On se demande, banalité de le dire, à quel point notre jugement sur les films est influencé ou non par notre avis sur leur auteur, lequel est façonné non seulement par la vision des autres films du cinéaste mais aussi potentiellement par l'aspect global de sa carrière, sa réputation et tutti quanti. Y a-t-il des films actuels envers lesquels nous nous montrons éventuellement trop sévère et inversement, n'y a-t-il pas des films anciens si bien considérés que l'on se fait plus tolérants qu'il ne faudrait à leur endroit, voire aveuglément admiratifs. L'exemple c'est Hitchcock. Si Hitchcock tournait aujourd'hui, ne serions-nous pas davantage critiques envers chaque nouvelle réalisation du maître ? Et ce quand bien même notre homme aurait déjà tourné au moins la dizaine de chefs-d’œuvre absolus qu'on lui connaît, comptant parmi les plus grands films de l'histoire du cinéma et pouvant constituer à eux seuls une très digne et respectable liste des œuvres cinématographiques les plus indispensables qui soient ; sans compter un beau paquet de films moins primordiaux, à peine magistraux. Marnie rassure un peu. On peut trouver un film très respecté de Sir Alfred Hitchcock (ne prenons pas le cas d'un semi-ratage admis, tel Family Plot, film toutefois charmant à plusieurs égards) non seulement mineur mais même assez raté.
Le premier défaut du film, et pas des moindres quand on parle d'un film d'Hitchcock, c'est son récit. Pas que le scénario psychanalytique pose problème en soi (Spellboundétait aussi beau qu'outrancier dans son adaptation poussive des théories freudiennes sous forme de thriller), mais ici, le script est tout de même bien faible. Deux heures durant on est auprès de Marnie Edgar, une jeune femme froide et énigmatique, voleuse et menteuse, qui a peur des hommes et du rouge et qui souffre manifestement d'une relation au-delà de complexe à la figure de la mère. L'héroïne est aidée par un type, Mark Rutland, qui se montre immédiatement attiré par elle (physiquement attiré, et comment l'être autrement : Marnie est aussi vide que violente), incarné par un Sean Connery aux sourcils épilés à la hache et aux paupières taillées en biseaux qu'on croirait échappé de la loge maquillage de Priscilla folle du désert. Ce personnage masculin ne présente pas d'autre intérêt que celui de venir en aide à une héroïne un tantinet exaspérante.
Marnie est interprétée par une Tippi Hedren certes charmante mais pas vraiment douée pour la comédie (autre grand atout de Spellbound, Ingrid Bergman), et malheureusement pour elle plus exposée ici que dans Les Oiseaux. L'actrice, devenue ici le pilier narratif d'un film beaucoup moins puissant, n'a comme argument à faire valoir qu'une voix atippique assez aiguë (qui lui permet d'imiter celle d'une petite fille dans le dénouement final), et de certes très jolies jambes (c'est le point focal de la première description qu'en donne le personnage interprété par un Sean Connery transsexuel peut-être mais sexuel avant tout). Le jeu outré voire complètement faux de Tippi Hedren confinerait parfois au risible si nous n'avions pas beaucoup de sympathie pour elle grâce au souvenir de Melanie Daniels. Certaines actrices hitchcockiennes ont partagé sa maladresse, mais même si l'on pense par exemple à l'expression de la peur un peu forcée de la belle Joan Fontaine dans Rebecca, l'actrice y était par ailleurs rayonnante, ce que Tippi Hedren n'est jamais dans Marnie. La seule scène où elle marque les esprits est celle où son ancien courtisan et nouvel époux, Mark Rutland (Connery donc), s'approche d'elle contre son gré et la déshabille d'un coup sec. Hitchcock, qui n'est pas venu sur le plateau sans son génie érotique habituel (il est affligeant de voir si souvent employé, y compris sur ce blog et sous ma plume, le mot érotomane, qui nomme une pathologie et n'a rien à voir avec l'érotisme, que ce soit dit une bonne fois pour toutes !), fait un plan sur le visage de l'actrice criant "No !" de son étrange et belle voix criarde - éclat de jouissance par anticipation - et enchaîne à toute vitesse avec un plan digne du plus profond respect sur ses jambes mises à nu.
Malgré cette belle scène, il est difficile de se passionner pour cette histoire et de se laisser impressionner par sa résolution un peu pompière. L'intérêt que manifeste le personnage de Sean Connery pour celui de Tippi est difficilement compréhensible, à moins que cet homme ne soit attiré par son tempérament de voleuse, mais cet étonnant fétichisme n'est pas suffisamment travaillé pour qu'on y croie vraiment ou pour qu'on en soit fasciné. Quant à la dimension psychanalytique du scénario, elle n'apporte pas grand chose à se mettre sous la dent. La mise en scène pointe par moments, évidemment, ça reste Hitchcock au volant, comme dans la séquence du vol où notre génie parvient une fois de plus à placer idéalement le spectateur dans la scène pour susciter un suspense incroyable, montrant dans le même plan - comme dans Fenêtre sur cour lorsque Lisa Marie Fremont s'introduit chez le tueur pour trouver une preuve, et comme dans maints films d'Hitchcock, qui décrivait ce principe pour définir le suspense à longueur d'entretiens - tout à la fois : l'héroïne qui commet son larcin et une tierce personne susceptible de la prendre sur le fait à tout instant, et entre les deux, nous autres. La séquence est remarquable mais fait figure de sublime exception dans un film qui n'est pas totalement à la hauteur du maître. La faute aussi à de nombreux et récurrents cadrages très serrés, étonnants mais pas toujours magnifiques, pas aussi maîtrisés que ce à quoi le vieux nous a habitués.
Les effets ne sont pas toujours très heureux non plus, comme ces filtres rouges qui envahissent l'image quand l'héroïne aperçoit ladite couleur, qui provoque chez elle un sentiment de terreur. Hitch a toujours eu un petit côté kitsch, bricoleur sans filets, qu'il s'agisse de l'invention du travelling compensé dans Vertigo et Psychose, des effets de composition criards dans les séquences de rêve de Vertigo et de Spellbound, ou de l'épure abstraite et colorée de la scène du jugement de Grace Kelly dans Dial M for Murder, mais ces tentatives sont pratiquement toujours mêlées de génie, à tout le moins de charme, et fonctionnent finalement à plein, alors qu'ici le procédé, un peu facile, répétitif pour ne pas dire grossier, vire au système. Sans parler, côté pur effet de montage, de la séquence de chute à cheval, qu'un découpage malheureux rend parfaitement grotesque.
Loin de moi l'idée de froisser les fans de Marnie, ou de prétendre que ce serait là un mauvais film. On est bien chez Hitchcock et tout ne peut pas être mauvais. Il y a tout de même ce talent du cinéaste pour nous ménager une position idéale dans les plus belles scènes d'un film somme toute plaisant et proposant après tout des idées, formelles notamment. Mais cette histoire manque de force, ces interprètes de caractère, cette mise en scène de fulgurances, et le film ne parvient pas à nous captiver comme on attend de l'être par tout bon film du Hitch. Les personnages ne sont jamais suffisamment savoureux, comme l'étaient ceux de La Corde, des Enchaînés, de La Mort aux trousses, ou de Fenêtre sur cour. La musique d'Herrmann repose sur un thème puissant mais répété à l'envi et trop nerveux pour un film qui ne parvient pas à suivre son rythme effréné. C'est enfin un petit Hitchcock, comme il en existe quelques uns en périphérie de la douzaine de joyaux bruts qui couronnent sa filmographie et de ces grands films qui gravitent autour, et il est presque rassurant de se rappeler que des films mineurs existent aussi dans la carrière de ce géant. Je me trouvai donc provisoirement rassuré de trouver des défauts à un film généralement admiré du plus grand cinéaste du monde (que ceux qui se hérissent quand ils entendent cette expression effrontément péremptoire lisent le bref et génial ouvrage de Tanguy Viel sur la cinéphilie : Hitchcock, par exemple). Sauf qu'alors on se demande si on n'est pas trop sévère avec ce film précisément parce que son réalisateur est un dénommé Hitchcock...
Marnie d'Alfred Hitchcock avec "Tippi" Hedren et Sean Connery (1964)