On peut lire un peu partout que les deux derniers films d'Abel Ferrara, Go Go Tales et 4h44 Last Day On Earth, s'inscrivent dans la suite logique de l'ensemble de la carrière du cinéaste par la nature des sujets abordés, qui répondent aux mêmes obsessions, et notamment via les thème de la religion, de l'addiction, de la puissance corporelle et de son contraire, ou de l'accomplissement artistique. Mais ces deux films se répondent tout particulièrement entre eux et forment une sorte de diptyque sur la fin du monde, avec le même acteur principal, l'impayable et superbe Willem Dafoe, qui passe dans le dernier film d'une interprétation rentrée à des explosions corporelles étonnantes, sans oublier de nous faire bien rire quand il parle au Dalaï-lama à travers sa télé. Dafoe incarne deux héros plutôt mystérieux confinés dans des huis-clos truffés d'écrans, des cocons menacés où la passion artistique persiste à s'exprimer jusqu'au bout et même si tout s'écroule.
Si le film de 2007 traitait d'une catastrophe économique là où celui de 2012 aborde une apocalypse écologique, dans les deux cas l'idée de cycle revient, ici sous la forme des aléas d'un commerce inconstant, là par le motif du cercle, celui que peint Skye (Shanyn Leigh, qui joue la compagne de Cisco, interprété par Dafoe) au début du film et celui qu'elle peint à la fin, ce dragon bleu dessiné sur une toile à même le sol et dans la courbe duquel s'allongent les amants pour mourir, quand dans leurs yeux se reflète un autre cercle lumineux. Ces deux films peuvent également fonctionner par paire dans la mesure où ils s'écartent conjointement de la noirceur pessimiste et défaitiste d'un autre chef-d’œuvre comme Bad Lieutenant, pour se focaliser sur des personnages dont le salut est envisageable, et envisagé, par un cinéaste qui ne se leurre pas quant à l'état de dégénérescence avancé de notre monde mais qui veut en préserver et en révéler la beauté coûte que coûte.
C'est cet esprit qui règne quand Ferrara, avec un minimalisme de rigueur et une poésie inversement proportionnelle à la petitesse de ses moyens, filme le ciel nocturne de la ville de New-York plongée dans l'obscurité envahi d'une aurore boréale improbable, somptueuse lueur verte qui donne l'impression d'admirer le fantôme géant de ce ciel même, le spectre de notre monde surplombant nos têtes. La fin est globale, elle doit s'abattre sur l'humanité tout entière d'un seul coup, et c'est comme si l'humanité dans son ensemble était déjà transformée en un ectoplasme géant. Cette apparition par anticipation, de la même façon que Ferrara filme un monde fini avant sa fin effective, pourrait être une image mentale (celles dont parle le gourou que Skye écoute sur sa tablette en peignant) produite par l'humanité elle-même qui, obsédée par la fin des temps annoncée, projetterait sa mort commune dans l'écran du ciel quelques minutes avant que la fin simultanée de tous les habitants de la Terre n'ait eu lieu. Cette image peut aussi symboliser la réunion finale de tous les êtres vivants. Cisco, en même temps qu'il découvre ce ciel nouveau, regarde à la jumelle depuis la terrasse de son appartement ses voisins dans leurs gestes les plus anodins. Le film a un fort aspect religieux mais qui va bien au-delà de la question christique de Bad Lieutenant ou de la conversion récente de Ferrara au Bouddhisme, et qu'il faut entendre au premier sens du terme "religieux", comme "ce qui relie" les hommes.
De la même manière qu'il prenait le contrepied du scénario de cabaret-avec-patron-endetté dans Go Go Tales, Ferrara prend le contrepied du film catastrophe en ne se laissant jamais aller à filmer des règlements de compte de dernière minute, des agressions de la dernière chance, des tentatives d'isolement dans un bunker ou des combats à mort pour une survie impossible. Au contraire il filme des gens qui s'aiment, qui aiment jusqu'au livreur vietnamien, qui leur emprunte un ordinateur pour parler aux siens et que Skye prend dans ses bras sans le connaître, parce qu'elle ne le reverra jamais. Les personnages du film sans exception ne cherchent qu'une chose, être ensemble (c'est tout l'enjeu de la dispute entre Skye et Cisco, la jeune femme refusant que son homme se drogue juste avant la fin, pour qu'il soit bien avec elle à ce moment-là), n'aspirant qu'à se relier. Cisco y parvient quand, arrivé au bout d'une séance de méditation ou juste avant l'explosion finale, il voit lui apparaître des images du monde entier confondues les unes dans les autres (Ferrara profite de sa liberté jusqu'à frôler l'expérimentation), une mémoire universelle qui défile devant son esprit avant la fin de tout. Penser le monde comme une boucle et la mort comme la promesse d'un retour cyclique à la vie (Skye demande à Cisco de ne pas avoir peur car ils se retrouveront au-delà de la dernière lumière blanche) fait certainement partie des préceptes bouddhistes mais aboutit ici à un film moins idéologique que simplement humaniste et optimiste, qui place tout son espoir dans l'homme et dans sa faculté à aimer l'autre. Les moyens de se lier à l'humain sont nombreux et consistent principalement en une foule d'outils de vision et de communication que le couple exploite tout au long du film : les jumelles déjà évoquées, l'inénarrable et plutôt inefficace écran de télévision, le visiophone ou tous les moyens de vidéo-communication possibles (internet, téléphone, etc.), et si Ferrara est conscient que ces outils créent une distance autant qu'une proximité, il préfère en retenir la capacité à réunir les gens. D'ailleurs quand Cisco sort de chez lui pour aller rejoindre ses amis, il doit se fondre dans la nuit et grimper aux échelles de sécurité des immeubles avec difficulté, puis repart très vite pour ne pas laisser Skye toute seule, la réunion physique impliquant autant de séparations que les écrans tâchent de combler. Ultime rencontre des êtres, beaucoup plus probante, celle qui passe par le corps, et qui donne à Ferrara l'occasion de filmer une scène d'amour physique assez sublime où les corps nus des deux amants s'empoignent très simplement mais sur fond d'un grésillement faible, d'une vibration lointaine et sourde qui nous rappelle que la fin approche et que cette étreinte sera la dernière, nous conduisant à la trouver plus belle que toutes les autres.
Cette scène, minimale dans les termes mais maximale dans l'effet créé, est à l'image de l'ensemble du film. Car le plus fascinant dans tout ça n'est pas tant, par exemple, la séquence faite de bric et de broc mais parfaitement éblouissante de l'aurore boréale, c'est l'usage du presque rien. Ferrara, à partir d'une économie de moyens rare, parvient à nous faire croire à la fin du monde mieux qu'aucun autre film ne l'a fait. De la même façon qu'il raconte à ses personnages une histoire à dormir debout et à laquelle ils croient pourtant tous (comment pourrait-on prédire l'heure de la fin du monde par voie de destruction de la couche d'ozone à la minute près ?), le cinéaste nous convainc absolument de l'imminence et de la réalité de cette apocalypse improbable avec trois fois rien. Il suffit au début du film que la chose soit annoncée sur un écran de télévision, que les personnages aient l'air de le croire dur comme fer, que Skye recouvre sa toile de peinture noire et que Cisco écrive noir sur blanc dans son journal cet énoncé performatif, "The world is ending", pour que nous soyons parfaitement immergés dans cette réalité incontestable, pour que nous regardions passer les voitures en bas de l'immeuble du couple en nous demandant très sérieusement où vont ces gens qui perdent leurs derniers moments sur la route, et pour les imaginer désespérés d'atteindre leur dernière destination. Il suffit de rien enfin pour que nous soyons terriblement touchés de voir les amants du film et ceux qui les entourent prononcer toutes leurs paroles et faire tous leurs gestes, banals, idiots, insignifiants (et désormais plus importants que tout) pour la dernière fois, et pour que nous remettions en cause notre propre quotidien, dérisoire sans doute mais que nous aurions bien tort de laisser filer.
4h44 Dernier jour sur Terre d'Abel Ferrara avec Willem Dafoe et Shanyn Leigh (2012)
Si le film de 2007 traitait d'une catastrophe économique là où celui de 2012 aborde une apocalypse écologique, dans les deux cas l'idée de cycle revient, ici sous la forme des aléas d'un commerce inconstant, là par le motif du cercle, celui que peint Skye (Shanyn Leigh, qui joue la compagne de Cisco, interprété par Dafoe) au début du film et celui qu'elle peint à la fin, ce dragon bleu dessiné sur une toile à même le sol et dans la courbe duquel s'allongent les amants pour mourir, quand dans leurs yeux se reflète un autre cercle lumineux. Ces deux films peuvent également fonctionner par paire dans la mesure où ils s'écartent conjointement de la noirceur pessimiste et défaitiste d'un autre chef-d’œuvre comme Bad Lieutenant, pour se focaliser sur des personnages dont le salut est envisageable, et envisagé, par un cinéaste qui ne se leurre pas quant à l'état de dégénérescence avancé de notre monde mais qui veut en préserver et en révéler la beauté coûte que coûte.
C'est cet esprit qui règne quand Ferrara, avec un minimalisme de rigueur et une poésie inversement proportionnelle à la petitesse de ses moyens, filme le ciel nocturne de la ville de New-York plongée dans l'obscurité envahi d'une aurore boréale improbable, somptueuse lueur verte qui donne l'impression d'admirer le fantôme géant de ce ciel même, le spectre de notre monde surplombant nos têtes. La fin est globale, elle doit s'abattre sur l'humanité tout entière d'un seul coup, et c'est comme si l'humanité dans son ensemble était déjà transformée en un ectoplasme géant. Cette apparition par anticipation, de la même façon que Ferrara filme un monde fini avant sa fin effective, pourrait être une image mentale (celles dont parle le gourou que Skye écoute sur sa tablette en peignant) produite par l'humanité elle-même qui, obsédée par la fin des temps annoncée, projetterait sa mort commune dans l'écran du ciel quelques minutes avant que la fin simultanée de tous les habitants de la Terre n'ait eu lieu. Cette image peut aussi symboliser la réunion finale de tous les êtres vivants. Cisco, en même temps qu'il découvre ce ciel nouveau, regarde à la jumelle depuis la terrasse de son appartement ses voisins dans leurs gestes les plus anodins. Le film a un fort aspect religieux mais qui va bien au-delà de la question christique de Bad Lieutenant ou de la conversion récente de Ferrara au Bouddhisme, et qu'il faut entendre au premier sens du terme "religieux", comme "ce qui relie" les hommes.
De la même manière qu'il prenait le contrepied du scénario de cabaret-avec-patron-endetté dans Go Go Tales, Ferrara prend le contrepied du film catastrophe en ne se laissant jamais aller à filmer des règlements de compte de dernière minute, des agressions de la dernière chance, des tentatives d'isolement dans un bunker ou des combats à mort pour une survie impossible. Au contraire il filme des gens qui s'aiment, qui aiment jusqu'au livreur vietnamien, qui leur emprunte un ordinateur pour parler aux siens et que Skye prend dans ses bras sans le connaître, parce qu'elle ne le reverra jamais. Les personnages du film sans exception ne cherchent qu'une chose, être ensemble (c'est tout l'enjeu de la dispute entre Skye et Cisco, la jeune femme refusant que son homme se drogue juste avant la fin, pour qu'il soit bien avec elle à ce moment-là), n'aspirant qu'à se relier. Cisco y parvient quand, arrivé au bout d'une séance de méditation ou juste avant l'explosion finale, il voit lui apparaître des images du monde entier confondues les unes dans les autres (Ferrara profite de sa liberté jusqu'à frôler l'expérimentation), une mémoire universelle qui défile devant son esprit avant la fin de tout. Penser le monde comme une boucle et la mort comme la promesse d'un retour cyclique à la vie (Skye demande à Cisco de ne pas avoir peur car ils se retrouveront au-delà de la dernière lumière blanche) fait certainement partie des préceptes bouddhistes mais aboutit ici à un film moins idéologique que simplement humaniste et optimiste, qui place tout son espoir dans l'homme et dans sa faculté à aimer l'autre. Les moyens de se lier à l'humain sont nombreux et consistent principalement en une foule d'outils de vision et de communication que le couple exploite tout au long du film : les jumelles déjà évoquées, l'inénarrable et plutôt inefficace écran de télévision, le visiophone ou tous les moyens de vidéo-communication possibles (internet, téléphone, etc.), et si Ferrara est conscient que ces outils créent une distance autant qu'une proximité, il préfère en retenir la capacité à réunir les gens. D'ailleurs quand Cisco sort de chez lui pour aller rejoindre ses amis, il doit se fondre dans la nuit et grimper aux échelles de sécurité des immeubles avec difficulté, puis repart très vite pour ne pas laisser Skye toute seule, la réunion physique impliquant autant de séparations que les écrans tâchent de combler. Ultime rencontre des êtres, beaucoup plus probante, celle qui passe par le corps, et qui donne à Ferrara l'occasion de filmer une scène d'amour physique assez sublime où les corps nus des deux amants s'empoignent très simplement mais sur fond d'un grésillement faible, d'une vibration lointaine et sourde qui nous rappelle que la fin approche et que cette étreinte sera la dernière, nous conduisant à la trouver plus belle que toutes les autres.
Cette scène, minimale dans les termes mais maximale dans l'effet créé, est à l'image de l'ensemble du film. Car le plus fascinant dans tout ça n'est pas tant, par exemple, la séquence faite de bric et de broc mais parfaitement éblouissante de l'aurore boréale, c'est l'usage du presque rien. Ferrara, à partir d'une économie de moyens rare, parvient à nous faire croire à la fin du monde mieux qu'aucun autre film ne l'a fait. De la même façon qu'il raconte à ses personnages une histoire à dormir debout et à laquelle ils croient pourtant tous (comment pourrait-on prédire l'heure de la fin du monde par voie de destruction de la couche d'ozone à la minute près ?), le cinéaste nous convainc absolument de l'imminence et de la réalité de cette apocalypse improbable avec trois fois rien. Il suffit au début du film que la chose soit annoncée sur un écran de télévision, que les personnages aient l'air de le croire dur comme fer, que Skye recouvre sa toile de peinture noire et que Cisco écrive noir sur blanc dans son journal cet énoncé performatif, "The world is ending", pour que nous soyons parfaitement immergés dans cette réalité incontestable, pour que nous regardions passer les voitures en bas de l'immeuble du couple en nous demandant très sérieusement où vont ces gens qui perdent leurs derniers moments sur la route, et pour les imaginer désespérés d'atteindre leur dernière destination. Il suffit de rien enfin pour que nous soyons terriblement touchés de voir les amants du film et ceux qui les entourent prononcer toutes leurs paroles et faire tous leurs gestes, banals, idiots, insignifiants (et désormais plus importants que tout) pour la dernière fois, et pour que nous remettions en cause notre propre quotidien, dérisoire sans doute mais que nous aurions bien tort de laisser filer.
4h44 Dernier jour sur Terre d'Abel Ferrara avec Willem Dafoe et Shanyn Leigh (2012)