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La Chevauchée des bannis

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 /Dossier #11 - Western/

Je ne connaissais pas la filmographie du cinéaste américain André de Toth avant de découvrir ce western de 1959, le dernier western (et le dernier film hollywoodien) d'un auteur qui en avait déjà signé huit avant ça. Quasi huis-clos tout en sobriété, tourné en noir et blanc dans un coin paumé et dans une relative confidentialité pour les studios Warner à une époque où sortaient dans un tout autre fracas La Mort aux trousses ou Ben-Hur, le film ne s'est pas spécialement fait remarquer à sa sortie et n'est pas tellement resté dans les mémoires. Heureusement les excellentes éditions Wild Side Video ont eu la brillante idée de sortir cette Chevauchée des bannis (Day of the Outlaw) en dvd dans leur remarquable collection "Classic Confidentials", assorti comme toujours d'un livre passionnant, ici signé Philippe Garnier, qui ne manque pas d'éclaircir les contours de cette œuvre méconnue et de la rendre plus passionnante encore.




La chevauchée des bannis nous introduit immédiatement dans la querelle, au sein d'un petit hameau du Wyoming niché dans un cul-de-sac montagneux couvert de neige, opposant un éleveur, Blaise Starrett (l'immense Robert Ryan), à un groupe de fermiers menés par Hal Crane (Alan Marshal). Le premier vit dans la région depuis toujours, a contribué à l'en nettoyer des bandits qui venaient régulièrement s'y réfugier et entend bien continuer à jouir des vastes étendues sauvages qui s'offrent à lui. Le second est un nouveau venu, et venu en groupe, projetant de s'approprier la terre et d'y planter des kilomètres de barbelés pour délimiter le terrain en propriétés privées. Dès le début du film, Starrett prend la décision de se munir d'un bidon de pétrole pour faire brûler le charriot contenant les caisses de barbelés et annonce aux premiers intéressés, pourtant plus nombreux que lui et son pauvre acolyte alcoolique, qu'il abattra quiconque tentera de l'en empêcher. Mais très vite nous est dévoilée l'autre, la véritable raison à cet affrontement : une femme, Helen Crane (Tina Louise), nouvelle épouse du fermier venu défier Starrett et ex-compagne de ce dernier, que l'éleveur est bien décidé à récupérer.




Le début du film est d'une rare efficacité. Tous les enjeux nous sont dévoilés dans une brève conversation à cheval entre Starrett et son compère tandis que les deux hommes tournent frigorifiés autour du charriot de barbelés garé dans la neige au milieu de la minuscule bourgade qui servira de décor aux trois quarts du film. Dans la deuxième séquence nos deux éleveurs entrent dans le saloon du patelin isolé, aux étagères désespérément vides, et s'y trouvent confrontés aux fermiers. De Toth met alors en place une ingénieuse scénographie en organisant l'espace du saloon dans l'horizontalité d'abord, quand les deux éleveurs se tiennent devant le comptoir et ont dans leur dos la poignée de fermiers qui les observent, dans la verticalité ensuite quand tout se joue autour de l'escalier montant vers les chambres de l'auberge, où Robert Ryan se retrouve seul face à un parterre d'adversaires et clame sur eux la colère qui l'anime, avant d'être rejoint dans sa chambre par Helen Crane, son ex-maîtresse, prête à se donner à lui s'il accepte d'épargner son nouvel époux.




André de Toth réalise alors une scène exceptionnelle. Au lendemain de cette nuit partagée avec son ex-femme passée à l'ennemi, Starrett descend au rez-de-chaussée de l'auberge et c'est comme si rien n'avait bougé, son acolyte n'a pas bronché, si ce n'est qu'il est encore plus saoul, et les fermiers se tiennent au même endroit, dans le fond de la pièce. Starrett propose alors un duel et demande à son collègue, incapable de se rendre plus utile, de faire rouler une bouteille vide le long du comptoir : quand elle tombera au sol, les coups de feu pourront pleuvoir. Le génie de De Toth ne tient pas dans l'idée, peut-être banale, de cette bouteille qui roule sur le zinc comme un tambour pour faire grimper le suspense avant la fusillade, ni dans le splendide travelling latéral opéré depuis la place du barman pour suivre le mouvement de l'objet, travelling si maîtrisé qu'on croirait le cadre littéralement tiré sur le côté par la force d'attraction de la bouteille projetée, mais dans le montage de la scène. De Toth ne reste pas sagement sur la bouteille jusqu'à ce qu'elle atteigne le bord du comptoir pour réaliser un plan parfait, il coupe brièvement pour filmer les duellistes inquiets et impatients avant de revenir à son beau travelling depuis l'arrière du comptoir, et renforce ainsi la tension de la scène en brisant la continuité régulière et idéale du mouvement d'appareil. En nous privant de l'observation continue du trajet de la bouteille, il nous transmet une part de l'anxiété des personnages qui ne craignent qu'une chose : se laisser déconcentrer, détourner l'attention de l'objet et rater le millième de seconde où le verre se cassera.






La volonté de ne pas faire de cette séquence le tour de force visuel attendu pour lui conférer davantage de puissance trouve sa conclusion logique dans une surprise de dernière minute qui vient interrompre l'action. Une seconde avant que la bouteille ne se brise au sol et que les villageois s'entretuent, la porte du saloon, située au bout de la trajectoire du travelling, s'ouvre brutalement pour laisser entrer de nouveaux personnages, une troisième force introduite au sein du hameau, qui écrase de loin les deux autres. C'est le capitaine Jack Bruhn qui débarque, et avec ses hommes, pour investir les lieux sans préavis et mettre un terme au conflit interne entre éleveurs et fermiers en prenant possession du village entier. Comme on l'apprendra ensuite, Bruhn (joué et magnifié par le gigantesque Burl Ives, l'inoubliable Bid Daddy de La Chatte sur un toit brûlant, avec sa tête ronde patibulaire et sa voix rocailleuse) est un officier déchu de l'armée américaine, désormais à la tête d'une bande de crapules aux trognes inquiétantes. Pris en chasse par les fédéraux, il trouve refuge dans cette bourgade du bout du monde et entend bien s'y faire soigner avant de reprendre la route (il a reçu une balle dans le buffet qui est sur le point de le tuer mais qu'il n'évoquera pourtant qu'après une longue et digne conversation dans le saloon). Ses hommes sont des brutes violentes et alcooliques qui n'ont qu'une idée en tête, piller le village et violer les femmes. Bruhn les retient cependant, usant de son autorité naturelle auprès d'eux pour éviter toute perte de temps sur son parcours. A partir de là, le conflit idéologique qui opposait Starrett à Crane s'efface totalement pour laisser place à une confrontation morale entre le même Starrett et le capitaine Bruhn.




Cette lutte entre les deux hommes donnera lieu à un combat aux poings assez mémorable entre Starrett et quelques uns des sbires de Bruhn, échauffourée qui donne encore une fois à De Toth l'occasion de briller par sa mise en scène, quand les coups échangés déchargent leur énergie via de grandes explosions de poudre de neige, ou quand il décide de tourner la fin du combat, à partir du moment où Bruhn envoie deux de ses hommes mettre un Starrett jusqu'alors victorieux au tapis, en plan d'ensemble très large, pour restituer l'inanité de cet affrontement au corps à corps entre une poignée d'hommes perdus dans un gigantesque brouillard de neige. Mais le conflit est principalement psychologique, comme le signifie De Toth dans cette scène inoubliable où le capitaine Bruhn se fait opérer par le vétérinaire du village tandis que Starrett l'interroge sur son passé. Dans un long plan éprouvant, où l'on voit les pinces du vétérinaire s'affairer dans le flou du premier plan tandis que l'incroyable visage d'un Bruhn épuisé et livide apparaît au second plan, ce dernier se livre et raconte un massacre de civils dont il fut le grand ordonnateur imbibé d'alcool durant la guerre de sécession. Les instruments du médecin improvisé semblent fouiller le crâne de cet homme si imposant et si puissant plutôt que son corps de géant fatigué.




De Toth s'intéresse avant tout aux hommes et aux turpitudes qui les rongent. Il place ici ses personnages dans des situations extrêmes, impossibles, révélant leur nature profonde. Le film est d'une âpreté sans concession. Le décor dans lequel De Toth fait évoluer ses personnages en est symptomatique : rarement poétiques (une seule image l'est directement, quand Helen Crane passe devant une montagne blanche qui semble détachée du sol), les paysages imposent leur brutale démesure aux hommes et l'épais manteau de neige immaculée qui recouvre tout leur donne un aspect si impraticable qu'ils semblent interdits à l'espèce humaine. Dans l'une des dernières séquences du film, c'est à se demander comment les chevaux utilisés pour le tournage, que l'on voit évoluer dans un brouillard glacial avec de la neige jusqu'au ventre, faisant un effort immense à chaque enjambée et soufflant par les naseaux une fumée blanche opaque, n'y ont pas laissé leur peau. 





Et si la nature est hostile, les hommes ne le sont pas moins, pour preuve la séquence troublante du bal, que le capitaine Bruhn finit par organiser pour ses hommes lorsqu'ils sont à deux doigts de se retourner contre lui. Il ne s'agit que de danse, si on peut appeler ça danser, et c'est pourtant presque aussi violent que la scène de striptease forcé de Julie London face à la troupe de malfrats menés par Lee J. Cobb sous le regard impuissant de Gary Cooper dans L'Homme de l'ouest d'Anthony Mann (scène brillante qui a inspiré un texte non moins brillant à Jean-Luc Godard). La tension est au maximum quand Venetia Stevenson est entre les mains du vieil indien effrayant de la troupe, qui lui attrape les épaules en lui disant "Je veux te regarder" d'un air terrible, ou quand Tina Louise et sa poitrine légendaire sont littéralement soulevées du sol (l'actrice n'était pas prévenue et ça se voit à son air littéralement terrifié), dans un panoramique latéral à 360°, par un bandit qui l'envoie valser de tous côtés plus qu'il ne valse avec elle.




Mais quelques hommes restent dignes et sauvent l'honneur. Ce sont Starrett, Gene, la plus jeune recrue de Bruhn (interprétée par David Nelson, le petit frère du Ricky Nelson de Rio Bravo), et Bruhn lui-même, qui tente de maintenir un semblant d'ordre parmi ses truands et qui finit par accepter de les éloigner du village afin de mourir proprement. Des personnages complexes, passionnants et surtout très beaux. Au-delà du plaisir non-négligeable à filmer des trognes de gredins uniques en leur genre, celles de Frank DeKova (l'indien déjà évoqué, au visage tétanisant), Paul Wexler (avec son étrange gueule allongée) ou l'effrayant Jack Lambert (aperçu dans Les Affameurs de Mann, ou dans des films noirs comme Kiss me Deadly d'Aldrich et Party Girlde Ray), on sent tout au long du film que ce sont les êtres humains qui inspirent De Toth et qui l'intéressent, quand il filme les perles de sueur sur les fronts de chaque homme lors de la scène d'opération, ou quand il tourne certains plans qui mettent les caractères à nu, y compris ceux de personnages secondaires, comme l'associé de Starrett ou Hal Crane. En entretien, André de Toth, son bandeau noir fordien sur l’œil, parlant de ce western si atypique et si éloigné des codes du genre, déclarait que seuls les gens comptaient pour lui, les vrais gens, pas leurs costumes. Certains cinéastes (je pense à Nicolas Winding Refn ou à Quentin Tarantino, avec son héros de pacotille, coquille vide en costume de cirque) devraient en prendre de la graine et s'inspirer de l'auteur de Day of the Outlaw, metteur en scène admirable sur ce film (qui donne envie de découvrir ses autres réalisations), tirant profit d'un minimalisme exemplaire, puisant sa force dans l'épure et le portrait "à coeur" de ses personnages, refusant enfin le tour de force artistique ostentatoire pour aller quêter une toute autre puissance cinématographique dans l'usage réfléchi et la maîtrise absolue de ses moyens.


La Chevauchée des bannis d'André de Toth avec Robert Ryan, Burl Ives, Tina Louise, Alan Marshal, Venetia Stevenson, David Nelson, Jack Lambert et Frank DeKova (1959) 

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