étreint et éteint finalement Winterbourne, cet homme qui s'est rangé aux avis dominants et a blessé Daisy pour mettre du baume sur son orgueil, dans la dernière séquence. Il y a comme une sombre énergie souterraine qui parcourt le film et nous parcourt à travers lui, sans qu’il n’y ait rien de pénible là-dedans. Et le voile obscur qui tombe sur Winterbourne quand il se rend au chevet de Daisy, dans un plan absolument magnifique, pèse en fin de compte sur l'ensemble du film, en dépit des percées lumineuses pratiquées en son tissu par la présence naïve de son héroïne.
Daisy Miller de Peter Bodganovich avec Cybill Shepherd, Barry Brown et James McMurtry (1974)
Bogdanovich a tourné ce film (en dépit de tout ce qui aurait pu l’en dissuader, à commencer par un scénario peu vendeur en soi, selon ses propres dires), pour l’amour de Cybill Shepherd, qu’il avait déjà filmée dans son deuxième long, The Last Picture Show. Les deux tourtereaux venaient d’ailleurs de se mettre ensemble, mettant fin au premier mariage du cinéaste avec sa collaboratrice et scénariste Polly Platt, ce qui, on peut l'imaginer, ne laissa pas de placer le film sous les auspices d'une certaine culpabilité, du moins croit-on le percevoir quand on écoute le cinéaste revenir sur l'histoire de ce tournage. Bogdanovich devait à l’origine interpréter lui-même le rôle de Winterbourne, et laisser la réalisation à son mentor et ami Orson Welles, qui déclina l'offre, objectant que c’était à lui de mettre en scène cette histoire (et cette femme ?), ce que Bogdanovich fit, non sans puiser son inspiration, ici et là, chez le maître, pour quelques effets de mise en scène remarquables. Et, si Cybill Shepherd est moins craquante ici que dans sa première collaboration avec Bogdanovich (ce film marquerait-il la fin, terriblement prématurée, de l'actrice, plutôt que celle de Bogdanovich lui-même ?...), ou d'ailleurs dans Taxi Driver (tourné deux ans plus tard, et qui sera le dernier film important de la carrière de Shepherd), la faute peut-être à des costumes peu appropriés à sa physionomie et à un personnage par instants à la limite de l'agaçant, elle n’en est pas moins juste dans le rôle de cette américaine moins effrontée qu'inconsciente, qui, comme le dit la dernière réplique du film, et l’affiche à sa suite, « faisait ce qu’il lui plaisait ».
Les comédiens qui entourent la jeune femme, gravitant autour d’elle dans ces longs plans où elle se livre à des cascades verbales empressées et étourdissantes, ne sont pas de reste. A commencer par celui qui apparaît le premier et ouvre littéralement la porte du film, le petit frère de Daisy, Randolph C. Miller, interprété par James McMurtry, fils du romancier Larry McMurtry (auteur de The Last Picture Show, puis de sa suite, Texasville, également porté à l'écran par Bogdanovich, avec les mêmes comédiens, dont Cybill Shepherd, en 1990, pour un résultat infiniment moins mémorable). Le jeune garçon, avec son regard diablement expressif (on s’étonne qu’il n’ait pas davantage tourné par la suite – mais il fit carrière dans le rock !), s'inscrit dans la lignée du personnage principal d'Harold and Maude de Hal Ashby. Mais c’est surtout Barry Brown qui fascine dans le rôle de Frederick Winterbourne. Avec ses yeux couchés, son regard paradoxalement las et curieux à la fois, et ses moues fragiles, le comédien, qui aurait fait un magnifique Marcel Proust à l'écran, est idéal dans le rôle de cet homme né de l’hiver (la lubie des écrivains anglo-saxons de nommer leurs personnages d’après leur humeur a parfois du bon…), trop fixé, trop effacé, patient, dépassé et froid, trop influençable sûrement pour saisir la "marguerite" (…parfois moins), par définition éphémère, offerte à lui.
Selon les dires de Bogdanovich, l'acteur correspondait parfaitement, par son état d'esprit, au personnage, et l'on s'émeut d'apprendre qu'il s’est suicidé quelques années après le tournage. Grâce à lui, mais pas seulement, il se dégage du film – qui fait certes le portrait d’un monde finissant, mais cela vient de bien ailleurs que simplement de ce qu’il dit ou raconte – un sentiment profond, évident, très beau, de défaillance, de coup manqué, et de mélancolie. Le film lui-même, par son rythme, sa lumière, manifeste les signes d'une tristesse, d'un regret, et de cette culpabilité terrible qui étreint et éteint finalement Winterbourne, cet homme qui s'est rangé aux avis dominants et a blessé Daisy pour mettre du baume sur son orgueil, dans la dernière séquence. Il y a comme une sombre énergie souterraine qui parcourt le film et nous parcourt à travers lui, sans qu’il n’y ait rien de pénible là-dedans. Et le voile obscur qui tombe sur Winterbourne quand il se rend au chevet de Daisy, dans un plan absolument magnifique, pèse en fin de compte sur l'ensemble du film, en dépit des percées lumineuses pratiquées en son tissu par la présence naïve de son héroïne.
Daisy Miller de Peter Bodganovich avec Cybill Shepherd, Barry Brown et James McMurtry (1974)