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L'Appât (The Naked Spur)

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/Dossier #11 - Western/

Ce grand classique du western réalisé par Anthony Mann en 1953 a pour titre français L'Appât. Quel est donc cet appât dont les distributeurs français ont pu penser qu'il résumerait mieux le film que son titre original ? Peut-être Lina (Janet Leigh), la compagne du malfrat Ben Vandergroat (Robert Ryan), traqué par le chasseur de primes improvisé Howard Kemp (James Stewart) et ses deux associésde circonstances, rencontrés au début de la traque, le soldat déshonoré Roy (Ralph Meeker) et le vieux chercheur d'or Jesse (Millard Mitchell). Le bandit, une fois capturé par ses assaillants, se sert en effet de la jolie blonde pour détourner l'attention de ses geôliers. Ou bien s'agit-il, à la fin du film, du cadavre de l'un des membres du trio, dont le même truand use pour faire tomber les deux autres dans un traquenard ? Difficile à dire. Une chose est sûre, on retiendra plutôt le titre original : The Naked Spur, littéralement "L'éperon nu". Mann expliquait que ce drôle de titre était en fait tiré du nom du piton rocheux où il tourna la fin du film, dans les rocky mountains, et qui lui inspira l'arme utilisée par Jimmy Stewart lors de l'ultime combat. Le film s'ouvre d'ailleurs sur ce fameux éperon, filmé de façon peu banale : le premier plan représente en plan large et fixe une magnifique prairie verdoyante, dont la tranquillité est confortée par une musique paisible, quand la caméra panote brusquement sur la droite, accompagnée dans son vif mouvement horizontal par un emballement sonore, pour se retrouver braquée en très gros plan sur l'éperon de James Stewart, juché sur son cheval.




Cette ouverture peut rappeler celle de La Chevauchée fantastique de John Ford, où un même plan d'ensemble sur Monument Valley était soudain chahuté par la caméra et par une musique tout à coup guerrière pour pivoter vers un grand indien menaçant, posté sur sa monture au sommet d'un rocher pour observer la progression de la diligence en danger. Sauf que l'indien est ici remplacé par le héros blanc de l'histoire, le gendre idéal des comédies de Capra, l'américain moyen magnifique, le très anachronique et admirable James Stewart dans un rôle ambigu d'anti-héros notoire. Achevant de prendre le contrepied de son aîné, Mann reproduit le même panoramique plus loin dans le film, cette fois-ci pour passer - comme chez Ford - de la communauté des blancs à un éclaireur indien signe d'attaque imminente. Trois ans et six films plus tôt, en 1950, Mann tournait La Porte du Diable, avec Robert Taylor dans le premier rôle, où il se faisait fort d'embrasser avant tout le monde le point de vue des indiens dans un western, juste avant La Flèche brisée de Delmer Daves, avec le même James Stewart, qui demeura pourtant longtemps dans l'histoire comme le premier du genre. Bien que le conflit américano-indien ne soit pas le sujet de The Naked Spur, Mann y ramène les blancs et les natifs à niveau par la reprise à l'identique d'un même mode de représentation : les uns et les autres constituent une menace pour leur prochain. Les blancs, soldats, chercheurs d'or ou propriétaires terriens, toujours en inadéquation avec le décor qu'ils voudraient faire leur (James Stewart n'a rien d'un cowboy et peine à escalader un rocher lors du premier affrontement du film), sont une menace pour le wilderness américain au même titre que les indiens sont une légitime menace pour eux. Mais le cinéaste n'en reste pas là. Quelques scènes plus tard le film montre la petite troupe d'indiens guidée par l'éclaireur déjà aperçu s'approcher pacifiquement de la troupe des blancs avant de se faire décimer par Kemp, Roy et les autres dans la forêt. Mann filme sans détour le massacre inutile d'un peuple méconnu et réduit au silence, massacre relégué au rang d'anecdote de voyage et qui n'aura aucune réelle incidence sur le parcours des américains arpentant le soi-disant "nouveau" territoire pour se l'accaparer.




On a souvent dit que le paysage jouait un rôle de personnage dans les westerns d'Anthony Mann, au point que le cinéaste filme parfois un élément de décor comme un individu parmi les autres, notamment dans le passage sous la grotte, où il fait un panoramique de bas en haut sur la frêle colonne de pierre qui soutient le plafond jusqu'à ce que Robert Ryan la bouscule pour que la roche s'écroule sur la tête de ses adversaires. Mais le paysage mannien ne fait pas office de personnage au même titre que dans un film comme Gerry de Gus Van Sant, où le désert est peut-être le protagoniste le plus important du film, un élément agissant filmé au moins aussi longuement que les êtres qui le parcourent. Dans The Naked Spur, le paysage, omniprésent, puisque le film se déroule entièrement dans la nature, est l'agent bien opportun des actions humaines, il est l'accessoire de leurs querelles, un outil à portée de main. Il faudrait donc également parler du paysage de l'ouest américain sauvage chez Anthony Mann comme d'un gigantesque terrain de jeux, offrant une suite de décors propices à toutes les traques, à toutes les dissimulations et à tous les combats possibles et imaginables. Cela va de la colline d'où l'on fait dégringoler des rochers et qu'il faut escalader pour en déloger l'adversaire à la forêt de troncs d'arbres où l'on se disperse et se protège (même si ce "niveau" du jeu mannien concerne la tuerie des indiens et se voit donc dépourvu de réelle dimension ludique, mais nous y reviendrons), en passant par la grotte à double entrée soutenue par une poutre porteuse placée là pour être bousculée afin d'enterrer l'ennemi, pour finir par la rivière que l'on traverse suspendu entre deux cordes et sans omettre un bref retour à la situation initiale via une nouvelle roche escarpée à escalader à l'aide d'un éperon (John Boorman s'est-il rappelé de ce film en tournant le final de Délivrance ?), cette fois-ci non plus pour capturer l'autre mais pour lui donner la mort.




Si l'affrontement avec les indiens n'est qu'une étape au fil d'un long voyage, il n'apparaît pas au même titre que les autres comme une épreuve à passer pour pouvoir continuer l'aventure, à l'inverse d'une belle scène de combat contre des indiens dans le film précédent du cinéaste,  Bend of the River (Les Affameurs, 1952), où le même James Stewart, dans le rôle de Glyn McLyntock, suivi par Emerson Cole (Arthur Kennedy), compagnon rencontré par hasard (comme dans The Naked Spur, mais aussi dans L'Homme de l'ouest, Anthony Mann a l'art d'ouvrir ses films par la belle naissance d'une communauté hasardeuse), devait dès le début du film venir à bout de cinq indiens menaçants cachés sous un bois de l'autre côté de la rivière où son convoi s'apprêtait à bivouaquer. Dans cette séquence des Affameurs, les indiens étaient invisibles, sans visage, réduits à une quantité que le cowboy déduisait du nombre de leurs chevaux avant d'aller les éliminer un par un dans le hors-champ, les coups de feu signalant à son nouvel acolyte l'avancée de ses progrès. Dans The Naked Spur au contraire la bataille contre les indiens survient au beau milieu du film et marque une coupure dans son évolution. Le combat n'a plus rien de nécessaire ou d'héroïque, il n'a rien non plus d'un jeu de gosses où Stewart, comme dans sa précédente collaboration avec Mann, jouerait littéralement aux cowboys et aux indiens, avec un plaisir extrêmement communicatif, pour l'acteur comme pour le réalisateur, qui se plaît très manifestement à jouer avec les genres, faisant montre d'une joie toute enfantine qui aujourd'hui encore et peut-être plus que jamais parvient jusqu'à nous.




Déclenché par un ancien soldat de l'Union, le massacre des indiens de L'Appât est ample, sanglant, inutile et douloureux, et il marque le film de son empreinte pour le faire basculer dans une atmosphère plus obscure. Après cela, les tensions entre les membres de l'équipée sauvage s'exacerbent, le truand capturé s'empressant de jouer sur les faiblesses de chacun pour se créer l'opportunité d'une fuite, et les tourments du passé ressurgissent, notamment chez le héros trouble campé par James Stewart. Ruiné, le fermier s'est vu dépossédé de son exploitation par sa femme à son retour de la guerre, et s'est donc transformé en chasseur d'homme pour récupérer la prime de 5000 dollars promise pour la capture de Ben Vandergroat dans l'espoir de se refaire. Mann fait un plan extraordinaire quand sa caméra opère un lent panoramique vertical depuis le ciel nocturne du Kansas vers le campement de la bande endormie, déstructurant l'harmonie du plan ainsi construit et brisant le silence apaisant par l'apparition soudaine de James Stewart, réveillé en sursaut et se redressant d'un bond au premier plan en poussant un hurlement terrible, le visage déformé par la douleur d'un souvenir amer.




Le ton joyeusement espiègle qui régnait au début du film est donc abandonné et définitivement perdu quand, dans l'ultime séquence, James Stewart traverse vaille que vaille le torrent de la rivière non pas pour venir au secours de Roy, l'ancien soldat, emporté par un tronc d'arbre dans sa tentative de ramener Vandergroat, mais pour sauver le cadavre du "wanted man" et le tirer de l'eau sous le regard halluciné de Janet Leigh (il y a cette seconde où Kemp s'arrête dans son effort pour la regarder, comme s'il se rendait compte un instant de l'absurdité de ses gestes en se voyant à travers les yeux de la jeune femme). James Stewart, superbe anti-héros chez Mann et qui passait tout le film précédent (Bend of the river) à tenter de se racheter une conduite en agissant au mieux pour le bien du collectif dans l'espoir qu'on lui pardonne ses dérives passées, tarde ici à se repentir, tandis qu'on le voit harnacher un cadavre cher payé sur le dos de son cheval en maugréant, comme pour s'en excuser malgré tout, que c'est l'argent qui l'intéresse, filmé de dos par le cinéaste mais plus expressif que jamais (comme dans la plus grande scène de L'homme de la plaine (1955)), jusqu'à ce que Janet Leigh le rattrape in extremis en lui faisant une offre qu'il ne peut pas refuser dans ce qui pourra passer pour un happy end de fortune mais qui se veut un finale magnifique : comment résister quand une femme vous a vu au plus bas et vous tend quand même la main ?


L'Appât d'Anthony Mann avec James Stewart, Robert Ryan, Janet Leigh, Ralph Meeker et Millard Mitchell (1953)

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