Réalisé par le grand Anthony Mann en 1958, Le Petit arpent du bon Dieu raconte l'histoire, dans le Sud caniculaire des États-Unis, d'un certain Ty Ty Walden (Robert Ryan), agriculteur pauvre âgé de la cinquantaine bien tassée dont la vie de Sisyphe se résume à creuser de gigantesques trous l'un derrière l'autre dans son jardin. L'homme est en effet persuadé que son grand-père a enterré là un trésor qu'il ne lui reste plus qu'à dénicher, tâche à laquelle il s'acharne en vain depuis plus de quinze ans, aidé par ses deux fils, Buck (Jack Lord) et Shaw (Vic Morrow), quasi-jumeaux s'exprimant en canon et creusant sans se poser de question là où le père dit de creuser. Autour de ce nœud dur des têtes de pioche passant leur temps à remuer la terre pour faire du terrain qui cerne la maison une sorte de champ de mines, plusieurs personnage gravitent.
Il y a d'abord Griselda (Tina Louise), l'épouse de Buck, qu'elle rend fou de jalousie à cause d'un amour de jeunesse, Will Thompson (Aldo Ray), depuis marié à Rosamund (Helen Westcott), l'une des petites sœurs du clan Walden, et qui noie son chagrin (celui d'avoir perdu Griselda doublé de celui d'être au chômage depuis que l'usine de coton locale a fermé) dans l'alcool et dans l'aigreur. Et puis il y a Darlin' Jill (Fay Spain), la deuxième fille Walden, une blonde quasi nymphomane convoitée par Pluto (Buddy Hackett), candidat au poste de shérif rondouillard et benêt, mais éprise de l'albinos capturé par son père Ty Ty pour son supposé don de voir à travers le sol. Apparaîtra ensuite un troisième frère Walden, nouveau riche parti épouser une bourgeoise mal en point pour hériter de sa fortune après sa mort.
L'histoire est donc très riche et assez complexe, même si elle se resserre sur d'un côté la quête chevronnée du trésor de l'aïeul par un Ty Ty littéralement illuminé, et de l'autre sur les conflits familiaux principalement nourris par l'amour unissant encore Griselda à Will Thomson, qui pousse Buck Walden, l'époux de la jeune femme, dans ses derniers retranchements. Ces deux éléments principaux du récit permettent au film de danser sur plusieurs pieds. La fable métaphorique et moraliste d'abord, teintée de beaucoup d'humour, quand il s'agit de montrer l'obsession de Ty Ty pour un trésor introuvable, marotte qui le poussera à kidnapper un pauvre albinos et à lui mettre une baguette de sourcier dans les mains, puis à creuser en dernier recours un trou sans fond sous sa propre maison. Le symbole n'est pas maigre de cet enragé prêt à faire écrouler sa demeure et à remiser Dieu dans la rivière afin de mettre la main sur une poignée d'or (le fameux "petit arpent du bon Dieu" du titre désigne un lopin de terre dont la récolte est supposée revenir à l'Eglise, signalé par une croix blanche que Ty Ty va planter dans le cours d'eau au-delà des champs pour s'épargner le risque de devoir léguer son trésor à la paroisse). Au lieu de cultiver sa terre, au sens voltairien du terme, et de veiller à la cohésion familiale qu'il ne cesse d'appeler de ses vœux quand ses enfants se déchirent sans pourtant y travailler concrètement, Ty Ty creuse sa terre et en fait un champ de bataille propice à toutes les guerres intestines et prêt à accueillir la mort.
La pauvreté extrême du clan Walden (le père refuse de cultiver le coton pour s'adonner à ses recherches et en embarque toute la famille dans sa chute), porte également un discours social malheureusement tout à fait d'actualité : les portes de la fabrique sont closes et les hommes, réduits à l'alcool et aux regrets, sont prêts à se sacrifier pour voir l'usine, leur propre vie, tourner à nouveau. Quand Will Thomson se dévoue à la fin du film pour aller ranimer le moteur de l'existence des agriculteurs, les anciens ouvriers de la ville s'amassent, debout devant l'usine, telle une masse de zombies amorphes bien qu'échauffés par les températures du Sud (on croira les retrouver quatre ans plus tard dans Du silence et des ombres de Robert Mulligan), figés dans l'attente d'un signe de Dieu, d'une lumière qui ne sera que celle, bien éphémère, de l'électricité rallumée dans la boîte par Aldo Ray, aussitôt frappé pour avoir tenté le miracle.
Fable moraliste, drame familial et social, Le Petit arpent du bon dieu est aussi un film physique, incarné, charnel et en partie érotique. Les acteurs qui portent le récit sont tous remarquables, à commencer par Robert Ryan, impressionnant, comme toujours, et l'excellent Aldo Ray (les deux acteurs étaient déjà réunis l'année précédente par Nicholas Ray dans le remarquable Men in War). Et du côté des actrices, trois femmes complètement différentes pour trois personnages passionnants. Notamment celui de Rosamund (incarnée par Helen Westcott, appréciée dans beaucoup de westerns), épouse de Will Thomson prête à abandonner son époux à sa maîtresse Griselda à seule fin de le sauver de son désespoir chronique. Mann réalise un magnifique plan en plongée sur elle, ramassée sur son fauteuil comme une enfant abandonnée, quand Will s'en va rallumer l'usine malgré ses conseils, attendant le pire et résignée depuis qu'elle a laissé son homme entre d'autres mains. Et si Darlin' Jill apparaît pour la première fois nue dans sa baignoire derrière la maison familiale, c'est Griselda qui restera dans les cœurs, interprétée par la plantureuse Tina Louise, qui retrouvera Robert Ryan l'année suivante dans La Chevauchée des bannis d'André de Toth (aux côtés d'ailleurs d'Helen Westcott dans un second rôle). L'image de cette grande femme au visage parfait, avec ses traits supérieurs et puissants, et sa silhouette pas croyable, qui arpente les champs en talons hauts ou pieds nus, et qui dès l'ouverture du film nous subjugue quand elle porte à boire au père et ses fils creusant un énième trou, s'asseyant au bord du talus pour que son décolleté baille sous l'impulsion d'une poitrine inoubliable, s'imprime immédiatement sur la rétine et dans la mémoire. Anthony Mann aura su la filmer, tout au long du film, de telle façon qu'on ne voie qu'elle, qui n'était pourtant pas une si grande actrice - encore que le cinéaste sut bel et bien tirer le meilleur d'elle - mais qui capture ici l'objectif par sa beauté et par l'électricité qui circule autour d'elle parmi tous ces hommes qui l'admirent.
Tina Louise est le cœur, ou devrais-je dire le poumon, de la plus belle scène du film, d'un érotisme tétanisant, trempée par une moiteur sudiste qui rappelle le Baby Doll de Kazan, Soudain l'été dernier de Mankiewicz ou La Chatte sur un toit brûlant de Richard Brooks. Griselda sort en pleine nuit pour s'humidifier le visage et la poitrine à une pompe d'eau dans la cour de la maison, observée par un Aldo Ray tirant sur sa cigarette dans l'ombre avant d'aller croiser la trajectoire de la jeune femme. Les amants interdits se retrouvent à l'angle obscur de la maison quand Aldo serre la main de Tina dans la sienne, serrée contre le tissu tiré de sa robe de nuit blanche. Puis Griselda résiste, elle s'éloigne, regarde Will Thomson, scrute son torse luisant dans la sueur de la nuit, la bouche ouverte. Sa bouche s'ouvre en même temps qu'a lieu le deuxième fondu enchaîné sur le torse viril et humide d'Aldo Ray. Il s'approche d'elle, d'elle et de ses seins gonflés par le désir et la chaleur ambiante, pour la serrer dans ses bras, la tête dans ces seins-là. C'est lui qui est en bas et qui essaie de retenir Griselda, debout sur les marches du perron, avant que le geste ne s'inverse dans l'usine, quand c'est elle qui tentera de retenir Will grimpant à l'échelle vers une mort certaine. Mais pour l'heure l'étreinte est toute autre, l'attirance irrésistible des corps vaut pour toutes les scènes d'amour du monde et contient plus de passion et de sensualité qu'on ne saurait en rêver. Et ces gestes sont noués par une série de fondus enchaînés magistralement dosés qui relient les deux êtres et les mêlent dans l'image. Les raccords transpirent de désir et accouplent cet homme et cette femme aux corps sublimes et détrempés qui brûlent de s'effacer l'un dans l'autre. Cette scène est un précipité sublime de l'érotisme distillé d'un bout à l'autre du film par un Anthony Mann plus érotomane que jamais, et reste comme le souvenir le plus urgent d'un grand et riche film dont elle n'est qu'un aspect parmi tant d'autres, mais pas des moindres.
Le Petit arpent du bon dieu d'Anthony Mann avec Robert Ryan, Tina Louise, Aldo Ray, Helen Westcott, Vic Morrow, Fay Spain, Jack Lord et Buddy Hackett (1958)