J'ai toujours beaucoup de sympathie pour les cinéastes démunis qui malgré leur pauvreté, voire leur solitude, font des films et les font bien. Je pense par exemple à Abel Ferrara, tout récemment. Mais dites-vous que le budget dont disposait ce dernier pour 4h44 dernier jour sur Terredevait être relativement confortable comparé à celui de Jean-Claude Brisseau, qui a tourné La Fille de nulle part dans son propre appartement et qui l'a non seulement écrit, réalisé et produit mais qui y tient le premier rôle et a mis la main à la patte sur pratiquement chaque étape du projet, avec l'aide quasi unique de sa jeune actrice et productrice, Virgine Legeay. Ces conditions de travail se voient dès le départ à l'écran, dans la simplicité des moyens et le côté "home made" de la caméra numérique frontalement posée face à des acteurs pas vraiment professionnels et sans artifices, mais on ne tombe jamais dans l'amateurisme pour autant. Brisseau va au plus direct sans bâcler son film. Tout est travaillé et maîtrisé, des angles de prise de vue au montage en passant par les (rares mais d'autant plus remarquables) travellings (opérés à l'aide d'une poussette si j'ai bien suivi), sans oublier les effets spéciaux et l'utilisation de la musique. Et en prime c'est ambitieux.
C'est l'histoire d'un ancien professeur de mathématiques (Brisseau joue un peu son propre rôle), veuf depuis une trentaine d'années, plus ou moins reclus dans un appartement bourré à craquer de dvds, de vhs, de livres et d'affiches de films, qui tâche d'écrire un essai sur l'illusoire, le délire et le poids des croyances dans la vie des hommes. Un matin il entend des bruits dans le couloir de son immeuble, sort et surprend un type en train d'agresser une jeune fille qu'il recueille chez lui. Il la soigne, prend soin d'elle et peu à peu une relation se noue entre eux, au point que Dora s'installe chez Michel. Or cette fille "de nulle part", orpheline sans foyer qui refuse que son hôte et protecteur appelle la police ou le médecin, va non seulement aider l'ancien prof dans la rédaction de son ouvrage, sauver son âme comme lui-même a sauvé son corps meurtri et ensanglanté, mais transformer malgré elle son appartement en un lieu fantastique frappé d'apparitions.
On a donc une histoire réaliste très simple et assez minimaliste, celle d'un homme plutôt âgé, seul et déprimé, qui rencontre une jeune femme pour laquelle il va nourrir un amour platonique et multiple (Dora est autant sa fille que la réincarnation de sa femme), à laquelle se mêle un récit fantastique obscur plein de zones d'ombres mystérieuses et vouées à le rester. Et les deux aspects sont aussi réussis que bien mêlés. Quand il filme réaliste, Brisseau fait penser à Rohmer, avec ces corps en déplacement dans des espaces physiques et cinématographiques construits et complexes, ces esprits connivents attirés l'un par l'autre et ces dialogues pleins de contenu (Brisseau parle dans le film comme dans la vie, à base de "c'est-à-dire... d'une part... d'autre part...", et ça colle assez bien à son personnage de prof de maths reconverti en penseur philosophe autodidacte), ponctués d'énoncés performatifs aussi grandiloquents que sincères (quand Michel propose par exemple à Dora de devenir son héritière).
Quand il filme fantastique, avec une vraie ingéniosité de mise en scène (sauvant certaines scènes du ridicule, et à cet effort participe l'humour de Brisseau, très présent), il évoque autant Shining (avec sa "Redrum" et ses jumelles dressées côte-à-côte dans l'embrasure d'une porte) que le grand Hitchcock (l'assez terrifiante scène du couloir est une reprise à l'horizontale de celle de l'escalier dans Psycho, sans compter que Brisseau, chez qui trône de façon assez ostentatoire le dvd de Vertigo, emprunte aussi au maître le motif de la blonde réincarnation d'une femme aimée, avec essayage de vêtements obligatoire à la clé). Mais ceci vaut principalement pour les séquences fantastiques à tendance "horrifique" - même si c'est un bien grand mot - du film, qui en d'autres instants se consacre plutôt à la mise en scène tranquille et toute en puissance, parfois digne d'un Manoel de Oliveira, d'apparitions fantomatiques.
Avec ce mélange de reprises dans un film unique en son genre et ne ressemblant qu'à son auteur, Brisseau parvient à nous émouvoir(la scène en extérieur où Michel parle des jeunes filles en jupes avec son ami médecin, puis croise par hasard une ancienne élève, est l'une des plus rohmeriennes et des plus touchantes du film), à nous faire peur et à nous faire rire (parfois les deux à la fois), à créer enfin des images saugrenues certes, mais belles et frappantes (dans des séquences qui contiennent par ailleurs les seuls et rares plans érotico-saphiques du film, d'inspiration romantique - le fantôme d'Hugo plane sur le film - et très loin du soupçon de voyeurisme ou de vulgarité qui pesait sur Les Anges Exterminateurs). Les travellings avants sur l'ouverture du couloir ensemencé d'étoiles, qui vaut pour porte des enfers, des songes ou de la mort, sont la preuve qu'on peut réaliser de très belles choses avec trois fois rien. L'ensemble de ce film surprenant, riche et singulier, le prouve sans cesse. La Fille de nulle part, qui travaille le spectateur que je suis longtemps après-coup, se fait fort d'entremêler beaucoup de formes et de sujets avec peu de moyens sans tomber dans le n'importe quoi ni dans le foutraque. D'une grande tenue et d'une inspiration constante, il me semble en prime que c'est un film très juste sur les hommes de plus de 50 ans. Brisseau lui-même en a presque 70 et ça ne se voit ni sur lui ni dans le courage dont il fait preuve ici.
La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau avec Jean-Claude Brisseau, Virginie Legeay et Claude Morel (2013)