Présenté au festival de Cannes en 1983 et succès important sur ses terres néo-zélandaises, Utu n'a malheureusement pas connu le destin qu'il méritait lors de son exploitation internationale. Remonté par ses vils producteurs pour être plus facile à vendre à l'étranger, ce film dans lequel Geoff Murphy avait mis toute son énergie a progressivement sombré dans l'oubli, tout en jouissant d'une réputation enviable hélas bien difficile à vérifier. Ressorti en salles en 2017 puis en blu-ray cette année dans une version "redux" de toute beauté supervisée par Geoff Murphy, nous pouvons enfin découvrir la bête telle que son auteur l'aurait souhaitée et dans les meilleures conditions possibles. Il était temps ! Car Utu est à réhabiliter d'urgence et s'avère tout à fait à la hauteur de son statut d'obscur film culte.
Dès les premières images, on comprend que l'on a affaire à une œuvre ambitieuse qui a franchement fière allure. Utu a longtemps été la production la plus coûteuse du cinéma néo-zélandais et cela se voit : tout a l'air vrai, authentique. La reconstitution est invisible : nous sommes dans la Nouvelle-Zélande de 1870. La caméra fluide d'un Geoff Murphy particulièrement inspiré contribue à nous immerger dans le récit, la musique orchestrale est au diapason. La photographie, qui privilégie toujours les lumières naturelles, est magnifique. Elle sublime parfaitement les paysages splendides de cette île que le soleil donne toujours l'impression de découvrir avec nous et dont nous parcourons toute la folle diversité. Utu baigne ainsi dans une ambiance très particulière, matinale, douce et cotonneuse, qui tranche élégamment avec la cruauté de l'histoire racontée.
Nous suivons plusieurs personnages, tous complexes et surprenants, à commencer par Te Wheke, impressionnant maori qui officiait en tant qu'éclaireur pour les troupes coloniales britanniques avant de se lancer dans une vengeance impitoyable lorsqu'il découvre le massacre de sa propre tribu (la scène d'ouverture : aussi rapide qu'efficace). Mais Geoff Murphy ne filme ni un héros ni une simple histoire de vengeance. Il multiplie les fausses pistes, mélange les genres, permute les points de vue. Il s'intéresse aussi à un fermier anglais, incarné par Bruno Lawrence (son acteur fétiche, également à l'affiche de cette autre curiosité recommandable qu'est The Quiet Earth), un homme que le meurtre de sa femme par les rebelles maoris va également transformer en une sorte de vigilante à moitié fou, obnubilé par le désir de représailles. Dans le même temps, Geoff Murphy n'abandonne pas les troupes britanniques et nous propose de suivre les efforts d'un jeune lieutenant dans sa traque de Te Wheke, contrecarrés par les lubies d'un vieux colonel à la ramasse et parasités par une séduisante maori semant la zizanie.
Le titre, "UTU" (vengeance, en maori), apparaît à l'écran en lettres géantes, cernées de flammes, comme dans une bonne vieille série b ou un film d'action bas du front. C'est pour mieux nous tromper. On est très loin du récit de vengeance simple et linéaire auquel on peut naïvement s'attendre. Utu est une sorte de western historique où les accès de violence soudains côtoient des irruptions d'humour étonnantes. On navigue entre les genres, on se fiche des étiquettes. Malgré un second degré bien présent, Geoff Murphy réussit à trouver un ton singulier, qui tient la route, et donne même une belle ampleur à son film. Il y a là quelque chose, dans la beauté visuelle du film, magnifiant lumières et paysages, et dans le terrible et charismatique personnage de Te Wheke, qui m'a rappelé le récent et beau Michael Kohlhaas d'Arnaud Des Pallières.
Plus honorable encore, Utu est une œuvre d'une rare intelligence qui décontenance son spectateur du début à la fin. Le personnage de Te Wheke n'est guère érigé au rang de héros, loin de là. Malgré ces premiers plans iconiques où Anzac Wallace, véritablement habité par le rôle, est filmé en contre-plongée, annonciateur de l'implacable vengeance à venir, le grand maori est ensuite montré comme une bête cruelle, un croque-mitaine impitoyable, un boogeyman de slasher. Ainsi, lors de l'assaut d'une église, Geoff Murphy reprend la vue subjective utilisée par John Carpenter dans l'introduction d'Halloween pour nous montrer Te Wheke rôdant autour de la bâtisse, avant de nous le dévoiler, grotesque, dans sa redingote rouge flashy, ses longs cheveux de poupée sortants de son chapeau, la langue pendante et le regard fou, tel le clown diabolique d'un véritable film d'horreur. La folie et la férocité de Te Wheke rendent toute identification impossible, mais le petit jeu malin de Geoff Murphy fascine et invite à la réflexion.
Quand le fermier barbu apparaîtra armé de son redoutable fusil à quatre canons patiemment fabriqué par ses soins, vêtu d'un long manteau de cuir et surmonté d'un sombre chapeau, il aura l'air de s'être transformé à son tour en un héros de bande dessinée, en un justicier que rien ne pourra arrêter. Là encore, Geoff Murphy nous fait voir comment la violence transfigure les hommes, leur ôte leurs âmes et les emprisonne dans un cycle mortifère irrationnel, sans fin. Utu se termine de manière toujours aussi surprenante par le procès de Te Wheke, où chacun prend la parole, prend le temps d'exposer ses arguments, à la lueur des feux de camps, avant que le plus sage d'entre tous, un maori doté du recul et de la lucidité nécessaires, démontre toute l'absurdité de la situation et l'impossibilité d'une vraie justice quand celle-ci est animée par une soif de vengeance irrépressible. Une conclusion atypique pour un film définitivement à part, à redécouvrir absolument !
Utu de Geoff Murphy avec Anzac Wallace, Bruno Lawrence et Kelly Johnson (1983)