Curieusement, Le Jour d'après est un film qui semble entièrement dédié à la grâce de son actrice principale, Kim Min-hee. Curieusement parce que son personnage gravite à la périphérie du drame que déroule le cinéaste. À la limite, on pourrait presque résumer l'histoire que nous raconte le film en oubliant d'évoquer le personnage interprété par l'actrice. Il s'agit du récit, savamment déconstruit et remodelé par le montage, d'une journée de Bongwan (Kwon Hae-hyo, un acteur récurrent chez Sang-soo), petit éditeur que sa femme soupçonne à juste titre de tromperie. La première séquence donne le ton de ce qui s'avère être un film, une fois n'est pas coutume, particulièrement dur, sans pitié, jusqu'au malaise parfois : l'épouse de Bongwan le traque pendant son petit-déjeuner, le pousse dans ses derniers retranchements, preuve à l'appui (elle a trouvé une lettre écrite par l'assistante et maîtresse de son mari, qui a depuis démissionné), le force à avouer, et l'homme, lâche et terrassé sur place, de ne pas répondre, et d'alterner rire nerveux et silence coupable, le menton bas, entre deux bouchées bruyantes de son repas matinal.
Après quoi nous voyons (plusieurs fois) Bongwan faire le chemin qui sépare sa maison (sa femme) de son lieu de travail, dont une fois en courant à toute allure avant de s'arrêter et de pleurer longuement. Le titre du film n'est pas anodin. Nous assistons à la chute, largement amorcée avant notre arrivée, d'un type exténué. Une fois qu'il a rejoint sa maison d'édition, Bongwan rencontre sa nouvelle recrue, Aerum (la fameuse Kim Min-hee), bientôt confondue, gifles à l'appui, avec la maîtresse de l'éditeur par l'épouse de ce dernier, puis éclipsée par le retour de ladite maîtresse, qu'elle était censée remplacer mais qui désire finalement retrouver sa place. Remplaçante, prise pour une autre, remplacée, Aerum, extérieure aux enjeux du triangle amoureux conflictuel, ne joue qu'un rôle très secondaire dans cette affaire (si elle en joue seulement un), elle est le témoin gêné (très belle scène où elle tombe sur Bongwan et sa maîtresse à la sortie d'un restaurant et ne sait plus très bien où se mettre), la victime giflée d'un quiproquo, la pièce rapportée, la variable, quantité négligeable.
On pourrait tant et si bien l'oublier que c'est ce qui se passe effectivement, dans la dernière séquence, en forme d'écho et de boucle bouclée, qui reprend à l'identique une scène qui a déjà eu lieu assez tôt dans le film (on songe forcément au dispositif des scènes rejouées dans le magistral Un jour avec, un jour sans, déjà porté par la jeune et talentueuse Kim Min-hee), la scène de la rencontre entre Aerum et Bongwan, filmée selon les canons du maître, en coupe latérale. Quelques temps après cette journée pleine de rebondissements, Aerum revient chez l'éditeur, qui ne se souvient absolument plus d'elle, et les deux personnages entament une conversation qui se révèle être exactement la même que lors de leur première rencontre (à quelques détails, fascinants, près). Et l'on se demande comment cet homme a pu oublier Aerum. Car elle est le cœur de ce film. Elle est exactement ce que le spectateur n'oubliera pas.
Kim Min-hee traverse cette heure et demi comme en catimini, discrète, « je ne suis pas quelqu'un qui domine » dit-elle à Bongwan lors d'un repas, mais elle impacte le film de sa présence d'un bout à l'autre. Jusqu'à prendre le dessus, se décidant à réagir à tout ce qui lui tombe dessus et à confondre les manigances des deux amants pour les mettre face à leurs responsabilités (provoquant une crise de larmes pathétique chez son patron, en présence de sa maîtresse, embarrassée par ce spectacle). Sa posture est superbe, et à vrai dire émouvante, quand elle assiste aux explications entre Bongwan et sa femme, les cheveux encore défaits par les gifles de cette dernière, assise en arrière dans le canapé du bureau, à la fois affligée et fière, montrant son exaspération par des mouvements de tête récurrents dignes d'un enfant, captant notre attention sans dire un mot et pesant de toute sa frêle personne sur les déboires du couple.
Flottante, aérienne, gracieuse, littéralement "au-dessus de tout ça", elle déambule dans la maison d'édition, fine silhouette, noue et dénoue ses longs doigts devant elle quand elle a l'impression de déranger l'éditeur et son amante, d'être de trop, alors qu'elle est parfaitement, heureusement, là et qu'on ne voit, qu'on ne voudrait voir, qu'elle. Le plus beau moment du film lui est consacré, quand elle découvre qu'il neige, après avoir feuilleté les quelques livres que l'éditeur lui a permis d'emporter avant de la congédier, et après avoir fait une prière, assise à l'arrière d'un taxi. Elle ouvre la fenêtre et s'émerveille du spectacle. Cette scène relève peut-être du sacré, mais sûrement de sublime.
Le Jour d'après de Hong Sang-soo avec Kim Min-hee et Kwon Hae-hyo (2017)