Au début des années 90, qui ne furent pas pour lui une promenade de santé, William Friedkin tenta de renouer avec le cinéma d’horreur qui lui avait valu son plus grand succès. Mais La Nurse (The Guardian), contrairement à L’Exorciste, eut bien du mal à marquer au fer rouge toute une génération de cinéphiles. Le film raconte l’histoire, très simple, peut-être trop simple, d’un jeune couple qui engage une nounou d’enfer, Camilla (Jenny Seagrove, une Michelle Pfeiffer au rabais), pour garder leur petit garçon, sauf que la nounou en question fait un peu trop penser, dans l’attitude, à la Sigourney Weaver en mode Zuul, le cerbère de la porte, de SOS Fantômes, toute stoïque malgré un regard allumé, pour être honnête. Le prologue, situé trois mois avant l’action principale, gâche un peu la surprise : on y voit un autre couple confiant déjà ses deux gosses à une nourrice (sans doute la même) qui en profite pour enlever le plus petit et le sacrifier à un arbre maléfique dans une sorte de rituel païen au cœur de la forêt voisine. On sait donc d’emblée ce qui va nous être raconté. Une sorte de cousin de Rosemary’s Baby avec des touches d’Evil Dead, quand l’arbre infanticide aide la nourrice, sa servante, en la débarrassant de ses agresseurs à coups de branches dans la tronche, de lianes-boas, et de racines antipersonnelles, dans des scènes bien sanglantes et un tantinet grotesques.
Mais si le film n’avait incontestablement pas de quoi marquer son époque (scénario trop mince, rebondissements trop attendus, acteurs de seconde zone, effets spéciaux guère spéciaux), il a tout de même, et aujourd’hui encore, de quoi marquer les quelques esprits qui le croiseront avec des images fortes, comme dans la scène où le père trouve la nurse en train de laver son fils, en pleine nuit, nue avec lui dans la baignoire, sous les stries de lumière perçant à travers les volets, ou, plus tard, la même nourrice tenant le bébé dans ses bras telle une vierge à l'enfant, allongée sur l’une des branches de son arbre dévoreur de chairs tendres, face au spectacle d'une poignée de loubards trucidés en grandes pompes. C’est dans les scènes fantastiques que Friedkin s’en sort mieux et nous intrigue enfin, car tout le reste est très faible (loin d’un film comme Sorcerer, le chef d’œuvre de son auteur, qui ressort actuellement dans les salles et dont les scènes réalistes sont tétanisantes et permettent en bout de course l’avènement de séquences oniriques d’autant plus puissantes qu'elles semblent prolonger tout ce qui les précède et qui ressurgi en puissance, contenu en elles).
Il est regrettable mais pas totalement étonnant de faire ce constat, car The Guardian est avant tout un conte, qui débute avec la lecture par un enfant d’Hansel et Gretel et se conclut avec l’attaque conjuguée d’une sorcière et d'un arbre sacré. Les premier et dernier plans du film nous posent face au même hibou qui menace le cocon familial de sa seule et tranquille présence. Et quand la nourrice s’occupe pour la première fois de l’enfant, elle dépose dans son berceau une série de peluches à l’effigie d’animaux sauvages qui sont là pour veiller sur lui et préparer son voyage vers le cœur de la forêt. La nurse présente un à un les animaux au nourrisson, et ces bêtes, que la main de la nounou porte vers la caméra et dépose tout autour de l'enfant comme pour le cerner, évoquent celles qui, sur le bord de la rivière, regardaient passer le frère et la sœur orphelins poursuivis par le chasseur de Charles Laughton.
J’ouvre ici une parenthèse à propos de La Nuit du chasseur, dont je vois des réminiscences un peu partout. Je repensais récemment à l'une des premières scènes de La Forêt interdite de Nicholas Ray, où Christopher Plummer parcourt un bras de rivière en barque et observe les animaux sauvages menacés par la chasse et le braconnage, séquence qui rappelle elle aussi la célèbre scène de la fuite des enfants dans le film de Laughton, où ils se laissent porter par le courant dans une barque (la petite fille jouant à bord de l'embarcation avec une peluche...), tandis que chaque plan fixe sur la barque, pris depuis le rivage, met l’accent, au premier plan, sur un animal (toile d’araignée, grenouille, lapins) plus ou moins menaçant en soi, autant du moins que peuvent l’être les animaux de la nuit dans les contes cruels pour enfants, mais rendus parfaitement inquiétants par leur place dans l'image, exacerbée au premier plan, comme autant de témoins aux aguets, d'yeux condamnant ceux qui voudraient disparaître, les deux enfants, à être suivis du regard (le nôtre redoublant celui des bêtes, jusqu'à ce que Laughton nous place carrément au-dessus de la barque, en plongée totale, nous permettant de suivre les fugitifs comme sur une carte, à la trace). La différence chez Ray (et ce n'est pas vraiment la seule) tient au fait que Christopher Plummer, qui navigue en plein jour, sourit à ce déferlement de vie animale qui s’ébat autour de lui, s’éprend de ce milieu naturel qu’il entend préserver, tandis que les enfants s’évadent dans la nuit, terrifiés par l’homme qui est à leurs trousses, impatients de quitter ces marécages inquiétants pour se mettre à couvert.
Mais le spectacle offert à Plummer par les images Discovery Channel insérées dans le film de Ray donnent à voir l’implacable ordre naturel de la chaîne alimentaire (l’oiseau mange le poisson avant d’être mangé par le crocodile) et préfigurent la terrible confrontation du jeune idéaliste qu’il interprète avec plus gros et plus dangereux que lui, soit l’ersatz de Barberousse (Burl Ives) aux allures de géant qui règne sur les marais et sur une troupe de braconniers malfamés. Si bien qu’on retrouve dans les deux œuvres cette menace du sud sauvage et indomptable, cette peur infantile d’être dévoré par un ogre fascinant. Et dans les deux films le mangeur d’homme finit terrassé par plus petit mais plus teigneux que lui : une petite vieille protectrice chez Laughton, un serpent de marécage chez Ray. Fin de la parenthèse.
La Nurse, même s’il a ses petits moments, et l'évocation de La Nuit du chasseur mentionnée plus haut en est un, où le beau-père monstrueux est remplacé par une nourrice terrifiante et les animaux du soir par des peluches ensorcelées, est tout de même très, très loin de la puissance audiovisuelle et dramatique du film de Laughton. La scène finale en est symptomatique, où Friedkin a la belle idée de transformer sa « gardienne » en femme-arbre, quittant les rives du conte pour tendre vers celles du récit mythologique et faisant de la nourrice une Daphné métamorphosée non en laurier mais en jeune pousse missionnée par son arbre diabolique, transformation non pas vouée à échapper à un dieu mais à capturer une proie en l’honneur de sa divinité sylvaine. Les images de cette femme nue et comme couverte d'écorce, au regard déterminé et aux gestes musclés (qui ne sont pas sans rappeler la figure du T-1000 dans Terminator 2), font partie de celles qui restent en mémoire. Sauf que le montage parallèle dans lequel la nourrice est frappée par procuration tandis que le père de famille, dans la forêt, se croyant dans un remake de Massacre à la tronçonneuseélague gaiement l’arbre malfaisant gorgé de sang, est plus maladroit que convaincant et peine à sauver le tout. Le film confirme en tout cas, en le convoquant sans atteindre sa cheville, y compris dans cet assaut final où la nurse mi-femme mi-arbre court après le nourrisson et sa mère dans les escaliers de la maison, que La Nuit du chasseur est peut-être le plus beau conte filmé de l’histoire du cinéma. Et puisqu'il est question de mythologie dans ce conte horrifique (quasi pléonasme) qu'est La Nurse, j'ouvre une dernière parenthèse pour signaler que Gérard Macé, dans un superbe recueil de poèmes paru cette année aux éditions "Le Bruit du temps" et intitulé Homère au royaume des morts a les yeux ouverts, consacre un texte, sans le citer explicitement, au grand film de Charles Laughton, réservoir d'images fondatrices au même titre que les plus intemporels récits de l'antiquité.
La Nurse de William Friedkin avec Jenny Seagrove, Dwier Brown, Carey Lowell et Natalia Nogulich (1990)
Mais si le film n’avait incontestablement pas de quoi marquer son époque (scénario trop mince, rebondissements trop attendus, acteurs de seconde zone, effets spéciaux guère spéciaux), il a tout de même, et aujourd’hui encore, de quoi marquer les quelques esprits qui le croiseront avec des images fortes, comme dans la scène où le père trouve la nurse en train de laver son fils, en pleine nuit, nue avec lui dans la baignoire, sous les stries de lumière perçant à travers les volets, ou, plus tard, la même nourrice tenant le bébé dans ses bras telle une vierge à l'enfant, allongée sur l’une des branches de son arbre dévoreur de chairs tendres, face au spectacle d'une poignée de loubards trucidés en grandes pompes. C’est dans les scènes fantastiques que Friedkin s’en sort mieux et nous intrigue enfin, car tout le reste est très faible (loin d’un film comme Sorcerer, le chef d’œuvre de son auteur, qui ressort actuellement dans les salles et dont les scènes réalistes sont tétanisantes et permettent en bout de course l’avènement de séquences oniriques d’autant plus puissantes qu'elles semblent prolonger tout ce qui les précède et qui ressurgi en puissance, contenu en elles).
Il est regrettable mais pas totalement étonnant de faire ce constat, car The Guardian est avant tout un conte, qui débute avec la lecture par un enfant d’Hansel et Gretel et se conclut avec l’attaque conjuguée d’une sorcière et d'un arbre sacré. Les premier et dernier plans du film nous posent face au même hibou qui menace le cocon familial de sa seule et tranquille présence. Et quand la nourrice s’occupe pour la première fois de l’enfant, elle dépose dans son berceau une série de peluches à l’effigie d’animaux sauvages qui sont là pour veiller sur lui et préparer son voyage vers le cœur de la forêt. La nurse présente un à un les animaux au nourrisson, et ces bêtes, que la main de la nounou porte vers la caméra et dépose tout autour de l'enfant comme pour le cerner, évoquent celles qui, sur le bord de la rivière, regardaient passer le frère et la sœur orphelins poursuivis par le chasseur de Charles Laughton.
En haut : La Nuit du chasseur
En bas : La Nurse
J’ouvre ici une parenthèse à propos de La Nuit du chasseur, dont je vois des réminiscences un peu partout. Je repensais récemment à l'une des premières scènes de La Forêt interdite de Nicholas Ray, où Christopher Plummer parcourt un bras de rivière en barque et observe les animaux sauvages menacés par la chasse et le braconnage, séquence qui rappelle elle aussi la célèbre scène de la fuite des enfants dans le film de Laughton, où ils se laissent porter par le courant dans une barque (la petite fille jouant à bord de l'embarcation avec une peluche...), tandis que chaque plan fixe sur la barque, pris depuis le rivage, met l’accent, au premier plan, sur un animal (toile d’araignée, grenouille, lapins) plus ou moins menaçant en soi, autant du moins que peuvent l’être les animaux de la nuit dans les contes cruels pour enfants, mais rendus parfaitement inquiétants par leur place dans l'image, exacerbée au premier plan, comme autant de témoins aux aguets, d'yeux condamnant ceux qui voudraient disparaître, les deux enfants, à être suivis du regard (le nôtre redoublant celui des bêtes, jusqu'à ce que Laughton nous place carrément au-dessus de la barque, en plongée totale, nous permettant de suivre les fugitifs comme sur une carte, à la trace). La différence chez Ray (et ce n'est pas vraiment la seule) tient au fait que Christopher Plummer, qui navigue en plein jour, sourit à ce déferlement de vie animale qui s’ébat autour de lui, s’éprend de ce milieu naturel qu’il entend préserver, tandis que les enfants s’évadent dans la nuit, terrifiés par l’homme qui est à leurs trousses, impatients de quitter ces marécages inquiétants pour se mettre à couvert.
En haut : La Nuit du chasseur
En bas : La Forêt interdite
Mais le spectacle offert à Plummer par les images Discovery Channel insérées dans le film de Ray donnent à voir l’implacable ordre naturel de la chaîne alimentaire (l’oiseau mange le poisson avant d’être mangé par le crocodile) et préfigurent la terrible confrontation du jeune idéaliste qu’il interprète avec plus gros et plus dangereux que lui, soit l’ersatz de Barberousse (Burl Ives) aux allures de géant qui règne sur les marais et sur une troupe de braconniers malfamés. Si bien qu’on retrouve dans les deux œuvres cette menace du sud sauvage et indomptable, cette peur infantile d’être dévoré par un ogre fascinant. Et dans les deux films le mangeur d’homme finit terrassé par plus petit mais plus teigneux que lui : une petite vieille protectrice chez Laughton, un serpent de marécage chez Ray. Fin de la parenthèse.
En haut : La Nuit du chasseur
En bas : La Nurse
La Nurse, même s’il a ses petits moments, et l'évocation de La Nuit du chasseur mentionnée plus haut en est un, où le beau-père monstrueux est remplacé par une nourrice terrifiante et les animaux du soir par des peluches ensorcelées, est tout de même très, très loin de la puissance audiovisuelle et dramatique du film de Laughton. La scène finale en est symptomatique, où Friedkin a la belle idée de transformer sa « gardienne » en femme-arbre, quittant les rives du conte pour tendre vers celles du récit mythologique et faisant de la nourrice une Daphné métamorphosée non en laurier mais en jeune pousse missionnée par son arbre diabolique, transformation non pas vouée à échapper à un dieu mais à capturer une proie en l’honneur de sa divinité sylvaine. Les images de cette femme nue et comme couverte d'écorce, au regard déterminé et aux gestes musclés (qui ne sont pas sans rappeler la figure du T-1000 dans Terminator 2), font partie de celles qui restent en mémoire. Sauf que le montage parallèle dans lequel la nourrice est frappée par procuration tandis que le père de famille, dans la forêt, se croyant dans un remake de Massacre à la tronçonneuseélague gaiement l’arbre malfaisant gorgé de sang, est plus maladroit que convaincant et peine à sauver le tout. Le film confirme en tout cas, en le convoquant sans atteindre sa cheville, y compris dans cet assaut final où la nurse mi-femme mi-arbre court après le nourrisson et sa mère dans les escaliers de la maison, que La Nuit du chasseur est peut-être le plus beau conte filmé de l’histoire du cinéma. Et puisqu'il est question de mythologie dans ce conte horrifique (quasi pléonasme) qu'est La Nurse, j'ouvre une dernière parenthèse pour signaler que Gérard Macé, dans un superbe recueil de poèmes paru cette année aux éditions "Le Bruit du temps" et intitulé Homère au royaume des morts a les yeux ouverts, consacre un texte, sans le citer explicitement, au grand film de Charles Laughton, réservoir d'images fondatrices au même titre que les plus intemporels récits de l'antiquité.
La Nurse de William Friedkin avec Jenny Seagrove, Dwier Brown, Carey Lowell et Natalia Nogulich (1990)