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La Porte du paradis

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/Dossier #11 - Western/

Quand on revoit La Porte du paradis aujourd'hui en pensant à la carrière sabordée de Michael Cimino, on est d'autant plus sidéré qu'on assiste au chant du cygne prématuré de l'un des plus grands cinéastes qui aient vécu, et sans doute au dernier véritable éclat du cinéma américain de studio à grand spectacle. Après l'échec public cuisant du film, on s'est empressé de fermer les portes à Cimino alors qu'il incarnait, dès ses débuts et grâce à cette œuvre en particulier, la quintessence même du cinéma américain. On connait l'histoire. Sous prétexte que son film fut un gouffre financier et causa la perte de la United Artists, Hollywood fit du cinéaste un cas de jurisprudence (comme l'a très bien analysé Jean-Baptiste Thoret), profitant de ce scandale financier pour peu à peu éjecter les artistes audacieux et visionnaires du système et réserver la place, toute la place, aux blockbusters commerciaux rentables à souhait. Sorti en 1980, Heaven's Gate a choisi sa date pour marquer un basculement total entre deux décennies, deux époques et deux âges des grands studios. Le Nouvel Hollywood, âge adulte du cinéma américain, céda ainsi le pas aux années Reagan et aux grosses machines destinées à un public du premier âge. Ainsi s'est clos l'un des derniers grands chapitres du cinéma hollywoodien, sinon le dernier…




Michael Cimino avait dépassé de beaucoup son budget et explosé tous les records de retard de tournage, mais pour accoucher d'une œuvre aussi démesurée que magistrale. Quel film hollywoodien justifie mieux les sommes et les efforts qu'il a coûtés, et d'une façon aussi noble, propre à élever l'âme de ses spectateurs et à les immerger complètement dans son mouvement lyrique virtuose ? On est aujourd'hui ému tant par la beauté du film que par la double mélancolie qu'il représente et suscite. Celle affichée par un James Averill (Kris Kristofferson) sorti d'Harvard pour affronter ses anciens camarades dans une guerre perdue d'avance, guerre des propriétaires capitalistes nantis contre une centaine d'éleveurs immigrés pauvres, et, plus globalement, guerre de la vertu, de la solidarité et de l'amour contre les forces inépuisables du pouvoir, de l'argent et de la tyrannie. Plus que désabusé dans la dernière scène du film, notre héros, vidé de ses dernières illusions et quittant un pays débarrassé de tous ses rêves en cette fin de XIXème siècle, trouve un écho tragique dans la destinée injuste et pathétique de Michael Cimino lui-même, génie sacrifié sur l'autel de la rentabilité et du profit.




Et génie n'est pas un faible mot. Comme devant la séquence d'ouverture de Voyage au bout de l'enfer, cette gigantesque scène de mariage sublimement orchestrée qui composait en fait toute la première partie du premier chef-d’œuvre de Michael Cimino, on est systématiquement emporté par la grâce extraordinaire que déploie le cinéaste dans les immenses scènes de foule et de mouvement qui scandent son second et dernier grand chef-d’œuvre. Dès l'introduction de La Porte du paradis, qui nous présente la consécration des étudiants de Harvard en 1870, ceux-là même qui seront les acteurs et ennemis d'une guerre civile mineure mais capitale dans l'histoire naissante des États-Unis, au cœur du Comté de Johnson (Wyoming) en 1890, Michael Cimino, plus ambitieux que jamais, fait preuve d'une maestria littéralement époustouflante.




La chose est célèbre mais ne cesse d'éblouir : cet art du mouvement déployé par le cinéaste dans des travellings aussi maîtrisés que gracieux, qui glissent sans qu'on s'en aperçoive et qui ont le parfum de la facilité, rappelle le génie de Max Ophüls, autant le manège de La Ronde que le bal de Madame de… ou le cirque de Lola Montes (et par conséquent les meilleurs chapitres de l’œuvre de l'un de ses héritiers revendiqués, Stanley Kubrick, autre utilisateur brillant du Beau Danube Bleu de Strauss dans une autre séquence de ballet circulaire harmonieux et gigantesque dans 2001 l'Odyssée de l'espace). Comme devant les grands films d'Ophüls, on éprouve devant le bal de la promotion de Harvard et devant celui du Comté de Johnson, moins guindé mais plus vibrionnant, avec sa danse en patins à roulettes sur les airs inoubliables d'un orchestre irlandais de violons, un plaisir esthétique quasi indicible, un bonheur de l’œil qui n'est pas totalement communicable dans la mesure où nos sens, avant toute analyse, sont immédiatement sollicités, et où nous nous retrouvons violemment émus et transportés par le mouvement de l'image, la beauté de ce mouvement, de la lumière, des corps et de la musique. Et ce brio, qui frappé aux deux premiers grands instants du récit, l'ouverture et le milieu de l’œuvre, resurgit lors de la bataille finale, la séquence du bal irlandais apparaissant comme une bulle de temps autonome et hors-norme au sein d'une destinée qui n'aura tenu aucune de ses promesses : la sortie d'école d'une élite politique ayant directement conduit à des jeux d'argent couronnés par un massacre atroce de civils innocents.




Mais le talent de Cimino ne tient pas que dans une mise en scène prodigieuse, il s'exprime aussi pleinement dans l'art du récit. C'est son talent, par exemple, de ne pas tout dire immédiatement, non pas dans une optique de rétention d'informations vouée à tromper le spectateur (comme dans ces films traitres qui dupent sans se poser de question), mais pour donner à ce dernier le sentiment de la vraie vie, des vraies gens qui ne se donnent jamais à lire tout de suite. C'est le personnage de Christopher Walken qui symbolise le mieux ce phénomène. Quand il fait son entrée, c'est un tueur froid que l'on est tenté de croire limité à ce rôle et promis à le rester, aussi notre surprise est-elle réelle quand le personnage s'étoffe et se densifie. Or si Cimino se veut serviteur de la complexité humaine, il ne nie pas ses possibles extrêmes.




On retrouve là son ambition d'embrasser tout le genre humain, à l'œuvre dans Voyage au bout de l'enfer. Ici les diplômés de Harvard se retrouvent en 1890 dans le Wyoming et de même que le combat qui les oppose est une allégorie de conflits moraux plus vastes, ils composent eux-mêmes une sorte de microcosme du genre humain, avec en premier chef le héros honnête et droit, venu défendre le Comté dont il est shérif (Kris Kristofferson), et sa nemesis, l'intellectuel cupide, stupide et assassin, président d'une association d'éleveurs ayant arbitrairement décidé autour d'un pot d'assassiner 125 immigrants accusés de vol de bétail (Sam Waterston). Entre les deux se trouve le personnage le plus passionnant du film, qu'on avait tort de trop vite prendre pour ce qu'il semblait, un tueur impassible sans pitié, cavalier sans nom et mercenaire à la solde des truands, et qui peu à peu se révèle un homme amoureux et pétri de doutes, instable et fragile, qui n'a d'autre certitude et d'autre ambition que son amour pour une femme et son désir de le partager sereinement, quitte à commettre quelques forfaits pour parvenir à ses fins (Christopher Walken). Celui-là, tiraillé, devra faire un choix. Son amour est voué à une putain au grand cœur, cruellement partagée entre deux hommes et deux destins (Isabelle Huppert). Reste l'impuissant ironique, celui qui ne choisit pas, l'inactif voué à tourner fou (John Hurt). Nous tenons peut-être là un précipité du genre humain toute entier.




Ces projections d'humanité nous rendent proche, indispensables même, des personnages riches et sublimes, tous portés par des acteurs admirables (il faut aussi saluer les excellents Jeff Bridges et Mickey Rourke), qui laissent aller leur talent dans des scènes parfaitement écrites et inoubliables (comme l'appel des 125 condamnés, ou l'offrande d'un chariot rutilant à une Isabelle Huppert à moitié nue et plus lumineuse que jamais). Avec un sens du romanesque exacerbé, Cimino compose ainsi une vaste épopée humaniste où la ronde des sentiments humains a autant si ce n'est plus d'importance que celle de leurs mouvements. Et pourtant quels mouvements, auréolés d'une lumière laiteuse opalescente signée par le remarquable Vilmos Zsigmond (on pense évidemment à L'homme sans frontière ou à McCabe & Mrs Miller, également éclairés par ce grand opérateur), qui vient sublimer des décors naturels extraordinaires et contribue à soumettre à notre admiration un spectacle romantique et tragique incroyable. Cimino, épris du désir de dénoncer la violence et les morts gratuites, représente éros et thanatos dans un même ballet, une danse majestueuse quoique de plus en plus macabre : les cercles euphoriques des étudiants autour de l'arbre centenaire à Harvard, puis les cercles dansants du bal qui fait tourner les amants et, à l'autre bout de la chaîne, les cercles meurtriers de la tuerie finale, donnent tous cet impressionnant mouvement circulaire, forme parfaite de l'inexorable, à l'ensemble d'un film monumental.


La Porte du paradis de Michael Cimino avec Kris Kristofferson, Christopher Walken, Isabelle Huppert, John Hurt, Sam Waterston, Jeff Bridges et Mickey Rourke (1980)

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