Quitte à passer pour un chien galeux, je dois l'avouer, je n'ai pas aimé Tabou de Miguel Gomes. J'ai pourtant vu ce film dans les conditions idéales, sur grand écran. C'était un film Jean Mineur, 0, 0, 0, 0, 8. Un film né sous une bonne étoile, d'après Arte. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. Que ceux qui placent le film de Miguel Gomes au sommet des sommets (et qui prononcent son nom correctement, c'est-à-dire Miguéou Gomsh), me pardonnent. Je fus le premier déçu. D'autant plus qu'à la sortie du film, après m'en être laissé conter monts et merveilles, j'espérais l'éblouissement promis. Mais je ne suis ressorti de la projection de ce chef-d’œuvre unanimement annoncé que très circonspect, et noyé d'ennui. Je vais tâcher de m'en expliquer en abordant les trois étapes du film, qui se découpe en deux grandes parties plus un prologue, prologue si supérieur à la suite que les beaux plans qui le composent ont pratiquement suffi à illustrer la grande majorité des critiques que l'on a pu croiser à l'époque.
Le prologue donc contient en effet de belles choses, à commencer par le premier plan du film, avec cet homme en tenue coloniale planté au milieu de la jungle et de la caravane de ses sujets. Les plans qui suivent ne sont pas en reste : le même personnage debout devant une rivière et se retournant vers ses suivants, ou découvrant le fantôme de sa défunte lors d'une pause dans sa marche mélancolique, puis dévoré par un alligator et transformé en crocodile heureux, heureux de côtoyer sa femme retrouvée. Les images de ce conte africain sont belles et (quoique loin en l'espèce de la charge mystérieuse des premiers plans d'Oncle Boonmee sur une jungle endormie) elles composent par le montage une durée singulière plutôt fascinante. Le récit que fait ce prologue, portrait d'un homme éperdu d'amour, désespéré au cœur d'une forêt, prêt à se laisser avaler par une créature terrible pour rejoindre sa femme au pays des monstres et des esprits, est du reste pour le moins prenant. Plus captivant d'ailleurs que réellement percutant. Contrairement par exemple au prologue de La Folie Almayer de Chantal Akerman, également sorti en 2012, ou à l'ouverture du film de Weerasethakul, encore elle, avec son buffle libéré dans la jungle nocturne (que Miguel Gomes a dû admirer comme il a dû apprécié les Bad Lieutenant et autres Dans la grotte des rêves perdus de Werner Herzog, avec leur motif commun, ce leitmotiv reptilien en général et crocodilesque en particulier).
Il faut reconnaître le charme réel qui se dégage de ce prologue. Le vrai problème du film vient en fait immédiatement après et prend la forme de toute la première partie, intitulée "Paradis perdu". Durant près d'une heure Miguel Gomes filme deux voisines. Pilar, une dame d'un certain âge, vivant seule, vaguement courtisée par un ami, éprise de religion et vouée aux bonnes causes. Et Aurora, une vieille femme de caractère, en fin de vie, perdant la tête, souvent accompagnée de Santa, sa femme de ménage cap-verdienne. Dès que cette longue partie commence, tandis que la plus âgée des deux voisines raconte ses rêves soporifiques, dix bonnes minutes durant, sur la terrasse tournante d'un restaurant de casino, l'ennui s'installe en profondeur. Après un prologue à la beauté potentiellement hypnotique, Miguel Gomes rompt le charme et nous endort pour de bon (la récurrente voix-off placide et monocorde, assez proche de celle qui irrigue le très long et très beau Val Abraham de Manoel de Oliveira, n'aidant pas). On se surprend à porter aussi peu d'intérêt à des personnages, à leurs histoires et, il faut bien le dire, à la façon dont ils sont filmés. Cette heure de film, interminable, assommante, soumet à notre attention défaillante des vieilles femmes seules et tristes qui s'ennuient, mais Gomes, faute de transcender ce sujet, nous laisse seuls, tristes et bien ennuyés nous aussi, à moins de trouver le moyen de se passionner pour des personnages sans vie et pour une mise en scène au noir et blanc sentencieux toute en plans-séquences raides qui ne leur en insuffle guère elle-même. Le cinéaste portugais aurait voulu dénoncer le monde sans fiction dans lequel nous vivons, idée qui peut légitimement paraitre non seulement totalement fausse mais qui requiert selon Miguel Gomes une heure de fiction sans grand intérêt pour s'imprimer dans les consciences les moins assoupies.
La deuxième partie de Tabou, "Paradis", consiste en un long flash-back racontant la jeunesse d'Aurora et son aventure adultérine en Afrique. A la jonction des deux grands chapitres du film, l'ex-amant de la défunte Aurora, le bien-nommé Ventura (dont les pâles aventures en Afrique font regretter celles de son homonyme Ace), rencontre Pilar et Santa lors de l'enterrement de sa maîtresse d'autrefois et décide de leur raconter son aventure amoureuse africaine avec la disparue dans une galerie marchande décorée en jungle de plastique. Cette deuxième partie tant attendue est fort heureusement meilleure que la première et se veut beaucoup plus intrigante (la plupart des admirateurs de l’œuvre s'y entendent), tant sur le fond que dans la forme. D'abord parce que certains jeux de correspondance se mettent en place, via les singes, les crocodiles ou encore cet écho très net entre la première et la deuxième partie quand, à la scène où Pilar se rend au cinéma avec son vieux courtisan fatigué et pleure en entendant une chanson (Be my baby des Ronettes), répond cette séquence où la jeune Aurora de la deuxième partie du film écoute la même chanson de variété à la radio, en pleurant elle aussi (car c'est Ventura, son amant musicien, qui l'enregistre dans un studio au même moment). De sorte qu'il semble rétrospectivement que Pilar, dans la première partie, regardait le film romantique volontairement cliché des amours secrètes d'Aurora, qui constitue la deuxième partie, avant même de s'entendre narrer cette histoire par Ventura. Et puis le travail sur le noir et blanc, et surtout celui sur le son, ont enfin de quoi nous réveiller et nous sortir de notre grande torpeur.
Considérant avec intuition ce fait vrai que la mémoire n'est pas aussi scrupuleuse qu'un enregistrement cinématographique, et que des souvenirs lointains mais précis ne nous reviennent que de vagues sonorités, quelques bruits d'ambiance, à défaut des paroles perdues prononcées par les êtres chers, dont nous oublions parfois jusqu'à la voix après en avoir été séparés trop longtemps, Gomes a la grande idée (aucune ironie ici) d'effacer les voix de ses acteurs au montage tout en restituant aux images leurs autres sons dans un film désormais à la fois muet et, plus que sonore, bruitiste. L'idée est aussi singulière que remarquable et l'effet poétique fonctionne à plein. Le seul problème, c'est qu'étendue sur une longue heure cette idée finit par s'essouffler, surtout que le cinéaste ne nous offre pas grand chose d'autre à admirer, sinon, entre autres jolis moments, une scène d'amour physique qui doit plus à la cinégénie du corps de son actrice et à ce vague plan final sur son giron fécond caressé par la main de l'amant illégitime qu'à l'émotion qu'elle recèle. Une raison à cela : si le récit de la jeunesse d'Aurora est ô combien plus passionnant que le portrait de sa vieillesse, il n'en demeure pas moins que Gomes nous raconte, et sciemment (d'où l'écho entre les deux parties via le morceau de musique guimauve diffusé à la radio et servant de bande originale à un probable mélodrame pour mamies portugaises diffusé sur grand écran), une bête histoire d'adultère entre deux blancs colons. On admire un Sur la route de Madison portugais, meilleur que l'original certes, parce que tout à fait conscient de ce qu'il est, en sa qualité de pure réflexion post-moderne (Gomes nomme entre autres le crocodile d'Aurora "Dandy", pour jouer avec la référence à Crocodile Dundee...), mais pas beaucoup plus stimulant pour autant. Difficile par conséquent, en tout cas me concernant, d'être touché par cette histoire, et de fait par le film dans son entier.
Miguel Gomes a lui-même expliqué qu'il a voulu ouvrir son film sur une légende (le fameux prologue), un conte sentimental aux airs de cinéma primitif, pour ensuite s'en éloigner assez nettement dans sa première partie et y revenir petit à petit afin de simuler sur la durée d'un seul long métrage le parcours difficile de refictionnalisation qui marque tout l'art contemporain. D'une partie à l'autre, il souhaitait revenir vers cette croyance initiale, ce cinéma des premiers temps, cette histoire au goût d'absolu, ce romanesque ancestral. On pouvait espérer qu'il y revienne non seulement plus vite mais qu'il y revienne vraiment. Car si la seconde partie s'en rapproche, on est loin encore de l'émotion du prologue ou de sa capacité à nous émerveiller. Cette déclaration du cinéaste dénote peut-être d'ailleurs une volonté trop affirmée de se plier à des schémas structurels prédéfinis et de s'y conforter, au prix semble-t-il d'un déséquilibre flagrant et dommageable pour le film. Y compris dans la seconde partie du film, formellement surprenante quoique finalement insuffisante, mais surtout en grande carence de contenu, puisque sous prétexte de retourner vers le romanesque Miguel Gomes choisit le plus premier degré qui soit et, en vérité, le plus niais, celui de Dirty Dancing (la comparaison est osée, suggérée uniquement par la chanson des Ronettes qui servait de bande originale à la comédie musicale menée par Patrick Swayze) et de Out of Africa(que Gomes cite lui-même en entretien). En réduisant le romanesque et la fiction au gros mélodrame à lourds sabots sans parvenir à sublimer ce type de sujet (comme beaucoup l'ont fait) par une forme qui serait plus sidérante que celle pour laquelle il a opté, le cinéaste pénalise lui-même son œuvre et sa portée. Gomes est semble-t-il plus doué pour créer une imagerie originale où le poétique prime sur le théorique, que pour mettre en scène de strictes idées théoriques sur le cinéma, ou d'ailleurs sur l'art de façon plus générale, aussi justes soient-elles. Prenons deux exemples, l'un dans la première partie, l'autre dans la deuxième.
Commençons par la séquence, déjà évoquée, où la vieille Aurora raconte ses rêves devant un décor flou et tournant, un arrière-plan d'images en mouvement qui s'accordent à la portée onirique de son propos. Qu'avons-nous là à admirer sinon une pure idée (qui tourne en rond) étalée elle aussi sur de trop longues minutes, et qui s'arrête au stade du papier sans provoquer la plus petite émotion ? La mise en scène et le discours qu'elle relaie sont potentiellement intéressants mais en réalité terriblement maigres, et perdent le peu de leurs qualités une fois tartinés sur la longueur. Pour aller vers la deuxième partie, puisqu'elle est plus réussie, citons Gomes lui-même, qui dans son entretien avec les Cahiers du Cinéma, à l'époque de la sortie du film, évoquait cette séquence où Aurora et Ventura, fous amoureux, courent dans la jungle puis s'arrêtent net et regardent la caméra. Le cinéaste explique avoir tourné cette scène pour dénoncer la perte de latitude du champ romanesque, pour démontrer que ce dernier ne va pas de soi aujourd'hui, qu'il dépend de la bonne volonté du spectateur et d'un pacte de confiance tacite signé avec lui. D'où la course romantique des amoureux brusquement stoppés dans leur élan, comme pour demander au spectateur le droit de poursuivre et s'assurer que ce type de scène peut encore fonctionner. La scène ne donne pratiquement rien sur le plan émotionnel, peut-être parce que le cinéaste rompt lui-même la ritournelle du cinéma classique, comme Godard le faisait il y a cinquante ans, plus qu'il ne nous demande notre accord pour la continuer. Gomes a qui plus est un tout petit wagon de retard en posant la question de cette façon quand Weerasethakul, Kiarostami, De Oliveira, Herzog ou Carax l'ont mieux posée et y ont répondu juste avant lui. Oui le romanesque est encore possible, oui la fiction fonctionnera toujours, sauf peut-être à la réduire, ne serait-ce qu'en termes narratifs, et sans prendre vraiment le dessus sur cette faiblesse en termes esthétiques, à ce qu'elle a fait de pire, au chromo hollywoodien le plus mièvre qui soit, à Out of Africa, fiction qui peut-être un jour finira bel et bien par ne plus aller de soi.
Que le "Paradis" soit si plat n'est pas un problème en soi, à condition que le réalisateur pousse la forme d'un cran encore et nous rende cette amourette indispensable, au lieu de quoi il accouche d'un film d'ennui que la joliesse ponctuelle de sa mise en scène et sa belle idée sonore - la seule qu'on retiendra vraiment dans tout ça, qu'un court ou moyen métrage aurait suffi à honorer, faute de véritables prolongements ou rebondissements formels - ne peuvent sauver. Il est en fin de compte très difficile de parler d'une œuvre pareille, très noble en maints aspects, portée par de bonnes idées, dont certaines scènes sont effectivement très belles, et dont l'auteur et ses intentions sont absolument respectables, bien qu'il soit peut-être, à mes yeux, passé à côté d'une réussite totale. A moins que je ne sois totalement passé à côté de sa réussite, ce qui n'est pas exclu. Je ne nie pas un style singulier et un talent certain, mais le film reste malheureusement incroyablement ennuyeux et ne m'aura touché à aucun instant, encore moins si je repense, et Gomes m'y pousse, à d'autres films aussi ambitieux que le sien sortis ces dernières années, dont il s'est peut-être nourri à l'excès (jusque dans son goût, qui ne se limite pas à ce film, pour les structures coupées en deux, qui débarque après Lynch et son Mulholland Drive ou Weraseethakul et son Tropical Malady, entre bien d'autres), et qui le surpassent de beaucoup. Le propos de Tabou pourrait être passionnant mais sa mise en cinéma le rend aussi pesant que distant, et donne au final un sentiment de gâchis.
Tabou de Miguel Gomes avec Ana Moreira, Carloto Cotta, Teresa Madruga, Laura Soveral et Isabel Cardoso (2012)