J’étais dans la lecture de Présences, livre d’Eugène Green publié en 2003 dans une belle édition (Desclée de Brouwer / Les Cahiers du cinéma), quand je suis allé voir La Sapienza. Cet ouvrage, sous-titré « essai sur la nature du cinéma », s’ouvre par le récit succinct de quelques expériences personnelles de son auteur en matière de fantômes. Eugène Green affirme s’être trouvé, à plusieurs reprises, dans le voisinage d’esprits frappeurs. Pas de ces manifestations inquiétantes auxquelles les films d’horreur nous ont habitués, de simples fantômes, assez bruyants, des esprits, présents, probablement en quête de paix. Convaincu que le cinéma n’est rien d’autre que l’art le mieux à même de révéler les présences cachées qui nous entourent, et persuadé que l’avènement d’un art n’est pas seulement fonction des progrès techniques qui l’ont rendu possible mais aussi du besoin des hommes de le susciter à un instant T, Eugène Green cherche, pour mieux comprendre le 7ème art, ce qui en était déjà avant qu’il n’apparaisse, ces œuvres qui, avant la fin du XIXème siècle, ont tenté de révéler les présences invisibles.
L’écrivain-cinéaste se livre d’abord à une analyse de quelques photographies frappantes, vibrantes, de Félix Tournachon dit Nadar (plus grand portraitiste du XIXème, connu pour ses fascinants portraits de grands artistes, notamment romantiques, dont Baudelaire, Nerval ou Hugo, moins connu peut-être pour ses clichés des sous-sols, catacombes et égouts, de Paris), Charles Marville (qui a photographié les rues pittoresques du vieux Paris puis les grandes artères de Haussmann), et Eugène Atget (également photographe de la capitale, des scènes de la vie parisienne, des vitrines marchandes et de quelques intérieurs privés). Après quoi l’auteur s’intéresse aux grands normands, Flaubert et sa Madame Bovary ainsi que les impressionnistes, puis passe entre autres par le théâtre de Maeterlinck et Claudel, par le creusement de la phrase chez un Mallarmé, et par Proust, à contre-cœur.
Tout au long de cette lecture, je n’ai pas arrêté de penser à Manoel de Oliveira, sans trop savoir pourquoi, sinon peut-être parce que Manoel de Oliveira est certainement le cinéaste, aux côtés d’Apitchatpong Weerasethakul, qui, ces dernières années, a le plus subtilement filmé les fantômes, leur présence bienveillante, inspirante, captivante, particulièrement dans L’Etrange affaire Angelica. Or le 2 avril 2015, alors que je m’apprêtais donc à aller voir au cinéma La Sapienza, nouveau film d’Eugène Green, le premier me concernant, j’appris, cinq minutes avant de me mettre en route pour la séance, la mort de Manoel de Oliveira, à l’âge de 106 ans. Cette nouvelle m’a touché, profondément, un peu comme a pu me toucher la mort d’Eric Rohmer en 2010 (un peu comme, seulement, parce que Rohmer m’accompagnait depuis très longtemps), ou celle d’Alain Resnais il y a deux ans. Il faut dire qu'en découvrant, émerveillé, Gebo et l’ombre, Aimer boire et chanter ou Les Amours d’Astrée et de Céladon, on se prenait à croire que ces vieux de la vieille étaient immortels, et que leurs films à venir seraient des trésors inestimables. Nous ne les verrons pas.
Et, plus encore sans doute parce que j’ai appris la mort du plus grand cinéaste portugais quelques minutes avant la projection, La Sapienza fut pour moi un film habité, hanté par la présence de Manoel de Oliveira. J’ai parlé de Resnais, et l’on pourrait y penser, notamment au Resnais de Toute la mémoire du monde, devant certains plans panoramiques d’Eugène Green sur les édifices italiens visités par ses personnages. Rohmer, on peut y penser aussi. Comme devant tout film faisant la part belle aux questions d’architecture et se déroulant en bonne partie en Suisse, surtout quand l’actrice principale (Christelle Prot Landman), d’une beauté inouïe, rappelle par ses traits et sa prestance non seulement la Françoise Fabian de Ma Nuit chez Maud mais l’Aurora Cornu du Genou de Claire*. Mais comment ne pas songer, surtout**, à Manoel de Oliveira, quand il est question d’un personnage d’artiste hanté par un autre, antérieur, et par sa mélancolie (Borromini ou Le Bernin), plus généralement, du poids des figures historiques et de leur folie, ou de cet autre personnage de jeune fille malade, accablée par une sorte de faiblesse du 19ème siècle. Mais je me demande si le fantôme d'Oliveira parcourt à ce point le film, et le parcourra encore la prochaine fois que je le verrai.
L’histoire est celle d’Alexandre Schmid, architecte reconnu, la cinquantaine, qui remet en question son travail et son couple et décide de partir en Italie avec sa femme, Aliénor, pour préparer un livre sur Francesco Borromini, architecte qui le fascine. Mais à Stresa, sur les rives du Lac Majeur, le couple en rencontre un autre, deux jeunes gens, Goffredo et Lavinia, frère et sœur, et Aliénor refuse de repartir tant que la jeune fille, qui souffre de langueur, ne sera pas remise sur pieds. Oliveira est là, aussi, d’une certaine façon, quand Green filme les visages de ses acteurs dans des gros plans frontaux extrêmement lumineux et laisse se dérouler des phrasés lents et riches qui bercent et éclairent un film tranquille, serein, capable du reste de respirer à travers de brèves saynètes de comédie malicieusement saupoudrées.
La Sapienza, qui s'achève sur de très belles répliques échangées par le couple (Alexandre fait le point sur son voyage d'étude, sous le regard bienveillant de sa femme : « La source de la beauté est l'amour, et la source du savoir est la lumière »), est avant tout un film follement lumineux (la sapience, sorte de sagesse-somme clairvoyante, comme nous le rappelle le film, est lumière). Eugène Green éclaire les espaces, les constructions, par sa façon de les regarder, de les filmer, avec autant de soin et de patience qu'il le fait pour ses acteurs et personnages, qu’il tâche d'aimer, d’aider, de sauver. Quand le cinéaste apparaît lui-même dans le film, dans le rôle d'un migrant, et dit à sa comédienne : « Vous, on va vous construire un lieu, car on vous aime », c’est plus que jamais Green lui-même qui parle. Aimer ses personnages, c’est aussi leur offrir une trajectoire intelligente, et c’est une des forces du scénario, qui refuse de consommer la rupture du « vieux » couple en en créant de nouveaux. Green préfère créer des dialogues intergénérationnels où les plus vieux se livrent aux plus jeunes qui, en retour de ces dons d’expérience, leur offriront une nouvelle vigueur et un nouvel élan. Il s'agit d'un grand film sur la transmission, laquelle, Eugène Green le sait et le montre très bien, ne peut pas être unilatérale et exclusivement descendante, mais permet, en effet, l'amour, et consiste à « donner un lieu à ceux qui cherchent la lumière ».
* Les allergiques au phrasé duracien d’Hiroshima mon amour et au parler (plus ou moins) faux des comédiens de Rohmer (sans parler des réfractaires aux voix blanches bressonniennes, référence plus avouée de Green), resteront d’ailleurs possiblement hermétiques aux dialogues foisonnants et tout en liaisons z'insistantes de La Sapienza.
** Je ne voudrais pas multiplier davantage les ouvertures, mais je dois bien dire que le film fait aussi parfois penser à Copie conforme, qu’un plan rappelle celui, final, du génial Va et vient de João César Monteiro, et que la réplique finale sonne comme celle de Lady Chatterley.
La Sapienza d'Eugène Green avec Fabrizio Rongione, Christelle Prot Landman, Ludovico Succio et Arianna Nastro (2015)